FRANCE TV – Exilé de Johnnie To

Posté le 4 février 2022 par

France TV a récemment mis en ligne une dizaine de classiques contemporains du cinéma asiatique de tous bords. On se penche aujourd’hui sur Exilé, magnifique polar crépusculaire de Johnnie To qui signe là un de ses chefs d’œuvre.

Wo, un tueur à gages des Triades chinoises décide de tout quitter pour s’installer à Macao avec sa compagne enceinte. Quelque temps plus tard, deux de ses anciens « collègues de travail » le retrouvent, avec pour mission de l’exécuter. Mais deux autres membres de l’organisation débarquent également, avec des motifs troubles. Les deux premiers se posent alors des questions sur la tâche qu’ils doivent accomplir. Car par le passé, les cinq hommes étaient amis, et ont effectué une mission dangereuse qui a laissé des traces…

En ce milieu des années 2000, c’est un Johnnie To au sommet de son art qui s’attaque à Exilé. Depuis la fondation de sa compagnie de production Milkyway en 1996, To a brillamment repris le flambeau de ses pairs prestigieux ayant tenté l’aventure hollywoodienne (John Woo, Tsui Hark, Kirk Wong, Ringo Lam…) pour s’imposer en tant que nouveau maître du polar hongkongais, à la réalisation comme à la production. Après avoir déconstruit le polar héroïque à la John Woo avec A Hero Never Dies (1998), Johnnie To réinvente le genre par des œuvres conceptuelles où doit dominer un gimmick, un argument narratif, une atmosphère qu’il se plaît à étirer sur toute la durée du film. Ce sera l’art du rebondissement en contrepoint dans le bien nommé Expect the Unexpected (1998), l’intrigue minimaliste et l’atmosphère nocturne de PTU (2002), la distanciation de Fulltime Killer (2000). Le succès et l’immense reconnaissance internationale aidant (pratiquement toute la filmographie policière des années 2000 de Johnnie To a bénéficié d’une sortie salles en France, il a eu droit à une rétrospective à La Cinémathèque française), le réalisateur se montre de plus en plus audacieux dans ces postulats et défis formels avec les virtuoses Filatures (2007) et Sparrow (2007), ou le déroutant Mad Detective (2007).

C’est dans ce contexte, alors qu’il se trouve en pleine possession de ses moyens (et où la censure chinoise n’est pas encore trop interventionniste comme ce sera le cas à partir de Drug War (2012)) qu’il réalise Exilé. Ce film est une suite/variation de The Mission (1999), LE film qui lança la hype Johnnie To en Occident. The Mission posait les bases de cette narration épurée et de ce concept étiré en suivant un groupe d’hommes de main en charge de la protection d’un chef de triades. On y observait donc dans la forme la plus sèche possible des professionnels au travail dans de multiples variations de fusillades au sein de décors à la topographie savamment étudiée. La froideur initiale s’estompait progressivement pour observer le rapprochement amical de l’équipe, au point par solidarité de se détourner de la volonté de leur employeur pour sauver l’un des leurs. Exilé reprend presque le même groupe d’acteurs (Anthony Wong, Lam Suet, Roy Cheung, Francis Ng, Simon Yam en antagoniste) dans des emplois similaires et un point de départ qui pourrait être dans la continuité de The Mission. Notre groupe de tueurs est envoyé à Macao pour assassiner un ancien frère d’arme (Nick Cheung) qui pourrait être le compagnon qu’ils ont aidé à fuir à la fin de The Mission. Cependant, les noms des personnages ont changé et leur passif personnel aussi puisqu’ils se rencontraient pour la plupart dans The Mission tandis qu’ici, ils semblent avoir fait leurs premiers pas ensemble au sein des triades. On a donc ce sentiment de suite avec des protagonistes qui sont dans l’idée les mêmes, mais aussi une variation puisque les modifications déplacent les enjeux du récit par rapport à The Mission.

Le film de 1999 partait d’un exercice de style froid pour évoluer vers un récit d’amitié, quand celui-ci est spontanément au cœur d’Exilé. Ce parti-pris installe une forme de connivence avec le spectateur qui accepte plus facilement les ruptures de ton ayant à la fois un rôle ludique et une portée émotionnelle. C’est le cas lors de la scène d’ouverture où les tueurs, après s’être longuement toisés puis affrontés, s’émeuvent de la présence du bébé et de l’épouse de leur cible pour finalement l’aider à emménager et partager un repas. Tout comme The Mission mais en plus stylisé, Exilé consiste en une suite « d’installation » propices à de nouvelles fusillades. Le décor, l’enjeu, la portée narrative et dramatique de chaque situation tiennent autant de la prouesse visuelle que d’une perpétuelle recherche d’émotion. Comme évoqué plus haut, le premier duel sert à retisser les liens entre les compagnons. La grande fusillade du bar rompt définitivement les attaches de nos héros avec leur milieu criminel et reprend, la sécheresse en plus, les codes de gunfights à la John Woo dans la manière de faire imploser un décor et créer le chaos. La seconde fusillade chez le médecin prend un élément plutôt rattaché à la comédie cantonaise (l’accumulation de plusieurs groupes de personnages antagonistes se cachant les uns des autres dans un lieu clos et exigu) pour travailler l’attente, la dissimulation. L’explosion de violence revêt une dimension poétique par les éléments de décors patiemment installés (les rideaux voltigeant aux rythmes des balles qui fusent, des belligérants qui se déplacent, l’effet de « vapeur » lors de l’impact sanglant des balles). La caractérisation minimale tient à la fois du passif de The Mission mais aussi de l’emploi récurrent et de la persona de plusieurs acteurs fétiches de Johnnie To, ce qui auréole les apartés légers et complices d’une portée supplémentaire. C’est même l’occasion de davantage les humaniser, le leader charismatique et implacable incarné par Anthony Wong se montrant ici plus vulnérable et faillible.

Même un nouveau protagoniste s’immisce harmonieusement dans cet idéel de fraternité guerrière, lors de la scène où le groupe se lie d’amitié avec un policier faisant ses preuves en décimant à lui seul l’ensemble des assaillants attaquant son fourgon. Le combat en plein air (renforçant l’influence western dégagée par la photo de Cheng Siu-keung) prend un tour ludique et respectueux quand nos héros admiratifs préfèrent enrôler le nouveau venu plutôt que l’affronter. Il y a donc une forme de belle mélancolie melvillienne rappelant toujours malgré eux ces professionnels à leur fonction. C’est toute la beauté de la séquence finale qui joue de tous ces registres : humour potache, vibrant sentiment d’amitié et carnage cathartique façon Peckinpah de poche. Exilé est un grand film trouvant l’équilibre parfait entre le Johnnie To formaliste expérimentateur et celui, sensible, laissant le mélo émerger de la maîtrise.

Justin Kwedi

Exilés de Johnnie To. Hong Kong. 2006. Disponible sur France TV