Les travaux et les Jours Winter Edström

VIDEO – Les Travaux et les Jours de C.W. Winter et Anders Edström

Posté le 6 octobre 2022 par

Quand deux réalisateurs passent 10 ans à écrire, tourner et monter un film dans un village montagneux de la région de Kyoto, cela donne Les Travaux et les Jours, un opus de 8 heures sur le quotidien de villageois, largement inspiré de faits réels, entre travail agricole, tâches ménagères, plaisirs simples et deuils. Une réflexion sur le temps et la mémoire. C’est disponible le 4 octobre en coffret DVD chez Capricci. Film par Marc L’Helougalc’h ; Bonus par Flavien Poncet.

 

Les Travaux et les Jours est une chronique qui raconte, au fil des saisons, le quotidien d’une agricultrice, Shiojiri Tayoko, dans un village des montagnes de la région de Kyoto. Entre les travaux à l’extérieur et son activité ménagère d’intérieur, Tayako évolue auprès de sa famille et des autres (rares) villageois. Ils se racontent des tranches de vie personnelle ou se remémorent l’histoire du village autour d’une bonne table, regardent la télévision et visitent des tombes. Au sein de ce quotidien : la lutte de Junji, le mari de Tayako, contre la maladie.

 

Observation

 

C’est peu dire que Les Travaux et les Jours est une œuvre qui prend – qui a pris – son temps. C.W. Winter et Anders Edström partagent une longue histoire avec ce village montagneux de la région de Kyoto. C.W. Winter explique : « C’est une famille et un bassin qu’Anders a commencé à photographier régulièrement à partir de 1993. Un lieu que nous avons visité pour la première fois ensemble en 2003. Mais nous n’avons commencé à filmer qu’en 2014, après avoir accumulé ce que nous estimions être une quantité suffisante de souvenirs personnels, après nous être familiarisés avec les traditions locales, après avoir développé de solides relations […] Au moment où nous avons commencé à tourner, cet endroit faisait partie de notre vie. C’était comme chez nous. Lorsque nous filmions, nous filmions à partir d’un sens du quotidien. L’ampleur et la durée du film ont naturellement résulté de cet investissement sur le long terme. » Le projet en tant que tel s’étale sur une période 10 ans : l’écriture de 2010-2016, la production de 2014 à 2016 et la post-production de 2016 à 2020.

Winter et Edström se sont vraiment investis dans ce film. D’autant que Tayako n’est autre que la belle-mère d’Anders Edström. En cela, Les Travaux et les Jours peut être considéré comme un home movie scénarisé. Des extraits du journal intime de Tayako rythment d’ailleurs le film. Et son histoire est bien réelle : son mari Junji a bien été malade et est décédé quelques mois auparavant. C’est un acteur qui joue ici son rôle. Car en plus des villageois, plusieurs acteurs professionnels participent au film, le plus connu étant Kase Ryo (vu notamment dans Like Someone in Love d’Abbas KiarostamiHill of Freedom de Hong Sang-soo ou Notre petite sœur de Kore-eda Hirokazu). Tout fictionnel qu’il soit, le film lorgne vers le documentaire ou plutôt l’observation. Observation des villageois d’abord : l’histoire personnelle de Tayako et la mort de son mari, les souvenirs et anecdotes des anciens, les réunions municipales, les célébrations et le travail quotidien. Observation du paysage ensuite, d’où ces nombreux plans fixes sur la forêt, les cours d’eau, les fleurs, les roches ou les champs. Un soin particulier est d’ailleurs accordé à l’ambiance sonore : souffle du vent, bruissement des feuilles, chant des cigales, cours d’eau.

L’investissement des réalisateurs est tel que Les Travaux et les Jours est une œuvre multimédia qui comprend aussi une monographie photographique d’Anders Edström intitulée Shiotani et The Works and Days: The Black Sections, un album musical de C.W. Winter.

Les Travaux et les Jours Winter Edström

 

En position assise

 

À quoi assiste-t-on pendant 8 heures ? Comme le nom du film l’indique : la vie quotidienne des villageois de Shiotani, pendant un peu plus d’un an (4 saisons), avec un focus sur Tayako et son mari malade. Le rythme du film est très lent, avec peu de dialogues et de nombreuses séquences méditatives sur le paysage (et des successions de plans fixes sur la nature). Il y a peu de « rebondissements » et la part belle est faite aux répétitions quotidiennes : le travail de la terre et les tâches ménagères. Parfois un membre de la famille ou un voisin rend visite à Tayako. S’ensuivent quelques menus propos sur des petits riens ou des repas arrosés qui laissent les plus anciens raconter de vieilles histoires sur des temps révolus, comme celle de ce soldat de guerre qui, après 1945, revint à Shiotani et exigea de faire déterrer son père, mort deux ans auparavant, pour le voir et le ré-enterrer « en position assise »…

On parle aussi de pêche dans des cours d’eau aujourd’hui peu abondants en poissons. Une façon de convoquer « l’esprit de la région », comme Richard Brautigan cherchait l’esprit étasunien (ou celui de Thoreau ?) dans son livre La Pêche à la truite en Amérique ? Une autre anecdote nous renvoie dans les années 1970, époque à laquelle Okabayashi Nobuyasu, chanteur folk contestataire à la Bob Dylan, quitta momentanément la scène musicale pour vivre dans une communauté agricole des montagnes de Kyoto.

Malheureusement, les dialogues et anecdotes du film sont rarement stimulants. Or les discussions du quotidien ne sont pas condamnées à être ennuyeuses. Cela entraînera donc deux réactions de la part du spectateur : soit adhérer à ce rythme lent, à ces répétitions et ces dialogues tièdes ; soit décrocher par désintérêt après les deux premiers chapitres.

BONUS

« La première règle en agriculture est de ne pas chercher la facilité. La terre exige des efforts » peut-on lire, citant Virgile, au dos de la massive édition DVD de ce film tout aussi gargantuesque. Nous voilà prévenus ! Aux 7h41 qui composent cette plongée au fil des saisons, Capricci a la judicieuse idée de ne pas rajouter un vidéogramme de plus. Pour digérer donc le réjouissant festin, les réalisateurs ont re-découpé, pour l’édition physique, leur grand œuvre en scindant clairement les 2 premières parties et en ouvrant chacune d’elle d’un « paysage sonore », renouant avec la tradition des fresques hollywoodiennes en 70mm qui s’ouvrait dans les année 60 avec une ambiance musicale sur fond uni pour camper le climat émotionnel.

À l’image de l’une de leur première édition DVD, celle du sublime coffret de Dans la chambre de Vanda (2012), le DVD de ce film s’adjoint de textes, d’entretien fleuve émaillé d’images glanées. Comme en périphérie à l’œuvre-somme, les éditeurs offre un contrechamp de mots, contrepoint idéal pour cultiver et faire mûrir le terreau des plans. Les entretiens de l’ouvrage se présentent comme « un montage de propos initialement parus dans les revues Cinema Scope et Cargo« .

L’ensemble s’ouvre par un texte limpide de Patrick Holzapfel. En situant la démarche des auteurs à l’aune de celle de Ford ou de Bresson (sur la place de la caméra comme tutelle de notre rapport au monde), en présentant le sujet du documentaire ainsi : « de la surface des vitres et du chant des cigales » ou comme un « hangout movie« , c’est la pluralité vertigineuse des Travaux et des Jours qui se donne à lire. En résulte, si on n’a pas encore vu le film, un désir redoublé d’en sonder les facettes (« Ces images ne veulent rien de nous. Elles attendent tout de nous« .) ; si on l’a déjà traversé : le portrait recomposé de fragments éclectiques.

S’ensuivent deux entretiens de 40 pages avec les auteurs : l’un avec l’Etats-unien C.W. Winter (la tête-imaginaire), l’autre avec le Suédois Anders Edström (les sens-capteurs). S’y déploient leur artisanat raffiné, leur parcours et leurs références implicites (allant de Mizoguchi aux Straub en passant par Ford). Les goûts de chacun prenant une place importante dans les entretiens, on y décèle leur généalogie artistique, les situant dans une filiation, défaits des vanités de la culture et soucieux d’une approche artisanale de la création.

Le reste de l’ouvrage fait dialoguer un très beau texte sur le son, signé Alan Licht, plaçant les 7h41 dans une perspective musicale affiliée à John Cage, et le journal sur un an de Shiojiri Tayoko, l’agricultrice dont le film relate le tissu d’existence filé de rituelles. Ce journal offre, par la littérature des mots, ce que le film laisse deviner à la surface des phénomènes et du sensible. Épouser par les mots mêmes de Shiohiri Tayoko l’architecture de son quotidien offre aux spectateurs/lecteurs une sorte de revers intérieur qui dédouble le film. Comme si la fameuse place essentielle de la caméra tout au long du documentaire changeait de focale et de points d’ancrage.

Le tout, riche de près de 120 pages, se clôt par un texte cinéphile, théorique mais sensible, signé par Chris Fujiwara autour de la dialectique entre fragments et liants, motrice dans l’élaboration temporelle de ce film-fleuve. Invoquant Ozu (et, sans la nommer, son sens de « l’impermanence des choses« ), pensant le rapport des corps, de leur geste avec le monde qui les environne, Fujiwara en vient à rapprocher le continuum segmenté de l’œuvre avec le geste documentaire de Wiseman. Au name dropping cinéphile (ornithologique, botanique et agricole dans un bréviaire final) qui porte l’œuvre au panthéon des grandes expériences de cinéma, le livre se parachève par un collage de photos prise à Shiotani entre 92 et 2005 par Anders Edström.

Soucieux d’articuler textes et images, comme le film joint l’espace et le temps, ce bonus sous forme de livre met en place la geste immatérielle des Travaux et des Jours. En résulte un déploiement pensif et ludique, savoureux à la lecture, pour prolonger l’ambitieuse volonté d’infini à laquelle tendent les heures de ce documentaire magistral.

Les Travaux et les Jours de C.W. Winter et Anders Edström. États-Unis, Suède, Japon, Royaume-Uni. 2020. En coffret DVD chez Capricci le 04/10/2022