Le dernier film réalisé par Tsukamoto Shinya, à l’heure actuelle, est le chanbara eiga Killing. Il est disponible dans le coffret dédié au réalisateur japonais édité par Carlotta Films. Texte par Stephen Sarrazin ; Bonus par Romain Leclercq.
Il y a une volonté inaltérable en France de croire au cinéma japonais, un engagement qui aura révélé ses plus importants cinéastes contemporains depuis plus d’un quart de siècle, y compris celui de faire le pas au-delà de la diffusion, de la distribution. La France accompagne et produit désormais les cinéastes qu’elle adoubait auparavant à Cannes.
Tsukamoto Shinya, qui connut un engouement parisien au début des années 90, est un cinéaste de Venise. Si ses films figurent toujours au programme de divers festivals français, son œuvre récente demeure plus confidentielle. Pourtant sa démarche reste la même : Tsukamoto se trouve encore à la tête de sa petite maison de production Kaijyu Theater, et fait l’acteur chez les autres cinéastes (de Miike Takashi à Anno Hideaki ou Martin Scorsese) afin d’investir ses cachets dans ses films. Si ses premiers films, monuments de la culture cyberpunk, écrivaient les chapitres d’une histoire des ‘sub-cultures’ de Tokyo, les derniers se sont tournés vers celle plus large du Japon, dans lesquels il dénonce les appels à la guerre, l’envie des conflits. Après Fires on the Plain (2014), son remake du film anti-militariste de Ichikawa Kon (lire ici), Tsukamoto signe un scénario original avec Killing (Zan), dans lequel on retrouve un jeune rônin, Mokunoshin (Ikematsu Sosuke) qui travaille aux côtés de fermiers. Il s’entraîne néanmoins chaque jour avec le fils d’un de ceux-ci, sous l’œil de Yu (Aoi Yu) qui se laisse s’éprendre de lui, qui le frôle d’une scène à l’autre. Il fait également l’objet du regard d’un samouraï, Sawamura Jirozaemon (Tsukamoto Shinya), qui recrute des sabreurs afin de s’engager dans une possible guerre civile pour combattre les forces navales américaines de Perry, venues presser le Japon de s’ouvrir au commerce étranger. Premier jidai geki de Tsukamoto, Killing puise à la fois dans l’histoire noble du genre, et celle de son versant ‘pop’ avec le chanbara. Le personnage de Sawamura qui recrute des hommes prêts à lever le sabre pour défendre une cause rappellera Les Sept Samouraïs de Kurosawa, tandis que la seule séquence de carnage du film oscille entre les Lady Snowblood et Baby Cart. Celle-ci marque d’emblée la fin de chaque projet nourri par chacun des personnages. Elle démarre avec l’arrivée d’une autre bande de rônins qui campe à proximité de la ferme. Le jeune fermier, adversaire de Mokunoshin, devient la première victime lorsqu’il tente de les disperser. Mokunoshin, qui veut le venger, découvre ensuite la mesure de son impuissance (que Tsukamoto avait déjà suggéré avec quelques scènes lorsque Yu s’approche trop du jeune samouraï ; ce dernier s’éloigne afin de se prouver qu’il est encore capable d’une érection). Incapable de lever le sabre, témoin du viol de Yu qui voulait voir son frère vengé, il ne reste que Sawamura pour agir.
Le cinéaste expliquait en conférence de presse à Tokyo s’être entraîné avec un maître de sabre, dont la collaboration remonte à Hiruko the Goblin (1991). Cette séquence arrive à anéantir les récits possibles annoncés dans la première partie du film, mais ne détourne pas le personnage de Tsukamoto, qui navigue entre sage et virtuose, de sa mission. Il a besoin d’hommes et refuse de laisser Mokunoshin s’échapper. Fidèle aux codes du genre, le film se termine par un duel.
Killing élève Tsukamoto Shinya à un autre niveau, et compte parmi les films japonais les plus accomplis depuis une dizaine d’années, de loin le plus réussi dans la mesure où il signale à la fois un tournant et une nouvelle maturité de l’œuvre, que ses pairs peinent à trouver. Fidèle aux durées courtes, avec une séquence d’ouverture qui signe le film (un marteau qui frappe une épée sur une enclume, ce son de métal qui caractérise l’univers du cinéaste), Killing impose peu à peu un autre rythme, fait de faux départs, d’instants interrompus, de pulsions en panne (autre thème cher au cinéma de Tsukamoto), que vient résoudre Sawamura, laissant entendre en avoir assez de ce Japon qu’il croit trop indécis et vacillant. Il offre aussi l’occasion à l’immense actrice Aoi Yu d’érotiser autrement son jeu. Découverte par Iwai Shunji au tournant du siècle, cette actrice a aujourd’hui dépassé la trentaine et offre au film le soin de la mettre à jour. Tsukamoto a créé avec Sawamura l’un de ses plus personnages les plus singuliers depuis Tetsuo, qu’on souhaiterait également voir faire l’objet d’une série, d’une ampleur moindre que Zatoichi mais tout au moins une trilogie.
Tsukamoto n’a pas réinventé le jidai geki, il l’a ramené au sein du cinéma japonais.
Bonus
Entretien avec Tsukamoto Shinya (45 min) : pour cet ultime retour sur la carrière de Tsukamoto Shinya, Carlotta ne propose aucun making-of ni featurette promotionnelle fournis au moment de la sortie du film, mais laisse la parole au réalisateur qui revient, au gré des questions des cinéphiles interrogés par l’éditeur anglais Third Window, sur sa filmographie. A première vue, on pourrait craindre une redite, au vu des nombreuses interviews et autre making-of déjà visionnés sur l’ensemble des disques du coffret. Pourtant, et la surprise n’en est que meilleure, c’est à un entretien très récent auquel nous assistons. Dans ce petit tête à tête, le cinéaste revient sur ses œuvres, dans l’ordre chronologique. Brièvement mais toujours avec ce mélange de pudeur, de passion cinéphile (Tsukamoto est fan de la Nouvelle vague et ses comédiennes), de timidité et de modestie (comment imaginer que le monumental Tetsuo a été fait avec trois bouts de tuyau, de la colle et beaucoup de passion ?), Tsukamoto évoque ses inspirations, ses thèmes de prédilection et ses techniques de mise en scène. Mais ce qui rend ce documentaire indispensable, c’est lorsque l’on constate que Tsukamoto, à travers ses films et leurs différents sujets, n’aura eu de cesse de scruter l’évolution de la société japonaise, des années 90 jusqu’aux années 2000. Entre fascination, rejet et inquiétude, Tsukamoto pose un regard lucide sur un pays qui évolue parfois trop vite et n’importe comment, et dont il peine à comprendre le fonctionnement. On retiendra surtout au final que Tsukamoto ne vit que par et pour le cinéma, et qu’il ne se voit pas faire autre chose pour exprimer ce qu’il ressent.
On ajoutera qu’avec les 10 films proposés dans le coffret, le spectateur cinéphile trouvera un livret écrit par le journaliste Julien Sévéon intitulé Shinya Tsukamoto, L’acier, la chair et la mort.Divisé en plusieurs chapitres dont les noms résument à la perfection l’œuvre du cinéaste (explosion, Eros et Thanatos, Stop the violence…), le texte revient non seulement sur la filmographie du metteur en scène, avec de nombreuses analyses et remises en contexte social pour chaque film, mais il n’oublie pas de retracer le parcours personnel et plus intime d’un réalisateur aussi calme et réfléchi que ses films peuvent être extrêmes et débordants de furie incontrôlable. Le livret peut même être parcouru après avoir regardé les documentaires présents sur les disques, Julien Sévéon évitant intelligemment la redite et les lieux communs propres à l’analyse du travail de Tsukamoto Shinya,en réussissant notamment à présenter le cinéaste autrement qu’en faisant simplement de lui le pape du cinéma punk japonais.
Killing de Tsukamoto Shinya. Japon. 2018. Disponible dans le coffret Shinya Tsukamoto en 10 films paru chez Carlotta Films le 17/05/2023