EN SALLES – La Nuit des femmes de Tanaka Kinuyo

Posté le 17 février 2022 par

Onna bakari no yoru, qu’on pourrait traduire par « Fille des ténèbres », est l’avant-dernier film de Tanaka Kinuyo. Adapté d’un scénario de Tanaka Sumie, romancière et scénariste de plusieurs Naruse (dont Le Repas et Derniers chrysanthèmes), ce portrait kaléidoscopique d’une certaine condition féminine à l’orée des années 60 permet à la cinéaste de basculer du cinéma de studio, duquel elle vient en tant qu’actrice, vers le réalisme cru de la Nouvelle Vague japonaise.

La jeune Kuniko est pensionnaire d’une maison de réhabilitation pour anciennes prostituées. Malgré la bienveillance de la directrice, la vie n’est pas facile, et comme toutes ses camarades, elle espère s’en sortir. On lui propose une place dans une épicerie, mais le mari de la patronne et les hommes du quartier sont trop concupiscents. Kuniko doit s’enfuir, et part travailler dans une manufacture. Devant la méchanceté des autres employées, elle quitte son emploi, pour intégrer une pépinière. La vie semble devenir plus douce, mais le passé de la jeune femme la rattrape.

L’une des principales qualités du film repose sur son genre polymorphe : l’œuvre siège à cheval entre un gendaigeki (film contemporain traitant de problèmes sociaux), un tsuma mono (film de femmes) et par beaucoup d’aspects, un seishun eiga (film sur la jeunesse, souvent excessif). Si Tanaka s’octroie cette liberté d’outrepasser les catégories, c’est parce qu’elle est une autodidacte. Formé au contact des œuvres qu’elle a tournées avec notamment Mizoguchi (16 collaborations, ce n’est pas rien), les cadres scolaires ou industriels sont trop étroits pour la liberté de ses films. En l’occurrence, La Nuit des femmes a été produit en pleine mutation de l’industrie culturelle japonaise, passant d’une économie de studio, d’un cinéma des grands pontes, à une économie fragilisée et qui ouvre les vannes aux jeunes auteurs de la Nouvelle Vague. Le film de Tanaka est aussi le symptôme de cette hybridité.

Porté par la musique de Hayashi Hikaru, grand compositeur d’opéra, de cantate, de comédie musicale mais aussi donc de musiques de film comme celles de L’Ile nue de Shindo Kaneto ou encore de La Pendaison et Le Petit garçon d’Oshima, le film s’ouvre sur un générique apparaissant sur un mur de pierres. Là où les génériques d’Ozu se présentent sur un tatami (pour mieux situer le cadre domestique), ceux de Kurosawa et Mizoguchi sur des cartons graphiques (préludant l’artificialité esthétique de leur style), le générique de Tanaka, ici, s’inscrit sur un fond rocheux. D’emblée, la brutalité du réel est affichée. Le récit de Kuniko sera composé de butées, de violence et de rédemption, amorçant le chemin de croix au cœur de son film suivant, son dernier : Mademoiselle Ogin.

Pour articuler cette fable de la violence, le style jongle entre la production de studio (certains extérieurs conservent une apparence de décors artificiels) et l’énergie vitaliste des seishun eiga de la Nouvelle Vague (comme les premiers Fukasaku). Dans ce soucis dramaturgique d’alterner extérieur et intérieur (comme pour confronter la protagoniste à son désir d’échappée, comme pour signifier le hiatus entre son intériorité meurtrie et la violence qu’on exerce à sa stature sociale), la cinéaste se distingue par son sens du cadrage : comme ce plan éminemment graphique où de la fumée s’échappe de deux pans de tissu suspendus tandis que dans la perspective, se détachent les arbres effeuillés par l’hiver.

La Nuit des femmes se situe, historiquement, après la fermeture des maisons closes suite à la loi anti prostitution de 1958. La Rue de la honte, dernier Mizoguchi réalisé en 1956, se déroulait alors que le Parlement échangeait sur la législation pour la fermeture des maisons closes. Tandis que l’un se passe avant, l’autre campe après que la loi soit votée. L’un dévoilait le crépuscule d’un monde ; l’autre l’éveil difficile d’un nouveau.

Le regard de Tanaka, vis-à-vis de celui de son sensei Mizoguchi (même si le mot, bien qu’approprié, ne plaira pas à celles et ceux qui la rêvent en artiste sui generis), se caractérise par davantage de vie et moins de cérémoniel. Moins élégiaque, plus naturaliste. Bien que les deux tâchent de portraiturer des figures féminines qui tendent vers une dignité recouvrée, l’optique de Tanaka semble moins éprise de commisération, plus vitaliste, moins tragique. En un sens, l’autrice s’affranchit des conventions du théâtre japonais, du kabuki ou du bunraku consubstantiels à Mizoguchi. La scène de bagarre au réfectoire, la manière dont elle est filmée comme une scène des Marx Brothers offre un exemple inimaginable chez Mizoguchi.

Ce supplément de vie tient aussi probablement à ce qu’il s’agit d’un film réalisé par une artiste qui a tourné près de 200 films auparavant en tant qu’actrice. Sous sa direction, le jeu des comédiennes ne semble pas corseté par la mécanique de la mise en scène. Elles s’autorisent certains élans qui donnent de la vivacité apparemment authentiques aux personnages, phénomène particulièrement remarquable, en général, dans les films réalisés par des comédiens. L’actrice principale qui joue Kuniko, Hara Chisako (sans parentalité avec Hara Setsuko) tourne là son 4e film seulement avant de devenir actrice, par la suite, chez Shinoda Masahiro, Oshima ou encore dans Dark Water de Nakata Hideo.

En lame de fond, La Nuit des femmes met en évidence des rapports de force aux enjeux sociétaux et politiques. Dès le début, dans le centre de Shiragiku, on saisit que ce qui divise la société japonaise des années 60, selon Tanaka, c’est bien moins le conflit des genres que la lutte des classes : le rapport entre les personnes aisées et les personnes défavorisées semblent impossible dans cette enceinte. De ce point de vue, Tanaka est bien plus qu’une épigone, elle est une sœur de lutte de Mizoguchi qui nourrissait, comme la cinéaste, cette attache à une vision marxiste de la société. De prostituée, Kuniko devient finalement une ama, ces femmes qui plongeaient en apnée pour pécher des fruits de mer et dont l’indépendance farouche les voyait associées à des êtres maléfiques dans le Japon ancestral. Eminemment audacieuse, la réalisatrice sous-entend même une relation lesbienne entre deux femmes du centre.

C’est fort de tous ses atouts formels, sociaux, politiques et poétiques (d’une poésie brutale et sans ambages) que La Nuit des femmes participe du fourmillement cinématographique japonais au seuil des années 60. Et sa redécouverte grâce à Carlotta Films et à la restauration de la Toho réalisée à partir du négatif original révèle un nouveau sommet dans la chaîne des montagnes du patrimoine japonais.

Flavien Poncet

La Nuit des femmes de Tanaka Kinuyo. Japon. 1961. En salles le 16/02/2022