MUBI – Oncle Boonmee (Celui qui se souvenait de ses vies antérieures) d’Apichatpong Weerasethakul

Posté le 22 mai 2023 par

Ce mois-ci, l’ambiance est cannoise sur MUBI. On peut revoir sur la plateforme la Palme d’Or de 2010 : le mystique Oncle Boonmee (Celui qui se souvenait de ses vies antérieures) d’Apichatpong Weerasethakul. Que dire sur ce film qui séduit 100 000 spectateurs lors de sa sortie en salles ?

D’abord que comme tous les films-rêves, celui-ci se prête généreusement à l’analyse. Mais n’y gagne pas grand-chose. Explique-t-on le magnétisme d’un visage, la magie d’un éclairage, le pouvoir d’enchantement d’une musique ? Doit-on intellectualiser ce qui touche d’abord aux sensations et à une capacité enfantine d’émerveillement ? Non, mille fois non ! Ce serait le meilleur moyen de passer à côté de l’essentiel.

Peut-être Oncle Boonmee est-il moins vertigineux que le précédent film d’ Apichatpong Weerasethakul, Syndromes and A Century. Moins hypnotique que Tropical Malady. Moins sensuel que Blissfully Yours. Mais quelle importance ? Pourquoi hiérarchiser des œuvres qui au plus intime de leurs fibres de celluloïd réfutent toute idée de performance et de compétition – ces carburants de nos sociétés occidentales ?

De fait les films de Weerasethakul semblent venir d’ailleurs. Ce qui est décidément une bonne nouvelle. Ces rituels de lumières et de sons, pareils à des incantations magiques, se reconnaissent d’abord à l’émotion produite par la petite musique hypnotique de leurs plans-séquences, striés de silences, de langueurs, et comme suspendus aux flottements d’une contemplation amoureuse.

Qu’est-ce à dire ? Dans Oncle Boonmee, du poisson-chat à la grotte utérine, tout semble graviter autour du mystère de la sexualité. Mais une sexualité préservée de l’exhibition autant que de l’inhibition, et telle que les fantasmes se résorbent en tendresse. C’est peut-être pour cette raison que la caméra de Weerasethakul semble être tombée amoureuse de ses personnages. La voilà statique, comme sidérée sous l’effet d’un sort. La voilà envoûtée. Le spectateur le sera également, s’il consent à vibrer au diapason de ce regard tranquille, et à écouter ces êtres (hommes, femmes, hommes-singes, fantômes…) qui se parlent d’une voix douce comme s’ils se caressaient. Certes, le rythme langoureux du film requiert une patience à laquelle tout un chacun n’est peut-être pas prêt à consentir. Mais les vraies beautés se méritent. Celles, réelles et discrètes, d’Oncle Boonmee n’ont pour secret que leur simplicité. La fièvre consumériste, l’empressement d’un public soucieux de se divertir dans les exutoires d’arrières-mondes formatés, mensongers, dévoyés en pures machines d’abrutissement sensoriel sous l’imposition d’un désir dévorant, n’ont pas leur place dans cet enchaînement d’images qui coulent comme un fleuve tranquille au milieu d’une jungle impénétrable.

Dans cet espace-temps aqueux et flottant comme une rêverie, le désir orchestrant la quête des personnages et les choix de mise en scène ne peut être que diffus, anonyme, débarrassé des tropismes individualistes et brutaux de l’Occident contemporain. Il s’agit d’un désir d’où le moi est aboli (l’ego : la source du mal selon Khrishnamurti). Un désir vibrant de tendresse éperdue, d’acceptation des êtres et des choses, même improbables. Même impossibles. Un désir qui incite à la fois à contempler et à étreindre, à jouir et à s’assoupir, à rire et à pleurer, indifféremment, et qui tire si fort dans l’une et l’autre direction qu’en définitive, de cette dynamique paroxystique, rien ne saille à l’écran qu’un mutisme fulgurant. On songe à ces silences, baignés des sons de la jungle, comme à la seule réponse harmonieuse au trop-plein de bruit. Ou bien à la fixité de la caméra comme à la réaction la plus saine aux vertiges du surnaturel (devenu naturel) et au foisonnement inextricable de toutes ces vies antérieures, ultérieures, intérieures, concomitantes (qui semblent au fond n’en faire qu’une seule, secrète et miroitante).

Le film de Weerasethakul peut alors se vivre comme une expérience thérapeutique face à un monde submergé de bruit et de fureur, de cartésianisme étroit et de brutalité autiste. Finalement, troublé par les dernières minutes explosivement schizophrènes en même temps que tranquillement musicales d’Oncle Boonmee, le spectateur éprouvera peut-être – s’il n’a pas tué en lui l’enfant curieux et amoureux du monde – une sensation d’étrange bien-être, une griserie légère, un ravissement provisoire mais lumineux à l’intérieur de lui-même. Un peu comme si son âme souriait. Et se dilatait sous l’effet d’une espièglerie finale. Ce film vient d’ailleurs, décidément.

Antoine Benderitter.

Oncle Boonmee (Celui qui se souvenait de ses vies antérieures) d’Apichatpong Weerasethakul. Thaïlande. 2010. Disponible sur MUBI.