DC MINI, LA CHRONIQUE DE STEPHEN SARRAZIN – CHAPITRE 35 : à propos de Jung July

Posté le 20 novembre 2023 par

Stephen Sarrazin présente dans DC Mini, nom emprunté à Kon Satoshi, une chronique pour aborder « ce dont le Japon rêve encore, et peut-être plus encore ce dont il ne rêve plus ». Il se déplace en Corée pour nous livrer ici ses réflexions sur About Kim Sohee de July Jung en compagnie de sa réalisatrice et de Pascal Bonitzer.

La Dame du Lac

Révélée en 2014 par son mentor Lee Chang-dong, la réalisatrice July Jung signe, après A Girl at my Doorun second film sans compromis qui la démarque de ses pairs œuvrant dans le cinéma coréen contemporain. Mise en scène dépouillée, précise, s’éloignant des genres associés aux réalisateurs récompensés depuis une vingtaine d’années, About Kim Sohee serait le versant pessimiste, et réaliste, du remarquable Girl at my Door, dans lequel une détective, mutée dans un petit village côtier, protège et sauve une pré-adolescente maltraitée par son père, et abusée par les villageois. Interprétée par l’immense Bae Doona, la policière est là dès le début du récit, et fait le choix, dans un cadre étonnamment lumineux, d’enlever la jeune fille.

L’actrice, à nouveau policière dans About Kim Sohee, arrive trop tard cette fois. Depuis sa sortie, le film fut prisé pour tout ce qu’il met à jour de la Corée du Sud aujourd’hui, à travers le vrai récit d’une lycéenne qui se suicida suite aux pressions d’un stage professionnel. Film scindé en deux parties, la première s’arrête sur la suite d’événements menant au geste de l’étudiante. July Jung enchaîne magistralement un ensemble de séquences nous la montrant passionnée et frondeuse, qui se lève et se relève : tout d’abord, dans un studio de danse, où les membres pratiquent une chorégraphie K-pop ; parmi celles-ci on aperçoit brièvement Bae Doona. Sohee reste après le départ des autres et se filme, n’arrivant pas à faire le mouvement qu’il faut ; elle tombe, et tombe encore, et se relève déterminée. Plus tard, dans un restaurant avec une amie qui se rêve influenceuse sur YouTube, elle bondit de sa chaise lorsque deux jeunes hommes se mettent à se moquer d’elles, elle fonce sur eux, seule. Enfin, dans ce centre d’appels pour client souhaitant résilier leur abonnement internet, où elle subit insultes et menaces de clients masculins, elle s’élève de sa chaise pour tenir tête à la manager qui triche sur le contrat, qui ne lui manifeste aucun soutien.

Après cet échange, soirée enivrée avec cette même amie, qui voit les deux affaissées une nuit d’hiver dans une ruelle. Sohee ne se relève pas : première tentative de suicide. ‘Remise’, elle retrouve un ami pour déjeuner, lui aussi déposé à la porte d’un stage désespérant, dans une lumière grise et froide. Elle se lèvera d’une chaise une dernière fois afin de se diriger vers le lac.

Cette construction, entraînant une succession de personnages trop vite brisés, mène à une deuxième partie clinique, quasi-documentaire. Bae Doona enquête sur ce suicide et découvre les mécanismes derrière les stages, les subventions que touchent les lycées selon le nombre d’étudiant.e.s qu’ils arrivent à ‘placer’, et les sociétés qui en abusent. Si A Girl at my Door montrait la vie privée de la policière, de son orientation sexuelle à sa dépendance d’alcool, About Kim Sohee laisse entendre que la détective se retrouve dans cette région bien malgré elle ; c’est une punition. Elle occupe néanmoins le centre de chaque séquence, remontant aux sources d’un système où ne comptent que les chiffres et les résultats. Menant aux funérailles de Sohee.

July Jung livre ici un personnage urbain dont l’incrédulité puis la rage se heurtent à l’impuissance de commissions scolaires, aux consignes marketing des centres d’appels, à la résignation triste de mairies régionales, chaque lieu filmé comme un espace contigu, surveillé. L’ampleur de ce réseau complice, peuplé d’employés geignant, s’effondre devant l’engagement inattendu de cette fonctionnaire. Bae Doona, avec sa tenue noire post-punk, épiphanie du rêve d’un réveil possible, dans un pays désormais à la tête de scores dystopiques. Figure d’une empathie que le réel refuse d’épargner et met à mal.

 

À qui le tour

Entretien avec July Jung

Votre précédent film, A Girl at My door, est lumineux, ensoleillé. About Kim Sohee est froid, gris, nerveux, avec moins de coupes. Aviez-vous prévu d’aller dans cette direction après votre premier long-métrage ?

Lorsque vous signalez ce lien, on peut en effet concevoir une telle intention. Ce n’était pas immédiatement le projet. A Girl at My Door fut tourné pendant l’été tandis que nous tournions About Kim Sohee au cours de l’hiver. Vous connaissez bien, je crois, la différence de lumière entre ces 2 saisons, et ici, en Corée du Sud, combien l’hiver est gris.

Hormis ces moments où les gens s’entraînent à la danse, il n’y a que quatre occasions où vous utilisez de la musique dans le film, en général uniquement du piano accompagnant la neige qui tombe. Pourquoi avoir fait ce choix : pourquoi avoir gardé le piano ? Il y a quelque chose qui évoque ce que fait Iwai Shunji dans ses films.

L’influence de son film Love Letter est présente. Cela comptait beaucoup pour le compositeur et moi de ne garder que le minimum de musique. Nous avions travaillé ensemble sur A Girl at My door, et avant même le montage de About Kim Sohee, nous nous étions dit que nous irions dans ce sens. Et en fait, au fur et à mesure que le montage avançait, ce choix musical s’imposait. La musique intervient afin de consoler brièvement le personnage, elle ne peut rien faire de plus. Cela permettait également d’éviter une identification, ou une empathie, trop immédiate avec le personnage. Le film laisse le temps d’observer la situation, puis de comprendre ce qu’elle éprouve. Je voulais éviter quelque chose de sentimental au cours du film, afin de lui donner un autre poids lorsque nous arrivons à la fin.

Dans la première moitié du film, vous avez plusieurs plans dans lesquels vous cadrez le bas de la jambe, jusqu’à ce que nous ayons ce plan des pieds froids de Kim Sohee avant qu’elle ne se rende au bassin. S’agit-il d’une façon de ponctuer chaque scène ?

Dans mes deux films, il m’importait de travailler sur la dimension physique des jeunes filles en situation de risque. Vous savez que le scénario de About Kim Sohee  s’appuie sur un cas vécu. Lorsqu’elle fut retrouvée, elle était pieds nus, portant ces sandales d’été en caoutchouc. Cela m’a tout de suite frappé : pourquoi cette fille était-elle pieds nus pendant l’hiver en Corée, avec son climat si rude ? J’ai construit à partir de cela un trajet permettant de voir les pieds ‘avancer’ vers ce réservoir, vers ce lac, en commençant par le studio de danse. Les pieds incarnaient le destin du personnage. La scène qui précède le suicide de Sohee se déroule dans un petit commerce, où l’on sert aussi à boire. Elle est assise devant deux bouteilles de bière, et le soleil traverse la fenêtre et frappe ses pieds. Était-elle encore capable de ressentir cette chaleur ? La détective, en remontant le parcours de Sohee, se rend également dans ce petit commerce et comme elle commande des bières. Vous me disiez, avant l’entretien, avoir remarqué une différence dans le cadre. En fait, dans la première partie, Sohee est toujours filmée caméra à l’épaule, tandis que la détective l’est avec une caméra fixe. Pour la partie caméra à l’épaule, j’avais été à nouveau très marquée par le film Love Letter de Iwai.

Vos deux films montrent des jeunes filles en état de souffrance (physique/psychologique) qui utilisent la danse pour « s’échapper » de leur environnement. Dans quelle mesure la K-pop est-elle omniprésente dans les classes sociales que vous représentez ?

Je dois avouer que je ne suis pas du tout spécialiste de la scène K-pop contemporaine ; elle est désormais présente dans tant de domaines et pratiques. Il faut bien comprendre qu’il ne s’agit plus simplement de culture mais bien d’une gigantesque industrie. Elle déborde dans le quotidien de la population entière, et chaque jeune personne, fille et garçon, n’y échappe pas. Ils/elles se mettent à rêver que cela pourrait leur arriver, d’en faire partie. Pour beaucoup d’autres, ils se contentent d’être dans la culture fandom. Au moment où je préparais le film, il y avait une émission de télé qui se nommait Street Fighting Woman ; on y voyait des compétitions entre jeunes chanteuses inconnues, on découvrait les coulisses de cet univers. Je comprenais que pour tous ces jeunes à travers les pays, la scène K-pop, peu importe le niveau, représentait le rêve.

Dans les deux films, l’immense Bae Doona joue le rôle d’un officier de police/détective qui est mutée dans un cadre plus rural, modeste. Pourtant, vous occultez de vos films une grande partie de l’histoire de fond. Cela rend le personnage mystérieux tout en créant une sorte de frustration. Feriez-vous un jour un film qui examinerait les actions à l’origine du renvoi d’un policier ? Une sorte d’histoire d’origine ?

Dans le premier film, la policière est une femme début trentaine, et dans About Kim Sohee , une femme au début de la quarantaine. J’aurais pu imaginer encore un volet, cette fois la cinquantaine, mais j’aime bien cette idée d’origin story. Il est exact qu’on ne sait pas pourquoi elles ont atterri dans ces endroits, mais je souhaitais que ce mystère contribue à l’image d’une héroïne plutôt solitaire. Enfin, A Girl at My Door offre une piste, mais dans le cas de About Kim Sohee , rien n’est livré.

Dans la seconde moitié, lorsque la détective enquête sur le suicide, les personnes qu’elle rencontre, les bureaux de fonctionnaires qu’elle visite, semblent traités de manière très documentaire/très “réels”. Cette partie semble très différente des scènes du centre d’appel avec les managers, les cadres en colère, qui « jouent la comédie ». Avez-vous travaillé avec des acteurs professionnels et non professionnels ?

Ah, ils sont tous et toutes des acteurs professionnels, que l’on peut croiser dans bien des feuilletons, des drama, mais également dans des films. Les contremaîtres dans les usines, les employé.e.s de la commission scolaire, ce sont des rôles. Je leur ai demandé de jouer le plus sobrement possible. Nous avions cependant fait beaucoup de recherches pour leurs échanges avec la détective.

Au cours de l’enquête, nous découvrons dans les scènes avec l’enseignant, ou les avocats de ce call center, les pratiques de stages, leurs conventions, ainsi que les salaires retenus. Ou encore la prime de silence versée à la veuve du premier manager. Votre film révélait-il ces conditions ?

Non, ces informations avaient été découvertes puis partagées avec le cas de ce suicide, mais relativement peu de gens s’étaient vraiment familiarisés avec l’ampleur de ce scandale. Moi-même je comprenais que je savais bien peu de choses. Mais je crois cependant que le film a tout de même fait un peu de bruit et qu’on découvrait peu à peu, ici, en Corée du Sud, la chaîne de compromis, de consignes illégales autour des pratiques de stages.

La masculinité coréenne apparaît une fois de plus, comme dans A Girl at My Door, bruyante, brisée et vaincue. La voix de la détermination, de la colère contre le système est celle de Bae Doona ; elle tente de sauver les personnages maltraités à la fin de chaque film. Pourriez-vous commenter son engagement social dans les récits ? Est-elle représentative d’une avancée féministe actuelle au sein du système bureaucratique coréen ?

Bae Doona s’est exprimée sur ses engagements. Plutôt que de participer à des manifestations, elle choisit le plus souvent possible des rôles lui permettant de signaler une position précise, en général contre une forme d’ordre établi. Des rôles dans lesquels elle ne se laisse jamais démonter/dominer par des personnages masculins. Je ne peux me prononcer par contre sur la question des avancées, des combats féministes dans chaque milieu où son personnage enquête.

Dans A Girl ay My Door, Bae Doona incarne un personnage queer et sensuel ; dans About Kim Sohee, elle affiche une dimension plus asexuée dans un environnement pourtant fortement genré : les jeunes femmes qui travaillent et sortent ensemble, les jeunes hommes qui font un travail plus dur physiquement. A nouveau, la danse offre une forme de répit, y compris pour le détective. Cela vous permet à la fois de faire des plans séquences puis de passer aux selfies. Souhaitez vous ainsi remplir vos scènes de plusieurs possibilités de mise-en scène ?

Je voulais essayer de traduire le quotidien de cette génération-là. Certaines séquences me permettaient de changer le cadre, de monter des plans, comme au début lorsqu’elle danse. Et d’autres tenaient compte de cette réalité des smartphones, de se filmer en continu, sans coupes, souvent en gros plan, comme le fait la copine youtubeuse, par exemple.

Enfin, après plus deux décennies de cinéastes coréens récompensés et distribués à travers le monde, croyez-vous qu’une nouvelle génération est en train d’apparaître en Corée du Sud, et si oui, en quoi se distingue-t-elle des précédentes? Cette année, la réalisatrice française Justine Triet remportait la Palme d’or à Cannes, et Greta Gerwig a eu le succès que l’on sait avec Barbie ;  les producteurs coréens soutiennent-ils les réalisatrices ? Retrouverez-vous Bae Doona pour votre prochain projet ?

Je suis jalouse de ces deux réalisatrices. Ici, nous sommes nombreuses à tourner des films indépendants, à petits budgets, de durées différentes. Il nous est cependant très difficile de passer à un autre niveau de production, de trouver des budgets, et une place, plus importants. On trouve bien des films portant sur des personnages féminins, des enjeux plus féministes. Mais pratiquement que dans ce cadre indépendant. La pandémie nous a fragilisés davantage. Néanmoins je continue ; je travaille sur un scénario qui portera à nouveau sur une jeune fille qui n’a pas encore atteint l’âge adulte, et sa rencontre avec une femme plus âgée.

Propos recueillis par Stephen Sarrazin

Traduit du coréen par Hyun Jung CHOI

Merci à Arizona Distribution

Merci à Eunkyung Shin

Peu après la sortie de About Kim Sohee à Paris, Pascal Bonitzer et moi nous arrêtions sur ses mérites. Je le remercie chaleureusement d’avoir accepté d’y revenir, cette fois au moment de la sortie en vidéo.

Pascal Bonitzer est cinéaste (Rien sur Robert, Je pense à vous, Le Grand Alibi, Les Envoûtés) et scénariste (Jacques Rivette, Chantal Akerman, Raoul Ruiz, André Téchiné, Raoul Peck, Anne Fontaine). Il fut l’un des grands critiques des Cahiers du Cinéma ; Capricci publiait un recueil de ses essais, La Vision Partielle, en 2016, et la revue Mondes du Cinéma lui consacrait un dossier dans le numéro 8, paru en 2016. Son prochain film, Le Tableau volé, sortira en 2024.

Je souhaitais connaître votre avis sur la construction scénaristique du film, cette séparation précise en deux parties, ce que vous pensez de cette structure.

C’est évidemment l’originalité formelle du film, d’autant plus remarquable que la disparition de l’héroïne du récit (Sohee, interprétée magnifiquement par Kim See-eun) intervient à la moitié, pour laisser place à la policière Oh Yoo-jin (la formidable Bae Doona). On pense à deux films fort différents, mais qui prennent un risque semblable : Psychose de Hitchcock évidemment, et Boulevard de la mort de Tarantino. Dans ces deux derniers films certes il y a meurtre. Le suicide de Sohee est assimilé par Oh à un meurtre, mais le coupable, c’est le système social qui broie des vies, et il n’y aura pas de réparation, sauf de façon dérisoire quand la colère de Oh lui fait envoyer son poing dans la figure d’un des artisans de la cruauté du système.

Vous avez créé tant de personnages féminins qui fuient, s’échappent, ont leurs secrets. Sohee hante bien sûr la deuxième partie, la détective remonte la piste mais le scénario ne révèle rien sur elle, que les scènes au commissariat ou d’enquête. Ce personnage y gagne-t-il en puissance, en mystère, ou Sohee domine-t-elle ?

A la différence de Sohee dont on explore les différentes facettes et dont la vie, son ami, ses parents, sont déclinés au cours du film, Oh ne semble définie que par son empathie pour la victime et sa colère, qui la met en délicatesse avec sa hiérarchie et par le regard accusateur qu’elle porte sur les responsables du suicide de Sohee. Mais le film, par petites touches, montre qu’elle s’identifie de plus en plus à celle-ci, jusqu’à reconnaître la danseuse pleine de vie dans la salle où elle-même, Oh, venait parfois danser. En fait Oh, cette solitaire, est un substitut du public, auquel le film demande de partager l’émotion rentrée qu’elle éprouve devant cette vie assassinée. Elle reste un personnage tout en intériorité, comme le double sombre de Sohee toute en extériorité et réactions vives.

La réalisatrice fait des choix radicaux, quasi-absence de musique, caméra à l’épaule dans la 1ère partie et trépied ou appareil dans la seconde. Y étiez-vous sensible ?

J’ai surtout été sensible à la direction d’acteurs, qui est comme le disait Rohmer à 90% le choix des acteurs.

Le film propose-t-il un autre regard sur le cinéma coréen ?

Je ne sais pas très bien répondre à cette question. Le cinéma coréen est évidemment l’un des plus vivants aujourd’hui, avec des cinéastes à la fois inventifs, avec un haut degré d’ambition artistique, et capables de toucher un large public, ce qui en France n’est pas toujours le cas. Je pense que July Young s’inscrit dans ce courant.

About Kim Sohee de Jung July. Corée du Sud. 2022.

Disponible en DVD et Blu-Ray chez Arizona Distribution le 06/12/2023.

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