Joyland de Saim Sadiq, présenté au sein de la compétition Un Certain Regard au Festival de Cannes 2022, est le film des premières fois. Premier film de son réalisateur et aussi premier film pakistanais à fouler le tapis rouge. Ne passant pas sous les radars, il repart non seulement avec le Prix du Jury mais aussi avec la Queer Palm délivrée par Catherine Corisini, qui avait elle-même remporté cette palme en 2021 avec son film La Fracture.
Ce premier film de Saim Sadiq raconte comment Haider, incarné par Ali Junejo, employé depuis peu par un cabaret, va tomber sous le charme de Biba, une des danseuses. Il sera pris en étau entre ses injonctions familiales et ce nouvel amour naissant. Catherine Corsini justifie cette remise de prix par ces mots : « Dans Joyland, il n’y a aucune caricature. Il y a de beaux personnages, qui sont complexes et réalistes. On a été bouleversé par ce film, et très heureux de le primer ». Mais qu’en est-il vraiment ? Que vaut Joyland ?
Avant d’entrer dans les détails, le film frappe en premier par sa photographie et son atmosphère. Le grain de l’image couplé à sa palette de couleurs rouge/jaune/verte crée une vraie densité à l’atmosphère du film. La caméra, souvent en plan rapproché et au cadrage serré, construit quant à elle de la proximité avec le récit et ses personnages, d’autant plus que la mise en scène travaille majoritairement sur les petits espaces (petites chambres, petits lits, ruelles, sous-sols). Même lorsque les personnages sont sur un toit, on sent la présence des murs qui les encadrent. Seules les quelques scènes en scooter entre Biba et Haider contrastent avec le reste de la mise en scène, par l’ouverture que proposent la route et son paysage. Et même si le film manque parfois de véritables envolées dans sa mise en scène (comme souvent lors d’un premier métrage), un peu timide notamment lors des séquences de danse, il arrive à véhiculer une atmosphère qui lui est propre : enveloppante, sensuelle, et sinueuse.
Joyland, c’est avant tout la peinture d’une famille pakistanaise qui essaye tant bien que mal d’être fonctionnelle. Chaque membre de la famille a ses propres tiraillements émotionnels.
Le chef de famille, veuf, tente de préserver les traditions et les honneurs de sa famille, tout en devant faire face à sa propre vieillesse physique. Pour respecter les règles des bonnes mœurs pakistanaises, il n’acceptera pas que sa belle-sœur (veuve aussi), qui veut s’occuper de lui, reste sous le même toit. Il préserve les formes, et évite ainsi que l’on parle en mal de sa famille. D’un autre côté, on a le couple formé par Haider et son épouse. Haider entame une relation amoureuse et sensuelle avec la danseuse Biba. Son épouse, quant à elle, s’ennuie à la maison, ayant dû quitter son travail de maquilleuse lorsque son mari a trouvé cet emploi de danseur de cabaret. Éprise de liberté et d’émancipation, la question de la fuite commence à la tarauder. Elle est aussi frustrée sexuellement car elle n’a plus de rapports charnels avec Haider, qui rentre souvent très tard le soir et entretient une autre liaison. Pour compenser, elle se masturbe en espionnant un autre homme par la fenêtre…
Petit à petit, les mal êtres individuels vont lever une atmosphère plombante sur cette famille. Chacun porte sa croix, sans joie, ni énergie réelle à dédier aux autres. Chacun mène sa vie à côté, gère ses propres conflits et refoule ses pulsions sexuelles autant qu’on refoule la parole. Tout est dans le non-dit jusqu’à ce qu’éclate le dernier acte …
On ne peut pas parler de Joyland sans l’aborder par sa thématique queer, pour laquelle il a été primé. Joyland, contrairement à des films récemment sortis, le traite en subtilité, de façon réaliste, sans jamais tomber dans les poncifs du genre. Cette thématique est principalement incarnée par Biba, jouée par l’actrice trans Alina Khan. Ce qui en ressort est le réalisme avec lequel est traité la transidentité, sans aucun pathos inopportun. Sans entrer frontalement dans son sujet, Joyland aborde les questions queer en laissant tout simplement vivre ses personnages. Nul besoin de dialogues pour comprendre la place de ces questions au Pakistan, et les difficultés de vivre sa sexualité ou son identité de genre au sein d’une société verrouillée par son contrôle social. Dans un pays où les femmes ne peuvent que difficilement sortir du rôle qui leur est attribué, les questions queer n’effleurent que de façon très éloignée les esprits. Joyland est un film qui traite subtilement et avec réalisme des questions de patriarcat, de transsexualité, et d’homosexualité au Pakistan. Problèmes de normes sociétales qui ne sont pas sans échos avec nos sociétés occidentales.
On ne peut que recommander d’aller voir Joyland lorsqu’il sortira en salles. Ce film est visuellement maîtrisé et complètement envoûtant.
Rohan Geslouin
Joyland de Saim Sadiq. Pakistan. 2022. En salles le 28/12/2022