FFCP 2022 – Retour à Séoul de Davy Chou

Posté le 16 novembre 2022 par

Le nouveau long-métrage de Davy Chou, Retour à Séoul, était présenté en avant-première lors de la 17ème édition du Festival du Film Coréen à Paris (FFCP). Bien que s’agissant d’une coproduction franco-germano-belge, cette fiction relatant avec force et justesse les retrouvailles entre une jeune femme adoptée et sa famille biologique en Corée avait en effet toute sa place dans la programmation.

Née en Corée, adoptée en France, Freddie n’a jamais remis les pieds dans son pays d’origine. A 25 ans, lors d’un passage improvisé à Séoul, elle se lance à la recherche de sa famille biologique. Plongée dans une culture dans laquelle elle ne se reconnaît pas, mais qui cherche malgré tout à lui faire une place, la jeune femme est amenée à se réinventer et se réaffirmer.

Il aura fallu attendre 6 ans après Diamond Island pour retrouver le réalisateur Davy Chou sur les écrans. Malgré un changement d’horizon, puisqu’on passe ici du Cambodge à la Corée, on ressent entre les deux films une continuité thématique, celle d’une jeunesse explorant avec fougue ses identités, réclamant son histoire personnelle dans les replis de la grande Histoire dont elle a hérité. On perçoit d’autant plus la cohérence artistique entre les œuvres que l’on retrouve une bonne partie de l’équipe, notamment au niveau de la production, Davy Chou agissant également en qualité de coproducteur. Il a néanmoins pris soin de s’entourer de collaborateurs d’origine coréenne pour l’aider dans son travail d’écriture, et le résultat témoigne d’une grande sensibilité, admirablement portée par le personnage de Freddie qui échappe à tout stéréotype.

Les premières minutes du film suffisent à poser une héroïne comme on en voit (trop) peu : directe, imprévisible, provocante dans sa hardiesse et son rejet des conventions sociales, rejet d’autant plus saillant dans le cérémonial relationnel coréen qu’elle bouscule sans ménagement. Tout à la fois, elle fascine et elle dérange, et il y a fort à parier que sa moue boudeuse lui attirera aussi au passage l’hostilité d’une partie des spectateurs. C’est bien compréhensible : difficile d’aimer ce qui nous repousse activement, de trouver dans cette forteresse érigée de piques la faille par laquelle peut s’immiscer l’empathie. On le saisit pourtant, Freddie est surtout un personnage qui essaie trop fort d’exister, envers et contre les rôles que chacun voudrait lui faire jouer – le titre international du film, All the People I’ll Never Be, y fait d’ailleurs écho. C’est que sa quête initiatique n’a pas pour but de lui apporter des réponses, mais bien des questions, et de sans cesse l’amener à réinterroger sa place dans le monde et son regard sur lui.

Ainsi, en dépit du sujet, le cheminement de Freddie ne s’écrit pas au passé, mais bien au présent. Si les circonstances de son adoption sont évoquées dans le film, et avec elles les difficultés économiques de la Corée dans les années 70 et 80 et le destin de milliers d’autres enfants adoptés à l’étranger à cette époque, on a tôt fait de comprendre que là n’est pas le centre de gravité de l’histoire. Tout comme le Phnom Penh de Diamond Island s’inscrit en creux de la crise démographique que connaît le Cambodge suite à la dictature du Angkar, la vie de Freddie a pareillement été influencée par les grands mouvements de l’Histoire, sans qu’à aucun moment elle ne puisse être réduite à eux. Là où les cicatrices du passé ont marqué en profondeur sa famille biologique, la jeune femme ne cherche pas à faire siens ces traumatismes, à réinterpréter son parcours sous cette lumière. C’est ainsi la première définition dont elle va s’émanciper, faisant au contraire rayonner son individualité dans un présent qu’elle habite pleinement.

L’intensité de Freddie, en plus d’être brillamment incarnée par son interprète Park Ji-min, est magnifiée par la photographie de Thomas Favel, qui avait déjà accompagné Davy Chou sur Diamond Island. En effet, les plans rapprochés sur le visage de l’héroïne la placent au cœur de la grammaire visuelle, centre gravitationnel du chaos qu’elle propage dans sa fuite perpétuelle. Le monde, la ville, les gens ne sont pas là pour être contemplés, pour satisfaire la soif d’immersion du public, mais bien pour éclabousser Freddie, plantant en elle les germes d’une lente mutation. Lente, car par ellipses successives, Retour à Séoul retrace huit années de sa trajectoire, à travers des couches de vie qui semblent chaque fois avoir dissous la précédente. C’est sans doute l’une des plus grandes forces du film, rappelant que les enjeux d’une vie ne se concentrent pas en un point précis, mais bien au contraire la travaillent sur la longueur, semblant parfois temporairement apaisés pour ressurgir de loin en loin comme un serpent de mer.

A travers ces multiples rencontres avec la jeune femme, on voit ainsi évoluer son rapport à la ville de Séoul, à cette famille biologique qu’elle peine à apprivoiser, mais aussi aux hommes, au travail… et surtout à elle-même. L’incommunicabilité se retrouve à tous les niveaux : culturel, d’abord, entre sa culture d’adoption et celle qu’elle découvre en Asie ; linguistique, les dialogues passant sans cesse du français à l’anglais et au coréen, laissant toujours des personnages à la marge ; mais aussi temporel, puisque le spectateur doit réapprivoiser chaque nouvelle version de Freddie, celle-ci avançant armée de la résolution de ne jamais regarder en arrière… Un paradoxe alors qu’il s’agit de renouer avec ses origines, une contradiction avec laquelle on devine qu’elle se débat de manière désordonnée, et qui la rend profondément touchante derrière son apparente rudesse. Il n’est pas besoin de lui prêter une grande blessure ou une carence d’amour pour cela : la discrétion de ses failles les rend d’autant plus réalistes.

Retour à Séoul se retient ainsi de dramatiser à outrance. Bien au contraire, chaque fois que la situation menace de devenir trop sérieuse ou trop grave, Freddie répond par la froideur et l’incompréhension manifeste. Ce dénigrement de l’émotion – et de ceux qui y laissent cours – se fait avec une certaine cruauté, et on peut aisément soupçonner qu’il trahit chez la jeune femme un trouble de l’attachement, une volonté de se préserver d’une intimité et d’une vulnérabilité qui l’effraient en fin de compte. Cependant, il témoigne aussi, encore une fois, d’un refus de ce qui est attendu d’elle, de laisser les circonstances et la convenance dicter ce qu’elle devrait ressentir. Pourquoi devrait-elle éprouver de la compassion pour un père qui est pour elle un inconnu ? De l’affection pour un homme avec qui elle a passé une nuit ? De l’effroi pour un accident dont elle a réchappé ? Si son entourage s’inquiète de l’égoïsme et de l’imprévisibilité de ses réactions, celles-ci sont également une cinglante déclaration d’indépendance, un manifeste de sa volonté.

Il faut, malgré tout, des instants de connexion pour que l’on puisse entrevoir les véritables paysages émotionnels de Freddie. Ces flottements, c’est avant tout la musique qui leur donne corps. Là encore, en la confiant à Jérémie Arcache et Christophe Musset, Davy Chou renouvelle une collaboration qui avait déjà fait ses preuves sur son précédent long-métrage. La bande-son aux tonalités électroniques, souvent diégétique, est en phase avec cette jeunesse brûlante, cette soif de tout qui habite l’héroïne, et qui se cristallise tout particulièrement dans une scène de danse solitaire qui vient marquer l’acmé de la première partie. Plus tard, plus doux, c’est un morceau de piano qui viendra prendre le relai d’une parole dont son père ne parvient pas à accoucher, les notes rêvant de sonner juste là où les mots n’y parviennent pas. Le procédé pourrait paraître être un lieu commun, pourtant là encore les personnages savent se montrer suffisamment riches, suffisamment forts à l’écran pour n’être pas assujettis à la mise en scène.

Retour à Séoul confirme ainsi l’habileté de Davy Chou pour donner corps à des personnages exaltés, sachant conjuguer l’ampleur des quêtes existentielles et la ferveur d’un présent réclamé. On pense aux mots de Jack Kerouac dans Sur la route, lorsqu’il écrit : « Pour moi ne comptent que ceux qui sont fous de quelque chose, fous de vivre, fous de parler, fous d’être sauvés, ceux qui veulent tout en même temps, ceux qui ne bâillent jamais, qui ne disent pas de banalités, mais brûlent, brûlent, brûlent comme un feu d’artifice ». Comment ne pas y voir Freddie, qui n’a de cesse de s’affranchir, avec grand fracas, de toutes les identités que l’on cherche à plaquer sur elle : française, coréenne, fille, petite amie, héritière de l’Histoire… docile personnage de fiction.

Lila Gleizes

Retour à Séoul de Davy Chou. France, Allemagne, Belgique, Qatar. 2022. Projeté au FFCP 2022.

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