MUBI – Les Plaisirs de la chair d’Oshima Nagisa

Posté le 1 février 2022 par

MUBI propose dans sa sélection de janvier un petit détour par le Japon, l’occasion de (re)découvrir Les Plaisirs de la chair de 1965, l’un des premiers long-métrages du célèbre Oshima Nagisa.

Les Plaisirs de la chair raconte l’histoire de Wakizaka Atsushi, follement amoureux d’une jeune femme, Shoko. Après que Shoko a subi un viol, Atsushi la venge en tuant son agresseur. Il est alors démasqué par un fonctionnaire accusé de détournement de fonds, qui lui propose un marché. Atsushi doit cacher et garder précieusement l’argent du fonctionnaire pendant que celui-ci purge sa peine de prison et lui restituer après, sinon il se fera dénoncer de son propre crime. Atsushi, qui honore sa part du contrat pendant quelque temps, décide finalement, après l’annonce du mariage de Shoko avec un autre homme, de dépenser tout l’argent sale et de se donner la mort ensuite.

Quand bien même il s’agit des débuts cinématographiques du réalisateur, nous retrouvons dans Les Plaisirs de la chair des thématiques et expérimentations esthétiques propres à ce que deviendra le cinéma de Oshima. L’obsession amoureuse d’Atsushi pour Shoko qui le conduit à abandonner tout principe moral renvoie aux romances que le réalisateur a pu mettre en scène depuis Contes cruels de la jeunesse jusque dans son dernier film, Tabou. Puisque cette fois, l’amour est vécu à sens unique, la cinématographie s’adapte et s’applique à nous présenter davantage les impressions d’Atsushi qu’une représentation réaliste de ses aventures. Ce parti pris nous offre des scènes très travaillées sur le plan visuel, et ce dès le début du long-métrage avec la scène du mariage de Shoko où celle-ci avance en courant au ralenti parmi la foule immobile dans la pénombre jusqu’à rejoindre Atsushi. Les lumières se rallument et cette apparition fantomatique disparaît aussitôt tandis que Shoko entre dans la salle avec son mari. En une séquence d’exposition, le désir d’Atsushi mais également la dimension tragique et illusoire de celui-ci sont clairement représentés et même sublimés tout comme lui sublime Shoko. A ce titre, les sentiments d’Atsushi pour Shoko prennent d’ailleurs davantage de place dans le film qu’elle. Nous la voyons très peu et chacune de ses apparitions est soit un flashback et donc le souvenir d’Atsushi, soit une présence intangible qui apparaît et disparaît sans crier gare. De sa vie, nous ne connaissons que les passages qui « concernent » Atsushi, ce qui pourrait même faire douter de la véracité de son existence.

Cet amour qu’Atsushi est seul à alimenter et qui ne se manifeste que dans ses illusions entre en résonance avec le déroulement de sa dilapidation de l’argent sale. Les trente millions de yens dont a « hérité » Atsushi ne servent au final qu’à lui payer l’alimentation de ses fantasmes concernant Shoko. Il ne s’achète rien de matériel, préférant payer plusieurs femmes tour à tour pour lui servir de compagne de route jusqu’à sa ruine, et donc sa mort. Chacune de ses femmes correspond à une projection différente d’Atsushi sur Shoko. La première, une prostituée, ressemble physiquement à Shoko. La seconde est une femme mariée dans une relation abusive, ce qui permet à Atsushi de reprendre son rôle de « sauveur » comme lors de l’agression de Shoko, tout en alimentant ses fantasmes de l’arracher, un jour, à son mari, etc. La toute dernière des conquêtes d’Atsushi est d’ailleurs une femme muette qui l’obsède parce qu’elle représente à ses yeux une toile blanche sur laquelle projeter ce qu’il souhaite. L’argent ne lui sert donc pas à satisfaire un besoin mais à nourrir une répétition de son désir de plus en plus frustrante et destructrice pour lui. Mais il est vite renvoyé au fait que, même avec ces femmes qu’il paie, les relations prennent fin et aucune ne lui retourne ses sentiments. L’absurdité de certaines séquences, comme le marchandage avec un autre homme pour déterminer un partage de leur conquête commune, accentue l’artificialité de la situation qu’essaie de mettre en place Atsushi pour être enfin comblé.

Si le film se joue donc à l’échelle d’une relation amoureuse, on y trouve assez facilement un renvoi à un phénomène plus global. Oshima dépasse le dicton « l’argent ne fait pas le bonheur » pour en tirer que le désir, lui-même, ne fait pas le bonheur, ce qui, en pleine période de révolution sexuelle, revêt directement des implications politiques. Les éléments matériels qui relient les gens entre eux, à l’instar de la sexualité, une thématique qui là encore reviendra plus tard dans sa filmographie, sont ternis par la recherche de possessivité des hommes sur les femmes. Bien évidemment, le film peut difficilement être entièrement qualifié de féministe au vu de la présentation de certaines des conquêtes d’Atsushi. Si nous partons du principe que l’on assiste uniquement à ce qu’il perçoit du monde qui l’entoure, toutefois, cette dénonciation de la marchandisation du corps des femmes, qu’elles soient prostituées ou non, ne peut être évacuée pour autant.

Si Les Plaisirs de la chair n’est pas aussi imposant que certains des films majeurs de la filmographie du cinéaste, il mérite le coup d’œil, ne serait-ce que pour remonter à la source des leitmotivs d’Oshima tout en profitant de sa beauté plastique. La balade lancinante dans les illusions d’Atsushi a définitivement un aspect fascinant et sensible.

Elie Gardel.

Les Plaisirs de la chair d’Oshima Nagisa. Japon. 1965. Disponible sur MUBI

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