KINOTAYO 2023 – Entretien avec Naito Eisuke pour Toxic Daughter

Posté le 23 décembre 2023 par

A l’occasion de sa présence au Festival Kinotayo et de la découverte en avant-première mondiale de sa nouvelle œuvre, Toxic Daughter, nous avons rencontré le discret mais sulfureux cinéaste nippon, Naito Eisuke.

Dans le Q&A après la projection de Toxic Daughter, vous avez évoqué la forte impression que vous avez fait durant l’enfance un film de Masumura Yasuzo (Félicitations pour les sept ans de cet enfant). Comment en êtes-vous arrivé à faire du cinéma ?

Depuis l’enfance j’aime beaucoup le cinéma. Mes parents étaient des cinéphiles également. Ils n’étaient pas de ceux qui vont beaucoup en salles, mais ils louaient énormément de films que nous regardions tous à la maison. Mais à partir de la fin de l’école primaire j’ai été fortement attiré par les films d’horreurs, comme Alien ou Chucky. Pourtant je ne voulais pas devenir cinéaste mais mangaka. En grandissant j’ai réalisé que je n’avais pas assez de talent pour ça. Durant le milieu de la vingtaine, je devais trouver un travail, j’ai donc passé un examen pour devenir enseignant. A ce moment, je pensais que le cinéma deviendrait un hobby que je pratiquerais le week-end, à coté de mon travail. C’est à ce moment que j’ai commencé à faire des films.

Comment s’est déroulée la transition, de faire des films comme un hobby à entrer dans le système de production japonais industriel, surtout dans son versant indépendant beaucoup plus difficile au niveau économique ?

Je me suis inscrit d’abord comme étudiant dans une école de cinéma qui me permettait d’apprendre le métier, tout en exerçant ma profession d’enseignant. C’est dans le cadre de cette école que j’ai été en contact avec des étudiants qui connaissaient le milieu de la production indépendante. A la suite de tout cela, j’ai réalisé mon premier long-métrage, Let’s Make the Teacher Have a Miscarriage Club. Grâce à ce film j’ai été remarqué dans plusieurs festivals locaux, et ça m’a permis d’avoir une sortie en salles. Des producteurs m’ont contacté et devant les différentes offres, je me suis dit que je pourrais vivre en tant que cinéaste. J’ai donc quitté mon travail d’enseignant, et je suis devenu réalisateur.

Pour revenir à l’œuvre, dans Toxic Daughter, vous mettez en scène une lycéenne qui rencontre des difficultés sociales et confrontée à une forme de violence. Depuis le début de votre filmographie, c’est un thème récurrent chez vous, voire exclusif. Quel est votre rapport à l’adolescence mais aussi à la violence qui en découle et celle particulière à la société japonaise ?

Lors de ma propre jeunesse, j’étais quelqu’un de très solitaire et renfermé. Je n’avais pas d’amis, pas de copines. Durant mon adolescence, cela a provoqué beaucoup de frustration et de colère en moi, et c’était une période assez sombre. Je crois que j’ai gardé une partie de cette frustration que j’explore dans mes œuvres. Puis à l’âge adulte, je suis devenu enseignant. J’ai donc acquis un autre point de vue sur cette expérience. J’ai pu observer des enfants qui me ressemblaient à la même période de ma vie, et comprendre de l’extérieur. Je constatais que ces enfants et adolescents manquaient d’un soutien légitime de la part des adultes, et cela provoquait en eux un sentiment de défiance. C’est donc probablement parce que j’ai ces deux points de vue que ça m’intéresse.

Dans le même élan, votre cinéma insiste sur la cruauté de cette jeunesse, qu’elle subit où qu’elle orchestre. La filiation que vous avez rendu explicite avec Masumura Yasuzo m’interroge sur la cruauté, la violence qui habitent votre cinéma. Est-ce que c’est une question plastique propre à votre geste cinématographique ou c’est par fidélité au réel dont vous avez fait l’expérience ?

Dans mon cinéma, je suis effectivement très attiré par la mise en scène de la violence. Masumura m’a beaucoup influencé comme vous l’avez remarqué. Surtout La Bête aveugle qui m’a traumatisé sur ce point. J’aime beaucoup les cinéastes qui inventent de nouvelles manières de montrer la violence. Et je suis souvent émerveillé devant les innovations d’autres cinéastes dans la captation ou la description de la violence. Je trouve ça symptomatique de la qualité d’un film quand un cinéaste trouve un nouveau moyen de mettre en scène la violence, ça me surprend beaucoup. D’un point de vue plus social, je suis beaucoup plus touché par les crimes relatifs aux enfants. Toxic Daughter est en partie inspiré d’un fait divers, ou deux enfants ont tenté de tuer les parents de l’un et de l’autre. L’un des enfants a incendié la maison de l’autre. Et ça m’a terrifié que des enfants en soient venus à tuer de la sorte. C’est aussi effrayant que fascinant pour moi.

Dans Toxic Daughter, il y a une scène ou Chi-chan tombe des escaliers. C’est une scène en plan large. Cette scène a été inspiré d’Une poule dans le vent d’Ozu Yasujiro. Il y a une scène ou une femme tombe d’un escalier tête en bas. Elle est aussi filmée en plan large. Cette scène m’avait beaucoup surpris et impressionné, dans un film sur la famille comme Ozu savait les faire. La distance et la froideur de ce moment étaient tellement singulières que j’ai voulu la refaire. J’ai montré ce film à mes techniciens, et nous avons tenté de provoquer un choc similaire.

Justement, dans la mise en scène de Toxic Daughter, on pourrait discerner deux grandes formes d’esthétique. La première, plus personnelle, qui est celle que vous travaillez depuis vos débuts avec notamment des plans à la go pro. Dans Puzzle (2014) par exemple c’était pour montrer le point de vue d’un animal. Dans Toxic Daughter il n’y en a qu’un, lorsque le père fait de la musculation. Comme pour montrer sa monstruosité. Il y avait aussi des grands angles remarquables dans votre précédent ainsi que des plans de drone. Jusqu’à quel point ces choix correspondent aux sujets que vous avez évoqué au début de notre entretien ? Puis dans un second temps, celle plus évidente de la J-horror. On reconnaît ici et là, des compositions de plan à la Tsuruta Norio ou Kurosawa Kiyoshi. Mais surtout l’introduction de Toxic Daughter fait penser aux introductions des œuvres de la saga Ju-on, plus précisément à la vision d’Asato Mari. Quel est votre rapport avec ce mouvement et ces cinéastes ? Quelle est leur influence dans votre travail ?

Concernant l’utilisation de la go pro et ce type de plans, c’est parce que j’apprécie les plans qui nous questionnent. Ce sont des plans qui sont agréables pour moi, ils sont confortables à faire. Ils ne paraissent pas indispensables mais ils portent une étrangeté. Et sur le tournage, la fabrication de ces plans a un aspect ludique. Ça casse un peu l’esprit de sérieux qui règne pendant les tournages, ça donne un peu de légèreté sur le moment. Et comme vous l’avez remarqué, ça dévoile le coté bizarre du personnage. Je ne pense pas que ce sont des plans nécessaires, mais sans la présence de ces images, il manquerait quelque chose au film. Sans eux, j’aurais l’impression qu’il manque quelque chose.

La J-horror m’a énormément influencé car je l’ai vécu en temps réel en tant que cinéphile. J’adore la série des Ring par Nakata Hideo et le scénariste Takahashi Hiroshi, les films de Tsuruta Norio, Cure de Kurosawa Kiyoshi et ses films de fantômes. Je revois tous ces films au moins une fois par an. Shimizu Takashi et Asato Mari sont allés à l’école de cinéma Eiga Bigako. J’ai choisi d’aller dans cette école car ils y étaient. Les deux cinéastes font partie de la première promo de Eiga Bigako et moi de la dixième. Puis, lorsque j’ai fini mes études, j’ai eu l’occasion de travailler avec Tsuruta Norio, Asato Mari et Shimizu Takashi. On a écrit des scenarios ensemble, fait des court-métrages, et on a même eu l’occasion de travailler pour la télévision. Mais pour Kurosawa Kiyoshi, je n’ai pas eu l’occasion de travailler avec lui. Néanmoins j’ai entendu beaucoup de bonnes choses à son égard. Des techniciens et des acteurs m’ont dit que Kurosawa Kiyoshi était très respectueux des horaires, des bonnes conditions de tournage, qu’il ménageait ses équipes. Surtout à une époque où le harcèlement moral dans l’industrie au Japon est très critiqué. Kurosawa a apparemment un comportement exemplaire dans notre milieu et pour cela j’ai d’autant plus de respect pour lui.

Puisque nous parlons de ces cinéastes, il y a un autre lien que vous partagez avec eux dans Toxic Daughter. En 1993, Tsuruta Norio réalise pour la télévision la première œuvre de J-horror, Scary True Stories. Dans cette œuvre, l’une des figures fantomatiques est une femme en rouge. Dans Retribution en 2006, Kurosawa Kiyoshi met également en scène une femme en rouge comme fantôme. D’autres cinéastes ont à leur tour utilisé cette figure de femme en rouge depuis. Est-ce que Chi-chan, cette jeune femme énigmatique n’est-elle pas votre version de ce fantôme qui parcourt le cinéma japonais depuis 30 ans ? Que pensez-vous de cette filiation ? Beaucoup de ces cinéastes sont influencés par les mangas d’horreur et vous êtes à la croisée des deux arts. Pour boucler la boucle, Masumura Yasuzo adaptait Edogawa Ranpo dans La Bête aveugle. L’influence de l’écrivain est massive dans le manga mais aussi dans le cinéma. Il y a dans votre rapport aux femmes une étrangeté similaire voire un certain sadisme. Et enfin, le mangaka Oshimi Shuzo est mentionné au générique pour la création du personnage de Chi-chan. Votre cinéma et ses mangas partagent une esthétique commune dans les gros plans, les visages impassibles et les figures féminines. Toxic Daughter et Forgiven Children résonnent avec Les Liens du sang ou Les Fleurs du mal d’Oshimi. Quel est votre rapport à cet artiste ?

Au Japon, Kurosawa Kiyoshi a révélé que le fantôme en rouge de Rétribution a été influencé par le personnage de Tsuruta Norio. Je suis également influencé par ce personnage. Mais je crois que la figure rouge d’origine vient de Ne vous retournez pas de Nicolas Roeg. Ces fantômes en rouge ont un aspect assez impressionnant. Et pour rendre le personnage de Chi-chan mémorable, je me suis dit que c’était une bonne idée.

Pour Edogawa Ranpo, maintenant que vous le dites, je l’ai beaucoup lu quand j’étais au collège. L’obsession presque perverse de cet auteur envers les femmes m’avait effectivement marqué. Je crois que c’est aussi le cas pour Oshimi Shuzo parce que nous sommes de la même génération. Nous travaillons ensemble depuis mon premier long-métrage. Dans Les Fleurs du mal d’Oshimi, il y a le personnage féminin de Nakamura, et je crois que ce personnage m’a influencé pour Chi-chan. Les deux personnages ont une sorte de pouvoir d’attraction diabolique. Et c’est vrai qu’il y a dans ses mangas des gros plans sur les expressions subtiles de visages, mais aussi des plans sur les insectes que j’apprécie beaucoup.

Quel est votre dernier choc ou la dernière œuvre qui vous a marqué au cinéma ?

Mon dernier choc au cinéma, et qui m’a fait rire, est dans Barbie. C’est le subterfuge des barbies pour reprendre leur royaume. J’ai trouvé ça très drôle car ça dévoilait la domination des hommes sur les femmes. Si je devais faire une telle scène, elle aurait une allure horrifique mais la réalisatrice a su montrer le coté comique de tout cela. J’étais épaté et amusé.

Propos recueillis le 07/12/2023 par Kephren Montoute lors du Festival Kinotayo 2023.

Traduction : Kobayashi Megumi

Photo : Kephren Montoute

Remerciements : Pascal Le Duff et Kobayashi Megumi