Après avoir édité en DVD/Blu-Ray Manille (1975) et Insiang (1976), deux films majeurs du cinéaste philippin Lino Brocka, Carlotta Films prolonge son exploration vidéo du cinéaste en éditant le méconnu Cain et Abel (1982). La découverte de ce film reste un jalon important pour rendre à nouveau visible l’Œuvre de cet auteur important, figure de proue de l’Asie du Sud-Est dans les années 70, 80. Découverte d’autant plus précieuse qu’elle s’accompagne d’un beau panel de bonus.
Disons-le sans ambage : Cain et Abel n’est pas, formellement, ce que le cinéaste a produit de plus passionnant. Nous irons même plus loin : l’esthétique et la photographie du film rappellent parfois celles de certains chroniqués sur Nanarland. Le délavage des couleurs, que la restauration n’a su raviver, fait baigner l’atmosphère dans un climat tropical, entre saturation et teintes écumeuses. Le rapprochement s’arrête là tant l’œuvre jouit, malgré cela, de qualités incontestables. La première : la musique de Mac Jocson. Dès la première séquence, elle résonne en notes longues de synthétiseur, typique de la décennie. S’ensuit dans son sillon une ambiance lourde et grave, aux échos multi-séculaires. Elle portera même parfois l’émotion du film dans le champ de l’horreur (lors de la scène de l’accouchement, notamment).
À travers cette histoire de deux frères, l’aîné rural (Phillip Salvador) et le cadet citadin (Christopher De Leon), qui se disputent les faveurs de leur mère pour reprendre la direction de la ferme familiale, depuis son titre et jusqu’à ses ressorts tragiques, Brocka file tout du long une œuvre traversée par le foi et la pratique catholique (capitale dans la culture philippine d’alors et d’aujourd’hui, comme en témoignent le cinéma de Mendoza). La pratique des personnages (qu’on voit aller à l’église) en témoigne autant que les soubassements narratifs, tout droit issus de l’Ancien Testament. À travers l’antagonisme fratricide entre Cain et Abel, comme Visconti avec Rocco et ses frères (1960) ou Kazan avec À l’est d’Eden (1955), Brocka traite de la jalousie, de l’adoration des enfants pour leurs parents, de luttes assassines. S’y déploient aussi, en parallèle, les sempiternels motifs du « rat des villes et rat des champs« , du fils prodigue… Autant de « mythèmes » universels que l’auteur sécularise pour leur donner chair et sang, au risque d’un excès de trivialité, dans les Philippines du dictateur Ferdinand Marcos.
Dans son orchestration, Brocka façonne une opposition claire et tranchée entre les deux frères. Le scénario n’a rien de psychologique. Tout ce qui alimente la création de l’auteur, c’est une toile de fond universelle mâtinée de métaphores politiques et de gestes sensationnalistes. Or le tout ne se nourrit jamais de réservoirs esthétiques vigoureux pour donner une forme audacieuse au traitement du sujet. Par exemple, les espaces de la mise en scène se divisent nettement en deux zones : le monde masculin de Lorenz, représenté par une lumière rouge quand il est au bar avec ses amis. Et le monde féminin d’Ellis, représenté par une dominante bleue, quand il rigole sur un balcon avec sa mère ou quand il fait l’amour la nuit avec sa petite amie. Le premier étant associé à une brutalité rustre, tandis que le second est caractérisé par une douceur plus citadine. De biblique, le cinéaste ne semble avoir repris que les canons narratifs aux contours étanches sans en reprendre, en même temps, la dialectique nuancée.
Si la représentation des hommes, au centre du récit, ne s’embarrasse pas de complexité, celle des femmes apparaît en revanche beaucoup plus subtile. La mère Madame Pina, interprétée par la bien-nommée Mona Liza (star du cinéma philippin), donne le change à Zita (Carmi Martin) et Rina (Cecille Castillo). Incarnation de la fermeté sans commisération qui sévit à l’époque aux Philippines, sa colère butée se tempère aux contacts des deux autres figures féminines. Chaque femme est représentée avec une force d’autant plus marquante qu’elle semble sincèrement répondre aux observations du cinéaste et à ses enjeux narratifs, sans les calculs politiques et de représentation en vigueur aujourd’hui. À l’image de Zita qui prend la défense de son conjoint Ellis au bar, au point de se bagarrer elle-même avec les habitants du coin.
Le film tire également sa valeur de la dualité de sa mise en scène : d’une part, dans sa façon de filmer les rues de Manille. On y retrouve là ce que Insiang offrait de plus étonnant : ce prélevé « néo-réaliste » d’une ville, et à travers elle d’un peuple et d’un pays en plein bouleversement. D’autre part, dans sa manière de reproduire des éléments de la peinture religieuse. Dans la scène de confession entre la servante et la mère, les cadrages du champ/contre-champ reproduisent les compositions purement iconiques des madones. En faisant cohabiter dans le même corps du film, par alternance, réalisme documentaire et fulgurances pittoresques, Brocka donne à voir la double identité en cours dans les Philippines des années 80 : entre la pressante réalité sociale et la puissante identité spirituelle du pays.
Cette ambivalence duale se retrouve jusque dans l’articulation dramaturgique : le récit se loge clairement à cheval entre l’amour et la mort. Il suffit, à ce propos, de voir combien les scènes de sexes (romantiques ou violentes) s’alternent avec celles des enterrements. Alternance d’autant plus frappante (et c’est là un autre des défauts du film) que le montage trahit son écriture par des coupes souvent trop franches, sans liant. Pour mieux traduire la raideur de la cohabitation entre l’amour et la mort pourrait-on dire, mais ce serait sans supposer le manque de dextérité rythmique que cela trahit.
Bonus
Au long-métrage, Carlotta Films associe 4 bonus, dont la bande-annonce de la restauration ainsi que 3 vidéos de complément :
1- Une reconnaissance : cet essai vidéo de José B. Capino, professeur à l’université de l’Illinois aux États-Unis, recontextualise la place de Brocka dans le cinéma philippin et international au moment où il réalise Cain et Abel. Il met le film en perspective avec les succès populaires philippins de l’époque, auxquels il essaie de ressembler, et de sa volonté de satisfaire aux grands festivals européens.
La narration visuelle est analysée, notamment l’ouverture qui filme le combat métaphorique de deux araignées sur un fil. Capino parle du travail, notamment, de Conrado Baltazar et de son implication dans l’impact plastique dans la réalisation. Dans ce sillage, la décoration et la profondeur de champ sont analysées notamment pour leur faculté à exprimer le sentiment intérieur des personnages.
En égrainant le casting, notamment féminin, et en rappelant l’origine de chacune des actrices, l’analyste donne des clés de lectures culturelles pour saisir ce qui se joue aussi entre les personnages, par-delà la fiction. Mais ce que cet essai vidéo offre de plus passionnant, c’est la façon dont il défend, extraits à l’appui, le film comme une métaphore des Philippines du dictateur Marcos, voyant en la furie imprévisible de la mère une représentation du despotisme de Marcos et à travers la lutte des deux frères, la fracture fratricide de la jeunesse philippine prise entre le nationalisme et la quête de démocratie.
2- Entretien avec Christopher De Leon : présenté comme le fils de deux comédiens, Gil de Leon et Lilia Dizon, celui qui joue Ellis raconte en détail et non sans une pointe touchante d’émotion sa collaboration avec Brocka, décrit comme stricte mais juste, observateur et fin directeur d’acteur.
3- Entretien avec Carmi Martin : celle qui se présente comme une des jeunes protégées de Brocka après avoir été mannequin à 17 ans, déploie son entrée dans le cinéma grâce à l’auteur. L’entretien est ponctué d’extraits de productions télé où le cinéaste a découvert l’actrice. Elle confie également son plaisir et tout ce qu’elle a appris en jouant avec les autres comédiennes du film. A l’instar de Christopher De Leon, elle portraiture aussi Brocka comme un cinéaste exigeant et très sûr de la composition de son film, jusqu’aux gestes exacts de ses comédiennes.
Flavien Poncet
Cain et Abel de Lino Brocka. Philippines. 1982. Disponible en DVD et Blu-Ray chez Carlotta Films le 04/10/2022