Le coffret Shinya Tsukamoto en 10 films paru chez Carlotta Films nous permet enfin de voir des films rares et inédits du cinéaste japonais, notamment parmi les derniers qu’il a réalisés. Après avoir bouclé sa trilogie Tetsuo avec Tetsuo III: The Bullet Man en 2009, il revient dès 2011 avec Kotoko, métrage qu’il a conçu en binôme avec la chanteuse Cocco, et qui se révèle être une œuvre terrassante sur la maladie mentale. Critique par Maxime Bauer, bonus par Romain Leclercq.
Kotoko est une jeune maman. Elle n’est pas mariée et essaie d’élever son fils encore tout petit dans l’amour. Mais son quotidien est régulièrement bouleversé par des crises de psychose, où les inconnus qu’elle rencontre se dédoublent et semblent la menacer. Seul chanter lui permet de vaincre ses angoisses. C’est en chantant qu’elle attirera l’attention d’un écrivain prometteur, qui sous le charme de sa voix, lui demande de devenir sa fiancée.
Tsukamoto a toujours été un artiste à part dans le cinéma japonais, quelque peu solitaire. Il occupe presque tous les postes artistiques et techniques d’envergure sur ses films – réalisateur, acteur, scénariste, monteur, producteur. À ce titre, Kotoko est un travail clairement qui se distingue du reste de sa filmographie. Fasciné par la chanteuse Cocco, il entreprend de réaliser un film avec elle, chose qui se concrétise avec Kotoko et qui se révèle largement autobiographique pour la chanteuse, et qui permet à Tsukamoto de travailler à quatre mains dans la direction d’un film.
Kotoko est une œuvre bouleversante pour ce qu’il dit et la manière et dont il le dit. Le portrait de la maladie mentale est quelque chose d’assez difficile à exécuter dans la mise en scène, faute de vécu pour les créateurs, ou du moins de vécu universel, chaque maladie mentale étant ressentie différemment selon la personne, on peut l’imaginer. Aussi, Kotoko est d’abord un film très personnel pour Cocco, puisqu’elle met sa propre expérience à nue ; pas seulement en interprétant avec brio ce personnage vivant dans une douleur permanente, mais aussi et surtout pour la précision et l’acuité que le film transmet dans le portrait de la maladie mentale. Bien entendu, les spectateurs ne peuvent pas tous comprendre et saisir le vécu propre du personnage de Kotoko qui est un décalque de la vie de Cocco, car il s’agit-là d’un état personnel. En revanche, le film se dote d’une redoutable intelligence narrative et visuelle, qui met en valeur les états d’âme du personnage de Kotoko et génère une infinie empathie pour elle. Pour cela, l’intrigue se révèle encore plus intéressante lorsque le personnage du fiancé, composé par Tsukamoto Shinya lui-même, entre dans la partie. Lui-même, amoureux, essaie de guérir Kotoko en prenant soin d’elle. Kotoko commence à aller mieux. Le dénouement de leur relation traduit la complexité de l’être humain dans ce qu’il a de plus beau, et jusqu’à quel niveau on peut tolérer souffrir pour quelqu’un d’autre. À travers les élans graphiques de Tsukamoto ensanglanté, « endommagé » par Kotoko, il ne faut bien sûr pas y voir un personnage qui violente directement l’autre. Il s’agit d’une métaphore qui traduit que le compagnon d’une personne malade vit le quotidien de la maladie de son être cher et doit encaisser, beaucoup encaisser.
Ce propos subtil et salvateur ne pouvait pas tomber entre de meilleurs mains que celles de Tsukamoto. Il fait ce qu’il a toujours fait depuis Tetsuo : du cinéma d’horreur. Ainsi, les scènes de psychose et de crises d’angoisse de Kotoko, montrées par une caméra à l’épaule extrêmement tendue et nerveuse, font toucher du doigt aux spectateurs le ressenti purement personnel de Kotoko/Cocco, vivre une fraction de seconde un terrible mal-être pour mieux le comprendre. La scène avant l’épilogue, qui concerne une vision de guerre à la télévision et dont Kotoko en fait une hallucination, fait atteindre le paroxysme de cette idée de mise en scène. Véritablement choquante, les spectateurs doivent être avertis. La scène qui suit en revanche, la fin donc, est matinée de mélancolie et de grâce, et d’un dénouement pas foncièrement mauvais à l’intrigue, qui a de quoi purger la tristesse ressentie à l’égard du personnage de Kotoko.
Kotoko est une œuvre précieuse dans le cinéma mondial, qui achève de faire de Tsukamoto un réalisateur au-dessus de la mêlée. Une telle réussite sur un sujet aussi délicat et important n’aurait pas été possible sans Cocco, mais pas sans Tsukamoto non plus, qui a mis son caractère singulier de cinéaste en marge au service d’un sujet peu étudié sous cet angle.
Bonus :
Entretien avec Tsukamoto Shinya : dans cet entretien dirigé par Third Window Films où se mêlent les questions de l’éditeur vidéo et celles du public, le cinéaste revient sur la genèse et la production de Kotoko. Sans surprise, il y avoue une admiration pour l’artiste Cocco, à la fois sur un plan humain et sur un plan plus artistique. On constatera alors l’écart qu’il peut exister entre la note d’intention de Tsukamoto (réaliser un film sur la difficulté d’être mère), et le résultat final, où ce thème semble complètement mis de côté pour mettre en avant Cocco et ses problèmes psychologiques. Le cinéaste revient sur la production du film, et les conditions particulières du tournage pour ne pas brusquer Cocco ou la mettre mal à l’aise, notamment en faisant appel, par exemple, à sa propre famille pour jouer des rôles dans le film.
Kotoko de Tsukamoto Shinya. Japon. 2011. Disponible dans le coffret Shinya Tsukamoto en 10 films paru chez Carlotta Films le 17/05/2023.