L’édition 2023 du festival Cinéma du Réel propose comme chaque année une sélection de films documentaires du monde entier. Parmi ceux-ci, le moyen métrage Mangosteen du Thaïlandais Tulapop Saenjaroen s’amuse avec les limites du genre en nous entraînant dans une déconstruction fantaisiste des personnages.
Après un séjour à Bangkok, Earth revient travailler dans l’usine de jus de mangoustan gérée par sa sœur, Mme Ink. Les raisons de son retour sont mystérieuses, mais le narrateur a sa petite idée à ce sujet…
Tulapop Saenjaroen compte déjà à son actif un certain nombre de courts-métrages à travers lesquels il explore son médium de manière ludique et expérimentale. Mangosteen s’engage résolument dans leur prolongement en proposant une immersion dans les mondes intérieurs biscornus de ses personnages, pour un résultat tout à fait singulier qui glisse progressivement vers le réalisme magique, puis vers le franc surréalisme. La forme d’apparence maladroite devient alors le terreau d’une réflexion burlesque sur la notion de narration.
Passée une série d’images énigmatiques, l’introduction se fait dans le plus pur style documentaire, pour ne pas dire dans celui du reportage. Une voix off décrit factuellement les gestes des ouvriers et des machines qui coopèrent pour extraire le jus des mangoustans et les mettre en bouteille, tandis que les plans fixes s’attardent sur la pulpe pressée, les cuves, les tapis roulants… L’image, au format 4:3, est un peu floue, rappelant le temps où les reporters devaient arbitrer entre qualité ou praticité et discrétion, si bien qu’on a le sentiment de se retrouver devant une vieille émission télévisée. Earth nous est introduit à son retour à la fabrique, et l’on comprend que c’est à travers son point de vue que l’on va découvrir plus avant les lieux et leur fonctionnement. La caméra le suit avec une efficience un peu gauche, sans mise en scène.
C’est la voix off qui, la première, va initier un basculement dans le ton du film. Elle commence par commenter les pensées de Earth, laissant planer le doute sur l’origine de ces réflexions – reformulation d’une interview ou analyse du réalisateur ? – avant de se dévoiler explicitement en tant que narrateur en émettant ses propres théories. À partir de là, la voix devient un personnage à part entière de l’intrigue, pour ne pas dire le personnage principal, détournant progressivement l’attention du spectateur de scènes autrement banales. Elle accompagne ainsi Earth en dehors de l’usine et en dehors du réel même puisqu’elle nous révèle ses velléités d’écriture et les mécanismes de son imaginaire, illustrés par une musique électronique survitaminée qui tranche avec l’atmosphère austère des lignes de production.
Dès lors, la nature expérimentale du récit ne fait plus de doute, et va peu à peu prendre le dessus sur l’histoire. En s’apercevant que le narrateur semble prendre un peu trop à cœur un désagrément entre Earth et sa sœur, puis en l’entendant interpeler cette dernière pour exprimer une cocasse pulsion de violence, on commence à se demander si la voix n’émanerait pas de Earth lui-même, expliquant la tournure personnelle des commentaires. Seulement, alors, le Earth à l’écran serait-il un personnage mis en scène par le narrateur, ou le narrateur serait-il au contraire une réécriture a posteriori par le protagoniste de chair et d’os ? Mangosteen expose en filigrane le paradoxe du point de vue de l’auteur qui modifie, interprète – ou peut-être invente complètement – ce qu’il observe, le tout dans un joyeux glissement vers l’absurde.
La deuxième partie du moyen métrage réserve elle aussi son lot de surprises, donnant cette fois la parole à Ink et se laissant aspirer dans ce nouveau monologue intérieur, s’aventurant plus loin encore dans l’étrangeté jusqu’à tutoyer le doute existentiel. L’effet est en définitive d’autant plus efficace – et donc réjouissant – qu’il s’intègre idéalement dans l’image de mauvaise qualité, qui nous fait toujours sentir la présence de la caméra et donc de celui qui la tient. Par ailleurs, le rendu évoque aussi l’inventivité des montages amateurs qui explorent tous les outils sans se censurer par bon goût. Il semble ainsi rester une bonne dose de spontanéité dans le film, ce qui se confirme d’ailleurs par le fait que le réalisateur a laissé une large place à l’improvisation lors du tournage – et, on peut le supposer, lors du montage également…
Cette manière de partir de prises de vues anodines et de leur conférer une dimension énigmatique, voire par instants presque mystique par leur agencement et le sous-texte dans lequel elles baignent, rappelle par exemple ce qu’a pu faire Davy Chou sur son premier court-métrage, Expired. Néanmoins, en ajoutant une surcouche ouvertement extravagante et comique, Tulapop Saenjaroen pousse plus loin l’exercice pour en faire surgir de profonds questionnements sur la nature de l’œuvre, flirtant tout à la fois avec le documentaire, la fiction et l’expérimental, et célébrant une créativité espiègle et sans restriction. En définitive, Mangosteen peut donner le sentiment de n’avoir pas grand-chose à raconter, mais c’est avant tout car il se raconte lui-même, dans un rendu inégal, foutraque et, d’une certaine manière, presque tendre. Une petite bizarrerie qui vaut le coup d’œil.
Lila Gleizes
Mangosteen de Tulapop Saenjaroen. Thaïlande. 2022. Projeté au festival Cinéma du Réel 2023.