Dans les années 2010, le Taiwan Film Institute a restauré ou sauvegardé de nombreux classiques du cinéma de l’île de Formose. Alors qu’à Paris, nous avons pu voir projeté au Festival Filmosa 2021 l’étrange Fantasy of the Deer Warrior, l’Anthology Film Archive propose actuellement en ligne et gratuitement cinq films des années 1960 du réalisateur Hsin Chi, en minnan sous-titré anglais. Les occasions de voir des classiques taïwanais sont rares, et nous profitons de cette opportunité pour vous parler de ces œuvres. Penchons-nous d’abord sur le film Encounter at the Station, sorti en 1965.
Tschui-giok et Kiok-long, deux étudiants, se rencontrent à la gare et tombent amoureux au premier regard. Cependant, la mère de Kiok-long désapprouve leur union, car Tschui-giok a travaillé comme hôtesse pour éponger les dettes de son beau-père. Elle préfère présenter à son fils une fille comme il faut, Hun-kiau.
Dans les années 1960, en marge du « réalisme sain » – films mélodramatiques en mandarin et en couleur à visée propagandiste – sortent sur les écrans de Formose des longs-métrages en langue taïwanaise (le minnan) et en noir et blanc. Encounter at the Station est de ces productions indépendantes, et s’éloigne de la vision paternaliste et confucéenne des films du courant susnommé. D’ailleurs, Encounter at the Station est à la croisée de plusieurs courants des cinémas d’Asie.
Le film débute avec des accents ozuesque, puisqu’il s’agit d’une romance contrariée par l’emprise des parents et par eux, de la mécanique de la société confucéenne, qui mène à un mariage arrangé. La popularité de cette thématique et due au plébiscite des films japonais en salles durant cette décennie. Le film emboîte le pas d’Ozu aussi sur son ton enchanteur, presque mignon, lorsque les deux amoureux se rencontrent dans ce cadre si charmant qu’est la gare. Hsin Chi pratique en revanche la rupture de ton multiple, si bien que le film étonne dans son déroulement, sans pour autant manquer d’une tonalité générale cohérente. La description de la misère dans laquelle est plongée Tschui-gok rappelle d’une part le néo-réalisme shanghaïen des années 1930 (les images de fin sur le lit d’hôpital semblent tout droit inspirées du Nouvelles Femmes de Cai Shusheng). Quelques images convoquent le cinéma coréen de l’époque contemporaine au film : la promesse d’un avenir radieux à deux fracassé contre le mur de la réalité se superpose à Early Rain, ou plus lointainement au tragique A Day Off. De l’autre côté de l’échelle temporelle, Encounter at the Stattion comporte déjà des éléments d’un cinéma taïwanais plus moderne. Ainsi, la face romantique et chantante de l’intrigue, tout comme la mise en perspective d’un couple où l’homme est bourgeois et la femme prolétaire, se retrouve dans le Cute Girl de Hou Hsiao-hsien. Le film de Hsin Chi a aussi, en moindre mesure, cette propension à filmer ses protagonistes rarement de près, rarement en champ-contre-champ, plutôt dans un cadre global, avec plusieurs plans riches en termes de poses des acteurs et des décors, évoquant les réflexions formelles du même Hou Hsiao-hsien à partir des Garçons de Fengkuei, son quatrième film. Enfin, le portrait des maisons closes, et la misère de la condition de la femme inhérente, est précurseur de tout un pan du cinéma chinois continental à venir, à commencer par Zhang Yimou.
Encounter at the Station est un film riche. Si plusieurs péripéties ne convainquent pas totalement, et semblent traitées ainsi pour tirer la larme facilement au prix de la vraisemblance, le long-métrage de Hsin Chi lance de nombreuses pistes qu’il clôt. La brutalité avec laquelle Kiok-long perd la raison à un moment de l’intrigue est compensée par la force de l’image de ses déambulations en ville avec son parasol, et l’accompagnement musical qui va de pair. Surtout, le triangle amoureux amène à un message de réconciliation et de compréhension mutuelle, où la solution est le rassemblement et non le choix unilatéral. Le confucianisme en prend un coup, et Encounter at the Station en devient résolument moderne. En un peu moins de deux heures, c’est une véritable saga familiale à laquelle nous assistons, un portrait précis d’une famille, un homme, deux femmes et les parents. Le jeu d’acteur des enfants, ainsi que l’écriture judicieuse de leur rôle, ajoute une portée dramatique. La petite fille, que l’on retrouve dans de nombreux films taïwanais des années 1960, porte dans ses larmes le drame de l’intrigue et des personnages de ses parents.
Hsin Chi est un réalisateur majeur du cinéma taïwanais d’avant la nouvelle vague. Sa redécouverte n’est pas chose aisée dans nos contrées occidentales, où les réalisateurs de sa catégories demeurent plus qu’obscurs. Le travail du Taiwan Film Institute est crucial, car le cinéma taïwanais n’ayant pas eu de portée internationale avant les années 1980, sauver ces films demeurent un combat solitaire pour Taïwan. Le travail de restauration est d’une facture admirable, laissant la part belle au blanc et à la lumière, offrant ainsi une image limpide et cristalline, sans éclat sur la pellicule, pour restituer au film une qualité plastique insoupçonnée.
Maxime Bauer.
Encounter at the Station de Hsin Chi. Taïwan. 1965. Projeté en ligne du 15 au 30 novembre 2021 dans le cadre d’une rétrospective Hsin Chi par l’Anthology Film Archive.