VIDEO – Joyland de Saim Sadiq

Posté le 14 avril 2023 par

Joyland de Saim Sadiq, présenté à Cannes en 2022, et récompensé du Prix du Jury de la catégorie Un certain regard et de la Queer Palm, est disponible en Combo DVD/Blu-Ray le 4 avril chez Condor Entertainment. Film par Rohan Geslouin ; Bonus par Audrey Dugast.

Ce premier film de Saim Sadiq raconte comment Haider, incarné par Ali Junejo, employé depuis peu par un cabaret, va tomber sous le charme de Biba, une des danseuses. Il sera pris en étau entre ses injonctions familiales et ce nouvel amour naissant. Catherine Corsini justifie cette remise de prix par ces mots : « Dans Joyland, il n’y a aucune caricature. Il y a de beaux personnages, qui sont complexes et réalistes. On a été bouleversé par ce film, et très heureux de le primer ». Mais qu’en est-il vraiment ? Que vaut Joyland ?

Avant d’entrer dans les détails, le film frappe en premier par sa photographie et son atmosphère. Le grain de l’image couplé à sa palette de couleurs rouge/jaune/verte crée une vraie densité à l’atmosphère du film. La caméra, souvent en plan rapproché et au cadrage serré, construit quant à elle de la proximité avec le récit et ses personnages, d’autant plus que la mise en scène travaille majoritairement sur les petits espaces (petites chambres, petits lits, ruelles, sous-sols). Même lorsque les personnages sont sur un toit, on sent la présence des murs qui les encadrent. Seules les quelques scènes en scooter entre Biba et Haider contrastent avec le reste de la mise en scène, par l’ouverture que proposent la route et son paysage. Et même si le film manque parfois de véritables envolées dans sa mise en scène (comme souvent lors d’un premier métrage), un peu timide notamment lors des séquences  de danse, il arrive à véhiculer une atmosphère qui lui est propre : enveloppante, sensuelle, et sinueuse.

Joyland, c’est avant tout la peinture d’une famille pakistanaise qui essaye tant bien que mal d’être fonctionnelle. Chaque membre de la famille a ses propres tiraillements émotionnels.

Le chef de famille, veuf, tente de préserver les traditions et les honneurs de sa famille, tout en devant faire face à sa propre vieillesse physique. Pour respecter les règles des bonnes mœurs pakistanaises, il n’acceptera pas que sa belle-sœur (veuve aussi), qui veut s’occuper de lui, reste sous le même toit. Il préserve les formes, et évite ainsi que l’on parle en mal de sa famille. D’un autre côté, on a le couple formé par Haider et son épouse. Haider entame une relation amoureuse et sensuelle avec la danseuse Biba. Son épouse, quant à elle, s’ennuie à la maison, ayant dû quitter son travail de maquilleuse lorsque son mari a trouvé cet emploi de danseur de cabaret. Éprise de liberté et d’émancipation, la question de la fuite commence à la tarauder. Elle est aussi frustrée sexuellement car elle n’a plus de rapports charnels avec Haider, qui rentre souvent très tard le soir et entretient une autre liaison. Pour compenser, elle se masturbe en espionnant un autre homme par la fenêtre…

Petit à petit, les mal êtres individuels vont lever une atmosphère plombante sur cette famille. Chacun porte sa croix, sans joie, ni énergie réelle à dédier aux autres. Chacun mène sa vie à côté, gère ses propres conflits et refoule ses pulsions sexuelles autant qu’on refoule la parole. Tout est dans le non-dit jusqu’à ce qu’éclate le dernier acte …

On ne peut pas parler de Joyland sans l’aborder par sa thématique queer, pour laquelle il a été primé. Joyland, contrairement à des films  récemment sortis, le traite en subtilité, de façon réaliste, sans jamais tomber dans les poncifs du genre. Cette thématique est principalement incarnée par Biba, jouée par l’actrice trans Alina Khan. Ce qui en ressort est le réalisme avec lequel est traité la transidentité, sans aucun pathos inopportun. Sans entrer frontalement dans son sujet, Joyland aborde les questions queer en laissant tout simplement vivre ses personnages. Nul besoin de dialogues pour comprendre la place de ces questions au Pakistan, et les difficultés de vivre sa sexualité ou son identité de genre au sein d’une société verrouillée par son contrôle social. Dans un pays où les femmes ne peuvent que difficilement sortir du rôle qui leur est attribué, les questions queer n’effleurent que de façon très éloignée les esprits. Joyland est un film qui traite subtilement et avec réalisme des questions de patriarcat, de transsexualité, et d’homosexualité au Pakistan. Problèmes de normes sociétales qui ne sont pas sans échos avec nos sociétés occidentales.

BONUS

Interview avec Saim Sadiq (9mn). Le réalisateur de Joyland explique qu’il s’est inspiré de ses observations de jeunesse pour concevoir son récit. Révolté par une société pakistanaise encore profondément patriarcale et qui offre peu de représentations aux laissés-pour-compte, il met en scène des personnages en conflit avec leur masculinité et leur féminité. Si une place importante est accordée dans le film à la transidentité, Saim Sadiq souligne qu’il n’en fait pas le sujet central et réducteur du long-métrage, comme cela s’est déjà beaucoup vu. Son objectif, ajoute-t-il, est d’abord de raconter des histoires sensibles et politiques, dans une industrie cinématographique pakistanaise à la peine depuis plusieurs années. Et si vous avez un jour la chance de le voir ou revoir sur grand écran, le réalisateur est catégorique : courez-y. S’il ne s’agissait que de lui, le film ne serait en effet projeté que dans les salles obscures…

Darling (court-métrage, 2019). Pour valider son cursus en réalisation et écriture à la prestigieuse école de Columbia, Saim Sadiq soumet Darling, un court-métrage qui fait office de prémices à Joyland tant dans sa narration que dans ses personnages et son esthétique. On y retrouve l’actrice Alina Khan dans le rôle d’une aspirante danseuse, Alina Darling. Accompagnée de son petit ami, elle auditionne pour danser sur la scène d’un théâtre érotique – identique à celui filmé quelques années plus tard dans Joyland – mais la magie peine à opérer… Avec cette œuvre de fin d’études annonciatrice, Saim Sadiq a remporté le prix Orrizonti du meilleur court-métrage à la Mostra de Venise en 2019.

Joyland de Saim Sadiq. Pakistan. 2022. Disponible en Combo DVD/Blu-Ray chez Condor Entertainment le 04/04/2023 

Imprimer


Laissez un commentaire


*