MUBI – Ai Nu, esclave de l’amour de Chu Yuan

Posté le 26 décembre 2023 par

MUBI a effectué une sélection de 14 films issus du prestigieux catalogue de la Shaw Brothers pour ce mois de décembre. On revient sur Ai Nu, esclave de l’amour de Chu Yuan, vénéneux récit de vengeance saphique.

La belle Ai Nu (Lily Ho), kidnappée par des brigands, est tenue prisonnière dans une maison close dirigée par l’envoûtante Lady Chun (Betty Pei Ti). Elle devient rapidement la proie des hauts responsables de la ville qui viennent assouvir leurs fantasmes. Après une tentative d’évasion échouée, elle mettra au point sa terrible vengeance contre tous ceux qui ont abusé d’elle …

Les mythiques studios Shaw Brothers, lorsqu’ils avaient réorienté leur production vers le cinéma d’arts martiaux au début des années 60, avaient conservé un certain élan féminin issue de la tradition de l’Opéra de Pékin. Dans celui-ci, tous les rôles devaient être tenus par des femmes, vraies vedettes de cet art y compris les rôles masculins et cette tradition fut conservée pour un temps au cinéma. Ainsi, dans le premier succès massif du studio dans le genre, L’Hirondelle d’Or de King Hu, l’actrice Cheng Pei-pei tient-elle un double rôle masculin/féminin, et bien que l’on distingue aisément ses traits féminins, c’est une convention tout à fait acceptée par le public local (mais qui décontenancera un temps les Occidentaux qui découvraient ce cinéma). La donne allait changer avec l’arrivée du réalisateur Chang Cheh dont les films étaient truffés de héros masculins à la virilité hypertrophiée, chantre de l’amitié virile (certains y virent même une homosexualité sous-jacente) et du combat sacrificiel.

Le basculement se fit notamment ressentir dans Le Retour de L’Hirondelle d’Or réalisé par Chang Cheh qui relègue donc Cheng Pei-pei héroïne du premier film au second plan au profit de Johnny Wang-yu et son charisme animal. Durant des années, la donne sera donc inversée et les femmes désormais réduites aux utilités dans les films d’actions de la Shaw Brothers. Jusqu’à ce fameux Ai Nu, esclave de l’amour qui ramène la femme au centre dans un élan sulfureux et féministe. Pour faire passer les excès les plus divers dans un film d’exploitation, la vengeance est le motif le plus efficace qui soit et Chu Yuan réalise là un des fleurons du genre. Ai Nu (Lily Ho) est une jeune fille enlevée par d’infâmes tenanciers de maison close qui dressent ensuite leur prisonnière de la manière la plus impitoyable. Les premières scènes donnent le ton avec des images à l’érotisme bien plus prononcé que ce que la relativement prude Shaw Brothers a donné à voir jusqu’ici, avec la nudité de ces jeunes filles et les maltraitances sadiques qu’elles ont à subir. Ai Nu, plus résistante et rebelle que les autres, va pourtant être contrainte de céder face à la détermination de la plus redoutable des adversaires, la tenancière lesbienne Lady Chun (Betty Pei-ti) qui nourrit une trouble attirance pour elle. Ai Nu va ainsi subir un terrible baptême du feu en étant livrée en pâture à quatre notables libidineux lors d’une séquence cauchemardesque. Après ce traumatisme, elle revient à des dispositions plus amicales et cède même aux avances Lady Chun, mais ce n’est que pour mieux nourrir sa vengeance.

Chu Yuan est un des réalisateurs les plus doués de la Shaw Brothers (et qui triomphera quelques années plus tard avec ses adaptations de Gu Long, le Alexandre Dumas de Hong Kong) et si le résumé laisse à imaginer un film vulgaire et putassier, tout n’est en fait que subtilité et élégance. Le film fit sensation à sa sortie par l’illustration d’un amour saphique donnant ici dans l’érotisme soft et tout en retenue. Chu Yuan gorge le film de symboles qui permettent de distinguer les émotions des personnages à divers moments au-delà des prestations ambiguës de Lily Ho (formidable de fragilité puis de haine vengeresse) et Betty Pei-ti (impitoyable et aimante à la fois et d’une beauté renversante). Pour qui connaît la culture chinoise, la symbolique de la couleur est très importante. Lorsqu’elle est exhibée aux notables qui vont la violer, Ai Nu est vêtue d’une robe jaune, symbole de la fertilité et appuyant donc la toute-puissance masculine à ce moment-là. Lorsque heureuse elle accepte la vie de courtisane, elle arbore une robe blanche synonyme de deuil en Chine qui exprime ainsi son innocence perdue mais aussi les desseins vengeurs qu’elle médite sous son masque de bonheur. Plus tard c’est dans une robe rouge écarlate qu’elle tuera un des notables qui a abusé d’elle.

Cette vengeance dévoile d’ailleurs les élans féministes du film sous les excès puisque Ai Nu punit ses agresseurs dans leurs travers typiquement machistes. Parmi les plus marquants, on peut citer ce vieux pervers que, par malice, Ai Nu amène à s’empoisonner par abus d’aphrodisiaque. Pourtant étrangement le propos se fait plus trouble au fil de l’avancée du film. La jeune innocente dont nous accompagnons la vengeance se fait progressivement aussi impitoyable et retorse que ses ennemis quant à l’inverse Lady Chun tombée amoureuse se fait moins cruelle et défend Ai Nu envers et contre tout. Ce volte-face moral se ressent d’autant plus dans la conclusion et donne tout son sens au titre (Ai Nu en plus d’être le nom de l’héroïne signifie esclave de l’amour en chinois) puisque Ai Nu trébuche par les derniers sentiments nobles qui lui restent (preuve qu’elle n’a pas totalement basculé) alors que son amante la soumet à son amour intense par un ultime acte de détermination froide.

Ambiance trouble et sensuelle, sophistication et raffinement extrême des décors et joutes martiales sanglantes et virtuoses, Ai Nu est un des joyaux les plus vénéneux de la Shaw Brothers. Un grand film au féminin. Chu Yuan fera un remake raté de son œuvre en 1984, l’esthétique léchée cédant au kitsch et l’érotisme retenu à une vulgarité plus explicite…

Justin Kwedi

Ai Nu, esclave de l’amour de Chu Yuan. 1972. Hong Kong. Disponible sur MUBI.