Après un tour remarqué des festivals, la restauration des films de Mike De Leon nous arrive enfin entre les mains avec le très beau coffret de Carlotta Films contenant 8 des 10 long-métrages du réalisateur, ainsi que moult bonus, dont plusieurs court-métrages et making-of. C’est avec son premier film, Itim, Les rites de Mai sorti en 1976 que nous débutons ce focus autour du réalisateur philippin.
Jun, de retour dans sa ville natale pour photographier les fêtes chrétiennes locales chères à sa mère défunte, fait la rencontre de Teresa, jeune fille dont il s’éprend au premier regard et avec qui il possède beaucoup plus en commun qu’il ne le pense.
Comme souvent dans la filmographie du réalisateur, Itim se place à la frontière du genre de manière aussi éclectique que maîtrisée. Si la forme horrifique semble être la plus présente à l’écran, tant par les panoramas de rites chrétiens étouffants dépeints que par les scènes d’hallucinations saisissantes, on arrive à y déceler fugacement les diverses inspirations du réalisateur ainsi qu’une volonté de proposer, à travers ce film, une hybridation atypique. Nous ne sommes jamais très loin du thriller, du drame familial, ou même du film d’errance. Certaines séquences peuvent parfois basculer dans une image quasi-documentaire sur leur manière de dépeindre les festivités locales. La position de Jun comme photographe s’y prête d’ailleurs parfaitement : il s’agit autant de suivre son itinéraire mystique (mais aussi, et surtout, celui de Teresa qui sera l’un de ses modèles par inadvertance) que de l’utiliser comme moyen de dépeindre une certaine organisation de l’espace entièrement modelé par la religion. Tant le léger aspect documentaire que l’horreur parviennent à retranscrire une étouffante présence du christianisme qui en vient à devenir lui-même source d’angoisse alors que paradoxalement assez en retrait de la trame scénaristique. Si l’œuvre du cinéaste possède un côté ostensiblement politique, l’on grossirait le trait à voir dans ce film un pamphlet contre l’organisation religieuse aux Philippines. Pourtant, il serait tout aussi étrange de mettre de côté cet aspect presque central dans les effets horrifiques d’Itim. Mike De Leon n’a par ailleurs jamais caché une certaine crainte vis-à-vis de l’obscurantisme religieux au sein de son pays. Finalement, cette utilisation trouble de l’horreur démontre bien l’habilité du cinéaste à souligner très naturellement et discrètement des discours pouvant être clivant, mais se fondant parfaitement dans la forme qu’il décide d’emprunter.
Il est d’ailleurs surprenant de voir à quel point le versant horrifique du métrage est saisissant. Les exemples les plus marquants sont peut-être ces séquences oniriques torturées transformant petit à petit ce film à ambiance en une enquête spectatorielle, et proposant une épouvante visuelle de plus en plus marquée, ce qui lui permet de jouer sur divers registres de peur. Mais outre ces séquences versant dans l’hallucinatoire cauchemardesque, la sidération peut tout aussi bien provenir de l’espace concret de ses personnages, notamment lorsque l’on bascule sans hésitation dans le film de fantômes. Itim semble parfois même, de manière tout à fait paradoxale et anachronique, dialoguer avec certains codes de l’horreur très actuels : l’on redoute alors le surgissement d’un esprit du fait d’une certaine grammaire contemporaine alors inconnue du cinéaste, mais que l’on ne connaît que trop bien. Le surgissement ne venant pas, ne reste que l’appréhension maligne et pourtant involontaire. Puis, l’on voit déjà dans ce premier long-métrage la même maestria infernale qui rendra la maison de Kisapmata suffocante par de simples placements de caméras méthodiques. Sans jamais faire de panorama ou même de séquence présentant la maison du père de Jun, nous avons une image mentale tout à fait cohérente de l’architecture de cette imposante demeure qui, au fur et à mesure du film, sera utilisée pour créer le malaise et l’angoisse. La diabolique mise en scène d’Itim se révèle autant dans les détails presque imperceptibles, que dans les réutilisations frontales de plans tout à fait banals qui parviennent à devenir a minima dérangeants, et pour les plus réceptifs, à provoquer un sentiment de terreur.
S’il fallait faire un reproche à ce mélange parfois inégal, ce serait lors de certaines séquences horrifiques qui, un peu en deçà de ce que propose le film sur sa durée, sont assez convenues. Notamment cette scène de fin, une séquence de spiritisme d’une dizaine de minutes, durant laquelle un fantôme possédant Teresa vient dénouer toute la brumeuse narration que nous offrait Mike De Leon. Cette explicitation n’est pas gênante en soit : certes les sous-entendus narratifs étaient tout à fait suffisants à la compréhension des enjeux, mais l’interprétation de l’actrice jouant Teresa, Charo Santos, donne un certain cachet à cet esprit vengeur crachant au visage des personnages leurs fautes, tout en expliquant frontalement le dénouement et ce qu’il implique. Cependant, la forme visuelle prise par cette révélation est entravée par un montage surexplicatif détonnant complètement de l’aspect très brumeux du film, tandis que le simple champ contrechamp durant cette même scène entre Teresa possédée et le personnage à l’origine de tous ses malheurs était bien plus efficace. Cela n’enlève rien au cachet du film et n’est l’apanage que de quelques séquences rapidement oubliées dans ce flot d’images diaboliques.
Itim est aussi fascinant par son aspect protéiforme qu’étourdissant par la maîtrise totale de tout ce qu’il convoque, alors même qu’étant seulement le premier long-métrage du réalisateur. Il est aussi une très bonne entrée en matière dans la filmographie du cinéaste : l’on y découvre déjà certains motifs, mais surtout cette appétence pour un cinéma très divers qu’il n’hésite jamais à convoquer, malgré les apparentes contradictions que cela pourrait engendrer. Toujours est-il que, en-dehors de toute dichotomie surannée et inutile qui opposerait un cinéma d’auteur à un cinéma de genre, Mike De Leon emprunte aux deux imaginaires respectifs prouvant une fois de plus que l’un et l’autre ne sont que les faces d’une même pièce.
BONUS : making-of du film
Le Blu-Ray présente en bonus avec Itim le making-of du tournage. Celui-ci fait aussi l’objet d’une restauration qui, loin d’égaler la restauration du film, reste tout à fait correcte. D’autant plus que les négatifs originaux du making-of ont été perdus et qu’il ne s’agit là que d’un upscaling très propre d’une image basse définition en 1080p. De quoi rendre hommage à la qualité plastique très surprenante du bonus : l’on a parfois l’impression d’être face à un réel documentaire plutôt qu’un simple reportage divertissant sur les conditions de tournage.
Il s’agit aussi de montrer à quel point Itim est le fruit de la débrouillardise de Mike De Leon et de son équipe technique, ce qui ne transparaît pas du tout dans le film. Le budget très resserré et la durée de tournage très courte évoquée mettent en valeur un certain savoir-faire du réalisateur aboutissant à cet aspect léché malgré le flagrant manque de moyens. Ce making-of permet aussi de remettre en perspective la place du réalisateur dans l’industrie : il est le fils d’une famille importante du cinéma philippin, et a grandi sur les plateaux de tournage, expliquant peut-être en partie ce savoir-faire astucieux. Il n’est pas non plus étonnant de voir qu’il est bien entouré pour son premier film, même si pour le casting il a, malgré tout, tenu à engager une actrice alors inconnue, Charo Santos, qui rejouera brillamment par la suite dans la filmographie du réalisateur.
En bref, ce petit documentaire d’excellente facture permet autant de découvrir la genèse du film (provenant d’un court-métrage antérieur, dont quelques images sont proposées au sein du making-of) que le réalisateur lui-même, dans une forme bien plus intéressante que le simple reportage.
Thibaut Das Neves
Itim, Les Rites de mai de Mike de Leon. Philippines. 1976. Disponible dans le coffret Blu-Ray Mike de Leon en 8 films – Portrait d’un cinéaste philippin le 21/03/2023 chez Carlotta Films