Le réalisateur kazakhstanais Adilkhan Yerzhanov est déjà de retour avec Assault que l’on a pu découvrir au Festival de Rotterdam. Des hommes masqués prennent en otages les élèves d’une école de Karatas. Les adultes s’organisent pour les libérer. C’est parti pour une épopée avec des héros loin d’être extraordinaires.
We’re already dead, just not yet in the ground
Take my helping hand I’ll show you around
You know it makes sense, don’t even think about it
Life and death are just things you do when you’re bored
Say fear’s a man’s best friend
John Cale, Fear Is a Man’s Best Friend
Avec plus de dix longs métrages depuis 2011, Yerzhanov est la figure de proue du renouveau du cinéma kazakhstanais. En 2014, il a initié le Manifeste du cinéma partisan dans le but de dynamiser une troisième voie plus auteurisante dans l’industrie nationale alors scindée entre les films commerciaux et les productions Kazakhfilm noyées dans un formol idéologique d’État rappelant les heures les plus sombres du cinéma soviétique. Ce studio, qui avait même qualifié de « disgrâce » The Owners, alors sélectionné au Festival de Cannes, décidait alors d’arrêter de financer les films de Yerzhanov. C’est donc légitimement énervé que dans son manifeste, inspiré du mouvement des Angry young men britanniques des années 50, il militait pour un cinéma 1) sans budget (ou très limité) ; 2) traitant des réalités sociales actuelles ; 3) dans des nouvelles formes cinématographiques. Ce manifeste a donné l’impulsion nécessaire à des réalisateurs comme Zhasulan Poshanov, Denis Borisov ou Nariman Turebaev.
Ophtalmologie et cinéma
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À l’international, Yerzhanov est le réalisateur kazakhstanais le plus connu et récompensé. Pour cause : ses films sont des leçons de cinéma rafraîchissantes alors que le dialogue avec ses pairs y est permanent : nonchalance héritière de la Nouvelle Vague française, errance mélancolique et existentielle à la Jarmusch, humour pince-sans-rire à la Kitano…
Les films de Yerzhanov suscitent chez le spectateur des souvenirs de moments iconiques du cinéma… sans que cela ne soit du plagiat ou de l’hommage trop appuyé. Le cinéma est le carburant même de ses films, un élément narratif essentiel. Exemple récent avec Yellow Cat où le personnage principal, habillé d’une chemise colorée kitanesque, s’applique à singer le Samouraï de Melville avant de s’embarquer dans une errance amoureuse et perdue d’avance comme dans Pierrot le fou de Godard. Du déjà vu ? Non : plutôt une perception différente d’un patrimoine audiovisuel qu’on s’amuse à citer et mettre en scène. Le cinéma est une question de regard et la réponse diffère, pour le spectateur et pour le réalisateur, selon sa condition physique. Tout comme, sans lunettes correctrices, un astigmate ne voit pas la même chose qu’un myope même si leur regard est tourné vers le même objet.
Pour Assault, sélectionné au Festival international du film de Rotterdam, le regard de Yerzhanov se tourne une fois de plus vers des réalisateurs et des films bien connus. Comme chez l’ophtalmologue, on passe quelques tests : « C’est plus net à gauche ou à droite ? C’est plus Howard Hawks ou John Carpenter ? Vous voyez mieux Rio Bravo ou Assault on Precinct 13 ? Vous voyez plus la prise d’otages de Beslan en 2004 ou la fusillade de Kazan en 2021 ?« . Comme son nom l’indique, Assault est un film de prise d’otages dans une école, autant inspiré par les deux films mentionnés que par des récents événements tragiques russes. Dans le village de Karatas (ville fictive récurrente chez Yerzhanov : sa scène cinématographique), un groupe masqué pénètre sans que personne ne les remarque dans une école et ouvre le feu. Dans la panique, la plupart des élèves et des professeurs réussissent à s’échapper… sauf une poignée d’élèves, enfermés dans leur classe dans un malheureux concours de circonstance, par Tazshi, professeur de mathématiques. Dans le film, il sera peu ou pas question de la prise d’otages (par qui ? pour qui ? comment ça se passe dans l’école ?) mais de la réaction des habitants qui vont devoir se faire justice et délivrer l’école.
Une Odyssée du quotidien
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Une Ligue des gentlemen extraordinaires pour sauver les otages ? Non : une bande de personnes faibles et brisées. Des perdants. Tazshi, professeur de math en instance divorce qui a laissé les élèves enfermés (dont son propre fils) à la merci des terroristes, sa future ex-femme, un directeur d’école pleutre, un policier velléitaire, un chômeur alcoolique, un prof de sport qui joue les durs à cuire, un ancien soldat de la guerre d’Afghanistan et l’idiot du village. Dans l’immensité de la steppe enneigée, Yerzhanov filme ses personnages comme du gibier de reportage animalier. Le professeur de mathématiques va justement évoquer les équations de prédation de Lotka-Volterra pour résumer la situation. Ce système mathématique est utilisé pour décrire la dynamique des interactions possibles entre un prédateur et sa proie dans un environnement clos. Bienvenue dans le vivarium ! À ce propos, il est intéressant de souligner que Vivarium était l’un des titres potentiels d’Irréversible de Gaspar Noé, et qu’un des plans d’Assault (les élèves qui fuient l’école sous la neige, filmés depuis le ciel) rappelle justement le début de Climax. Noé, Yerzhanov : deux nuances d’anthropologie, de biologie, de zoologie.
Dans cette prise d’otages, qui sont les proies et qui sont les prédateurs ? Pour imaginer un plan pour déjouer les terroristes, les habitants de Karatas vont devoir improviser la simulation militaire. Ils dessinent sur la neige les contours des bâtiments de l’école pour s’entraîner à l’envahir sans être vus par l’ennemi : un dispositif scénique qu’on trouvait déjà dans Bob le flambeur de Melville lorsque les braqueurs dessinaient les contours du casino de Deauville pour mettre en œuvre leur casse. Dans ce théâtre des opérations imaginaire, les habitants de Karatas évoluent au milieu des loups. Pour pénétrer dans l’école, ils vont même se cacher parmi les brebis et revêtir des peaux de bêtes. Pour eux, cette prise d’otages est une véritable épreuve digne de l’Odyssée d’Ulysse. N’oublions pas que dans une des péripéties de l’épopée grecque, Ulysse et ses compagnons sont confrontés à la magicienne Circé qui a le pouvoir de transformer les hommes en animaux, et qu’ils ont pu fuir le Cyclope en se dissimulant dans la laine de moutons. On reste bien sûr dans la dimension grecque (et théâtrale) quant à l’esthétique des preneurs d’otages dont le visage est dissimulé par des masques, comme les acteurs de la Grèce antique. Avec une des scènes finales dans l’amphithéâtre de l’école. Assault est bien une tragédie grecque autant qu’une adaptation contemporaine de Rio Bravo dans les steppes kazakhes d’un Karatas imaginaire.
Une fois de plus, Yerzhanov manie différents registres dans le même film : comique, tragique, satirique et épique (ici complètement détourné). C’est en partie ce qui fait le charme de ses œuvres. Ajoutons à cela une mise en scène précise qui alterne les plans larges de la steppe immaculée qui écrase ses personnages et les plans serrés qui auscultent la terreur et le désarroi de cette meute d’innocents. C’est sur cet oxymore que se termine ce texte.
Marc L’Helgoualc’h
Assault d’Adilkhan Yerzhanov. Kazakhstan. 2022. Projeté à l’IFFR 2022.