NIFFF 2022 – Big Bang Love Juvenile A de Miike Takashi

Posté le 7 juillet 2022 par

Le Neuchâtel International Fantastic Film Festival (NIFFF) a sélectionné dans sa catégorie Scream Queer le film Big Bang Love Juvenile A de Miike Takashi. L’occasion de se replonger dans un film singulier du réalisateur, sorti initialement en 2006.

 

Big Bang Love Juvenile A raconte l’histoire d’un meurtre commis en prison et de l’enquête policière qui en découle. Shiro (Ando Masanobu) et Jun (Matsuda Ryuhei) sont deux détenus arrivés le même jour dans l’établissement disciplinaire, après avoir commis un assassinat. Les deux affaires ne sont pas reliées : Shiro a tué un homme par accès de rage, après avoir été relâché d’une autre peine de prison pour agression sexuelle et Jun, serveur dans un bar gay, a tué un de ses clients qui lui a imposé des rapports. Shiro se fait remarquer dès son arrivée en prison par son caractère pour le moins explosif et sa manie de tabasser allègrement toute personne, détenu comme membre du personnel, qui croise son chemin tandis que Jun, personnage plus énigmatique et peu expressif, passe en dessous des radars. Pourtant, un jour, Shiro, la terreur de l’établissement, est retrouvé mort étranglé et Jun avoue avoir commis le crime. Les policiers en charge de l’enquête, en proie à la confusion, décident alors de remonter le fil des évènements qui ont mené au meurtre.

Big Bang Love Juvenile A est un film profondément métaphorique et Miike explicite ce fait dans la forme même qu’il lui donne. Il situe son récit dans un décor volontairement théâtral et factice, utilisant même par moments une esthétique extrêmement dépouillée, avec des dessins à la craie sur le sol indiquant les cellules, à la façon du village dans Dogville de Lars Von Trier. Le film brise fréquemment le 4ème mur, qu’il s’agisse du clap visible au début, d’un conteur qui nous situe le récit dans la première séquence, d’intertitres godardiens ou de phrases écrites sur les plans. Ces discours mi-poétiques mi-commentaires sur l’action évoquent une dynamique de chœur de tragédie grecque revisitée. Le film est également extrêmement expérimental, tant dans sa narration non-linéaire, que dans sa forme, qui mélange d’autres arts, tels que la danse ou l’animation, à son contenu filmique. On retrouve également un mélange des genres très prononcé, avec des irruptions parfois soudaines et très surprenantes d’horreur, d’action ou même de film de fantômes. Miike avait déjà proposé des œuvres expérimentales par le passé, comme la série MPD Pyscho, Gozu ou La Mélodie du malheur. Toutefois, le cinéaste réalise ici son film le plus jusqu’au boutiste dans le genre. On pense au « théâtre de la cruauté » artaudien transposé au cinéma car tous les éléments y figurent : les émotions et actions retransmises par des sons, des musiques, des couleurs et des expressions corporelles, les perceptions du temps, de l’espace et du réel constamment remises en cause, les considérations métaphysiques et un destin implacable qui poursuit les personnages. Big Bang Love Juvenile A déploie tout un commentaire sur l’humanité à travers cette histoire de crime passionnel dans le milieu carcéral.

Le propos implicite du film est préétabli lors de la séquence d’introduction. Le conteur, qui se trouve aussi être l’enquêteur principal de l’affaire, nous explique qu’il est impossible de situer l’origine des évènements situés dans le passé. En prenant pour exemple la perception de l’espace-temps depuis des années-lumière de la Terre, il indique que tous les faits sont intriqués les uns aux autres et appellent à remonter toujours davantage pour situer leur source. Miike met ensuite en scène, dans le film, des situations cycliques dont les personnages ne peuvent s’extraire. Même des éléments a priori anodins comme les premiers larcins de Shiro suivent une logique cyclique : il volait au même épicier les mêmes pains fourrés tous les jours. Situer le film en prison joue, bien évidemment, sur cette notion d’enfermement dans un système qui tourne en continu sur lui-même mais également sur l’aspect plus précis de la source de la violence qui en appelle toujours une autre. A cet égard, Miike explore les multiples raisons qui poussent un homme à user de la violence, pour évoquer leurs aspects tout autant labyrinthique que cyclique. Il traite de milieu économique, de perpétuation des schémas qu’ils soient familiaux ou sociaux, du manque de moyens mis en œuvre à l’insertion, etc. Cette multitude de cercles vicieux finit par aboutir dans le temps et l’espace suspendu de la prison. Le directeur indique d’ailleurs aux prisonniers, dès leur arrivée, qu’ils sont obligés de vivre dans un présent qui s’étire en permanence, jusqu’à la fin de la peine.

Il est très évident que Miike effectue énormément de parallèles avec la société japonaise contemporaine. A la façon de Michel Foucault dans Surveiller et Punir, auquel le cinéaste semble faire allusion à plusieurs reprises, avec des scènes suivant la logique du panoptique, Miike parle de contrôle social en utilisant cet exemple d’établissement carcéral. L’enjeu principal du directeur d’établissement est de réformer les prisonniers et d’en faire des membres adaptés à la vie en société, alors que cette même société est tout aussi cloisonnée, violente et cyclique, et qu’elle les a conduit là où ils sont. Les prisonniers ne se projettent d’ailleurs jamais dans un retour à la « normale » et l’abstraction est présentée comme l’unique issue. Le seul décor de monde extérieur qu’ils peuvent observer depuis leur cellule est composé de deux éléments métaphoriques : une fusée qui mène dans l’espace et une pyramide qui mène au Paradis. Lorsque Jun demande à Shiro quelle option il préfère, Shiro répond qu’il choisit l’espace parce qu’il y aura moins d’êtres humains là-bas.

Le rapport compliqué au passé, mêlé à cette impossibilité de concevoir un futur moins pénible, se retrouve également dans les relations humaines au sein de la prison. Le directeur de l’établissement pénitentiaire explique qu’il ne croit plus pouvoir sauver qui que ce soit qui ne soit pas fondamentalement bon, tandis que les prisonniers sont persuadés d’être irrécupérables. Miike pose alors la question de ce qu’il advient de l’amour dans un monde en crise peuplé de gens en perdition. Shiro et Jun sont clairement et explicitement attirés l’un par l’autre, mais aucun des deux ne sait comment construire une relation à partir de ça. Shiro n’utilise d’ailleurs que le seul moyen qu’il connaît, la violence, pour témoigner à Jun son affection. Chaque coup porté à un détenu qui s’en prend à Jun est un mot d’amour à l’adresse de celui-ci. Jun en est d’ailleurs parfaitement conscient puisque son désir augmente au fur et à mesure des provocations et des agressions physiques de Shiro. Néanmoins, si l’amour et le désir sont présents, la tendresse et la consommation de cet amour sont la source de tous les maux. On comprend peu à peu que la femme censée avoir été agressée sexuellement par Shiro était en fait amoureuse de lui, et qu’après la dénonciation de celui-ci par son mari, elle s’est suicidée. Miike nous montre cette première issue malheureuse en écho à celle de Jun et Shiro. Or, si l’amour a d’abord conduit à la mort, dans une culpabilité qui enferme encore davantage Shiro, hanté par le fantôme de sa belle disparue, la seconde tragédie prend une forme de libération pour le jeune homme. La conscience qu’il peut aimer et être aimé le mène à sa perte car les éléments extérieurs l’ont conduit à penser qu’il en était incapable et qu’il ne peut s’élever contre eux. L’issue est donc tragique mais pas nihiliste pour autant : un homme au pied du mur, enfermé dans un cycle de violence, a été capable d’amour.

Le film évoque, par cet aspect, la filmographie d’Oshima Nagisa. On pense bien évidemment à Tabou, puisque Matsuda Ryuhei joue là encore un mystérieux objet de désir homosexuel qui pousse le monde autour de lui à des extrémités meurtrières, mais également à L’Empire des sens. Cette idée d’amour dans un monde en crise qui ne peut s’exprimer que dans la violence et qui conduit à une recherche d’échappatoire en dehors de la société rappelle le destin tragique de Kichizo et Abe Sada. Nous retrouvons néanmoins énormément de leitmotivs chers à Miike dans le film. La perpétuation de cycles, notamment de violence, font bombance dans le cinéma de Miike, mis nous retrouvons également des motifs plus précis, comme la métaphysique spatiale qui prépare le terrain à God’s Puzzle, ou bien la manière de mettre en scène le passé qui interfère dans le présent, à la façon du dernier tiers d’Audition. De même, l’explicitation de l’homosexualité latente, qui traversait ses œuvres depuis Fullmetal Yakuza ou Gozu, donne l’impression d’assister à une combinaison des motifs de sa filmographie à son paroxysme. Miike aurait dit du film qu’il était son « chef-d’œuvre » et, si cela reste subjectif, il n’est alors pas étonnant qu’il le définisse ainsi.

Si le film risque de désarçonner les amateurs du cinéma de Miike plus frontal, il offre une variation extrêmement intéressante et magnétique des thématiques approfondies par le cinéaste tout au long de sa carrière. Les amateurs de la partie plus expérimentale et onirique de son cinéma, quant à eux, devraient trouver leur compte en tous points avec ce Big Bang Love Juvenile A, trop injustement oublié et méconnu de la carrière du réalisateur.

Elie Gardel.

Big Bang Love Juvenile A de Miike Takashi. 2006. Japon. Projeté au NIFFF 2022

Imprimer


Laissez un commentaire


*