Troisième film du réalisateur philippin à sortir sous nos latitudes à l’ère vidéo, Bayan Ko (« Ma patrie« ) est l’ultime pamphlet contre le dictateur Ferdinand Marcos. Le Chat qui fume nous propose ce film éminemment politique de Lino Brocka, dans un écrin doré et une version restaurée maison d’envergure.
Turing est ouvrier dans une imprimerie. Son patron, M. Lim, lui fait signer un contrat lui permettant d’accéder à de nouveaux revenus, notamment pour prendre en charge sa femme enceinte, contre quoi il s’engage à n’adhérer à aucun syndicat. Pourtant, contre leurs conditions de vie misérables, ses collègues sont en train d’en monter un, et lui demande de l’intégrer. Dans les Philippines des années 1980, la vie des ouvriers est marquée par l’instabilité matérielle, les manifestations et les grèves, face à un pouvoir tyrannique… Turing, embringué par une mauvaise fréquentation, s’apprête à commettre un cambriolage chez son patron.
La France a redécouvert Lino Brocka, autrefois sélectionné à Cannes grâce à l’influence de Pierre Rissient, via deux éditions vidéo de Carlotta Films : Manille, dans les griffes des ténèbres, et Insiang. On y a observé un réalisateur engagé, attaché à décrire la frange ultra-précaire de son pays, en proie aux menaces de toutes parts. Bayan Ko se trouve dans ce sillon, à ceci près qu’il a été clairement produit et réalisé dans le but d’attirer l’attention de la communauté internationale sur le régime de Marcos et ses exactions.
Comme le signale Bastian Meiresonne dans son commentaire du film, Bayan Ko se révèle dans les détails. Quelques allusions, quelques dialogues, un figurant grimé comme une personne réelle restée dans les mémoires, sont là pour faire écho à une situation très précise, celle des Philippines des années 1980 et l’assassinat du principal opposant politique au dictateur. Sans ces références, difficile de saisir toute la substance du film, et pourquoi il a vu le jour. Pour autant, le métrage et sa construction en deux parties – un mélodrame syndical et une prise d’otage – se révèle fort intriguant en matière de scénario, et sait maintenir un certain suspense sur les tenants et aboutissants des actes de ses personnages. Cette qualité, le film le doit à son focus sur la misère des travailleurs pauvres, confrontés à une injustice sociale permanente.
La première partie, le mélodrame social, peut sembler austère en matière de mise en scène, avec beaucoup de scènes prises dans des environnements simples et des dialogues longs. Elle décrit cependant avec minutie le quotidien de la classe populaire à cette époque, l’état de délabrement de leur baraquement, la promiscuité, avec en face l’opulence dans laquelle vit le patronat et comment ce dernier, par des moyens pernicieux, botte en touche pour ce qui est de revaloriser la condition du salariat. Par exemple, Mme Lim, l’épouse du patron, au détour d’un dialogue, distribue les bons points en valorisant les ouvriers qui cassent la grève. Et lorsque la femme de Turing et son bébé sont interdits de quitter l’hôpital car l’ouvrier ne peut pas régler la prestation hospitalière, le drame est total, en même temps que la métaphore du régime oppressif en devient évidente. Dès lors, le film rentre dans le portrait d’une violence institutionnelle implacable, avant de se muer en film de violence physique.
L’axe final du scénario monte la tension crescendo et met en exergue ce qui caractérise chaque protagoniste. Ainsi, le copain de Turing qui l’a mené dans cette galère, est intéressant à analyser face à notre personnage principal. Il a connu la même misère que Turing mais a cédé aux sirènes du crime et de l’économie parallèle. Loin d’être un cas isolé, il témoigne de ce qui arrive dans les sociétés sans perspectives économiques ni démocratiques. Turing lui, face à la télévision qui l’interviewe, continue de revendiquer les droits ouvriers et crie à l’injustice. Sa place n’est pas dans une prise d’otage, il est l’incarnation de la classe populaire poussée dans ses derniers retranchements. Quant à la conclusion du film, improvisée sur le tournage, elle achève de plonger l’intrigue dans une spirale dramatique. Bayan Ko est une giclée de sang aspergée sur les yeux des spectateurs du monde entier, pour mieux les lui ouvrir.
Le chant de révolte « Bayan Ko », créé pendant l’occupation américaine et devenu l’hymne des résistants à Marcos, l’empathie envers les manifestants, et le final « amoral », sont autant d’arguments pensés pour gêner le dictateur d’alors, à juste raison. Lino Brocka a évité le pire, la prison à vie, grâce à ses soutiens internationaux. Bayan Ko, voilà une œuvre étendard du cinéma engagé face à l’oppression, qui ne se contente pas de montrer une situation donnée, mais place ses pions au niveau du montage pour mener une lutte. Pour cela, il faut voir Bayan Ko, car un tel exercice de cinéma politique a rarement été poussé à ce niveau.
Bonus
Tant pour le contenant que le contenu, nous tenons à souligner la qualité supérieure de cette édition de Bayan Ko chez Le Chat qui fume. Les bonus sont extrêmement riches et permettent une compréhension totale du film et surtout de son contexte. Le film a été restauré par l’éditeur lui-même, et outre le fait que la qualité en est excellente, une version UHD 4K est présente pour les spectateurs équipés. La restauration est tellement qualitative que ce disque 4K s’apprécie parfaitement dans ces conditions.
Lino Brocka par Bastian Meiresonne (1h). L’intervention de Bastian Meiresonne, spécialiste des cinémas asiatiques, est découpée en trois temps principaux : un passage biographique de Lino Brocka, une revue de sa filmographie et un focus important sur Bayan Ko, tant sur sa production que l’analyse du film en lui-même. Meiresonne ne semble omettre aucun détail sur son sujet et l’on ressort du bonus avec de nombreuses informations à propos du cinéaste et de ce qu’il a apporté au cinéma philippin. Surtout, les clés pour saisir chaque référence au contexte socio-politique sont bien présentes, tel que l’assassinat de l’opposant à Marcos, Benigno Aquino, dont l’ombre plane sur tout le film et notamment dans la flamboyante scène finale.
Bayan Ko présenté par Véra Belmont (archive de 1985, 8min). Un an après son passage à Cannes, un diffusion télévisuelle du film a lieu. Pour présenter la séance, Véra Belmont, la productrice française de Bayan Ko, vient éclairer les spectateurs de la vie du film aux Philippines, en France et dans le monde. À la vue de ce document, nous comprenons que dans le monde du cinéma, Lino Brocka était reconnu et réputé mondialement en son temps, à l’instar de King Hu, avant d’êtres redécouverts dans les années 2010. Par ailleurs, un extrait de l’interview de Lino Brocka par Yves Mourousi vient agrémenter les échanges entre Véra Belmont et le présentateur.
Interview de Lino Brocka (archive de 1984, 2min). Extrait d’un journal télévisé à propos du Festival de Cannes, ce court extrait permet de conserver quelques mots du réalisateur lui-même, qui évoque la force politique de son film et à quel point il pouvait être menacé.
Maxime Bauer.
Bayan Ko de Lino Brocka. Philippines. 1984. Disponible en combo UHD/Blu-ray chez Le Chat qui fume en novembre 2021.