ETRANGE FESTIVAL 2023 – Magadheera de S. S. Rajamouli : Ikki Tousen

Posté le 13 septembre 2023 par

Avec Magadheera, présenté à L’Etrange Festival 2023, S. S. Rajamouli entreprend l’exploration d’un cinéma des mélanges qui le mènera au sommet près d’une décennie plus tard. Il est donc fascinant de se plonger dans les fondations d’une œuvre qui film après film révèle le génie d’un cinéaste dont la radicalité esthétique n’a d’égale que les ambitions monumentales de ses blockbusters.

Kala Bhaivara (Ram Charan) guerrier du XVIIeme siècle est réincarné en Harsha, un biker en 2009. Son contact avec son amante d’une autre vie, Indu (Kajal Aggarwal), va enclencher une suite d’évènements inéluctables qui conduiront à conjurer les regrets et les remords dans le sang des corps désaccordés. Dans la grande fresque tragique que peint Rajamouli, si les deux amants sont des avatars, la fatalité qui détermine leur destin est l’œuvre d’un double démiurge. La capacité du cinéaste à passer d’un genre à l’autre est remarquable pour le meilleur mais parfois pour le pire d’un rythme étrange que le cinéaste ne maîtrise pas encore. La première heure entre comédie romantique, situations burlesques et conventions dramatiques indiennes est réjouissante dans le kaléidoscope d’idées plastiques que nous propose le cinéaste. Entre les grandes heures de la comédie hongkongaise autant que celle d’un cinéma américain classique réapproprié, Rajamouli n’a de cesse de se réinventer et d’expérimenter, parfois au détriment du rythme ou dans une certaine complaisance pour la répétition. Et plus rare, les digressions que peut s’accorder le cinéaste dans des gags dont on comprend l’intérêt mais dont on ne ressent pas les effets dans le souffle romantique au cœur de la première séquence. Rajamouli n’est pas seulement dans la création, il est surtout dans la récréation. Si les errances du cinéaste ne manquent pas d’ingéniosité, elles nous permettent également d’habiter la durée de notre visionnage comme un espace convivial. Dans l’enchaînement des séquences, on se retrouve, souvent par surprise, non pas spectateurs mais complices des actions, des décisions et donc des répercussions. Dans cet équilibre interlope, Magadheera nous invite à l’aventure comme dans une grande fête, une grande cérémonie : celle qui célébrerait l’amour éternel, les deux amants mythologiques comme l’idéal même de l’amour, et dans cette quête, le courage, l’amitié, la solidarité, l’abnégation. Il y a dans ce jeu de réincarnation un jeu de répétition. Le cinéaste démiurge ne veut pas seulement divertir, au contraire, comme tous les grands créateurs de monde, il veut qu’on habite sa création autant qu’on la célèbre.

Si Magadheera nous fait passer par l’ensemble du spectre des émotions comme dans une version réduite de la vie, c’est pour nous faire éprouver les mouvements au cœur des mythologies. Elles ne font que tenter de structurer la complexité du réel dans une forme qui serait compréhensible par le plus grand nombre. Si les grands idéaux sont abstraits, le cinéaste s’applique à tenter de les incarner par toutes les expérimentations possibles. Le compositing qui nous fait habiter les lieux médiévaux rend clair tout cela ; on tente de recouvrir l’image d’une couche, de plusieurs couches, comme si la profondeur du réel ne pouvait être comprise et ressentie que lorsqu’elle est doublée. Les effets numériques, comme une peau des abstractions, nous feraient éprouver les sensations des enjeux métaphysiques. On retourne même dans le désert, lieu de naissance des mythologies indo-européennes, comme un espace physique mais aussi symbolique. Mithra, nom de l’amante dans le passé, nous signale cette dimension car c’est celui d’une entité héritée du védisme dont le nom pourrait s’associer à celui de Varuna, mais qui seule est la gardienne des alliances et de l’amitié. La métempsychose au cœur de l’œuvre n’est donc pas seulement celle des amants maudits, c’est aussi celle de la matière mythologique qui n’a de cesse de se réincarner et dont Magadheera ne serait que l’un des corps pour notre époque. Dans la continuité du geste, l’œuvre connaîtra un remake en 2014, Yoddha : The Warrior. Mais c’est aussi le film qui va faire basculer l’ensemble du cinéma indien dans une vague de fantasy. Vague que Rajamouli conclura quasiment 10 ans plus tard avec son monumental Baahubali en deux parties. Si l’œuvre est une cérémonie avec ses répétitions et ses rituels qui doivent se faire correctement selon les préparations traditionnelles, dans un jeu constant de double et répétition, elle nous invite à célébrer l’amour du cinéma. C’est ce qui fait que le cinéaste, pour célébrer l’amour présent, s’inscrit dans une esthétique reconnaissable de l’histoire du cinéma, et que pour célébrer l’amour du passé, il utilise un mélange des différentes technologies de figuration le plus avancées et accessibles pour l’époque. Il fusionne et brouille les doubles pour que seul existe le temps de l’émotion, celui du visionnage.

Magadheera tente de sortir son film du temps de sa création, ou du moins de créer un espace-temps singulier, pour que s’incarnent ces figures mythologiques comme elles lui sont parvenues : entre la fluidité des genres et la monumentalité des idées, entre les différentes féminités et les différentes virilités, dans ce mouvement constant qui serait celui de l’existence mais surtout celui qui définit le cinéma en tant qu’art. Après tout, ce qui sépare les deux amants, l’homme dans le passé (à cheval, l’origine du cinéma) et la femme dans le futur (dans le bus, où les différentes fenêtres sont les possibilités de l’ingénierie nouvelle), c’est une vitre, les barreaux d’une grille, un voile, un filet d’eau, un écran. C’est aussi ce qui leur permet de se réunir en les unissant dans le cadre comme une singularité dont le lyrisme serait celui des jeux d’enfants, le plaisir étant dans la répétition d’un débordement émotionnel, qui par le toucher est explicite mais inavouable par la parole. Il ne faut pas dire, il faut prouver par l’action, et par la matière du cinéma, éprouver. Mais c’est surtout la fascination de la réincarnation comme d’une rime, dans le poème plus grand que Rajamouli écrit pour déclarer sa flamme au cinéma comme moment de communion cosmique qui lierait les âmes dans l’éternité des images. On pourrait même se dire que le regard silencieux de la statue de Kali, déesse des cycles du temps à travers la transformation et la destruction, serait celui de la caméra auquel on ferait des offrandes dans des cérémonies secrètes dont Rajamouli serait l’un des rares connaisseurs, comme un alchimiste qui, dans sa quête expérimentale, changerait parfois le plomb en or. Peut-être que le cinéaste est un héraut de son propre art, mais comme signifie le titre Magadheera, il en est également son double, un héros.

Kephren Montoute

Magadheera de S. S. Rajamouli. Inde. 2009. Projeté à L’Etrange Festival 2023