VIDEO – Coffret Abbas Kiarostami (1re partie)

Posté le 8 mai 2021 par

Tandis que les salles s’apprêtent à rouvrir, l’actu home cinema bat son plein. En plus de l’édition DVD/Blu-ray de son dernier film, 24 Frames, Potemkine permet de découvrir les linéaments d’Abbas Kiarostami. En revenant aux « années Kanoon » où l’auteur a réalisé ses premiers courts, moyens et longs-métrages pour l’Institut pour le développement intellectuel de la jeunesse (le Kanoon), s’offrent à nous les origines d’une Œuvre dont l’immensité rétrospective n’a d’égale que la simplicité d’apparence. Riche de près de 20 films et de nombreux boni, disponibles en 3 Blu-ray et 1 DVD, voici un tour d’horizon du coffret, en deux parties.

Restaurés en 2018 grâce à l’expertise sans faille du laboratoire l’Image Retrouvée, tous les films du coffret, des oiseaux petits et grands, se laissent découvrir dans un ramage comme neuf. 18 composent le tout, réalisés de 1970 à 89, période pendant laquelle Kiarostami a aussi réalisé deux longs-métrages, absents ici (Le Rapport et Où est la maison de mon ami ?), et qui précède sa véritable reconnaissance critique avec Close-Up (1990). Une grande partie de l’art du cinéaste repose sur la dialectique du simulacre et de son revers, du « réel et son double » comme dirait l’autre. En tous cas, sur la bascule à la fois divertissante et épiphanique des apparences. C’est le cas du ressort dramatique du Goût de la cerise (dont les intentions du protagoniste sont révélées tardivement), du propos de Copie conforme (dont la réflexion sur la simulation se mène jusque dans la réalisation) et jusqu’à son dernier film, 24 Frames, dont l’ensemble est un jeu de variation et de révélation photo-cinématographiques à partir d’une peinture.

Partant de cela, approchons ce coffret avec la même ambivalence, en deux temps, trois mouvements, du Pain et la rue (1970) à Hommage aux professeurs (1977). En tâchant de détailler combien chacun laisse poindre des motifs clés de l’auteur.

Le Pain et la rue (1970)

De la morale des enfants

Première réalisation de Kiarostami pour le Kanoon, sublimement restaurée, ce court de 11 minutes s’ouvre sur un air jazzy, dans un travelling latéral qui révèle un petit garçon. Il s’avance joyeusement dans la ruelle avec un pain barbari sous le bras tout en tapant du pied une boîte de conserve. Sa candeur va être rompue nette lorsqu’un chien lui barre la route en aboyant après lui. De peur d’être attaqué, le petit garçon se cache, espérant qu’une solution provienne d’ailleurs. L’action suspendue, le cinéaste se prête alors à une de ses tendances préférées : détourner son processus de mise en scène au profit d’une captation documentaire. Le conflit s’interrompt, la tension se suspend et Kiarostami enregistre les gestes, les reniflements et les bâillements du garçon, donnant presque lieu à un relevé anthropologique de comment bouge le corps d’un enfant iranien des années 70. Après avoir tenté de profiter du passage d’un vieil homme pour dépasser le chien, en vain, le petit garçon finit par vaincre sa peur en l’affrontant et en apprivoisant l’animal grâce au pain qu’il partage.

Dès ce premier court, s’exprime une véritable dimension morale (à distinguer du jugement de ses personnages, qu’il se garde bien d’asséner). Sur le Blu-Ray se trouve un commentaire de 5min très pédagogique conçu par Margot Grenier, idéal pour accompagner le film auprès du jeune public. « Tu partages la promenade d’un garçon qui a à peu près ton âge » dit-elle. En tutoyant son auditeur, en prenant le spectateur comme semblable au protagoniste, ce petit bonus rend le garçon encore plus proche, tout en disposant quelques clés accessibles d’éducation à l’image.

La Récréation (1972)

Du réalisme sonore

Générique : un jeune garçon, encore, gonfle un ballon. Sans accompagnement musical, cette fois-ci, saute aux oreilles l’acuité sonore des bruits d’ambiance. Ce sont ceux d’un couloir d’école qui plonge l’aventure dans une atmosphère réaliste, connectée au monde autour. Le cinéma de Kiarostami donne toujours à traverser le réel. Malgré le grand soin de leur réalisation, ce ne sont jamais des œuvres parnassiennes sous cloche. Ici, les montage et mixage son en sont la preuve. Les jeux de bascule des bruits sonores, des cris des garçons assourdissants aux seuls chocs des coups de pied dans un ballon, du tintement des brebis au vacarme des voitures qui fusent dans la rue adjacente, tout cela compose une présence nuancée et vivante du réel qui entoure le protagoniste. Ici aussi, comme dans le précédent court, un garçon est confronté à une menace. Non plus un chien errant mais les autres garçons, ses aînés, dans la partie de foot à laquelle il s’est introduit, se voyant ensuite pourchassé dans les ruelles.

La force éducative et esthétique de La Récréation, c’est donc sa grande attention au réel qu’il enregistre, affirmant d’emblée l’auteur iranien comme un épigone de Rossellini. Ça a été dit cent fois, mais ce deuxième court en porte la preuve. Le dernier plan est très beau : le cadre est coupé en deux : à gauche, les platanes qui jonchent la rue ; à droite, la route sur laquelle s’enfilent les voitures et au côté desquels marchent le petit garçon, s’éloignant comme Chaplin avant le générique de fin. On peut imaginer que ce cadre composant ce long plan final, c’est la métaphore de la vie d’être humain : passer de l’état de nature, apaisé, à l’état d’urgence de la civilisation.

Expérience (1973)

Du réel en véhicules

Une fois de plus, tout commence par un garçon, adolescent cette fois. Il apparaît entouré du silence de la chambre noire, du bruit des voitures et des mots qui s’infiltrent de l’extérieur. Ce premier presque-long (54min) porte sur le quotidien d’un jeune homme à tout faire dans un studio de photo. C’est, naturellement, très tentant de voir dans cette figure d’un apprenti photographe l’autoportrait juvénile de Kiarostami. Ce cousin perse du Sicusia de De Sica et de l’Antoine Doinel de Truffaut arpente les rues d’une ville.

On trouve pour la première fois le véhicule comme vecteur documentaire, sillon duquel se déplie la réalité. La moto avec laquelle le petit garçon et son grand frère se rendent d’un point à un autre de la ville, on la retrouvera dans Close-UpTen et jusqu’à Like Someone in Love. Au fil de ses déambulations, il croise régulièrement une jeune femme, dont l’absence de fichu laisse indiquer qu’elle provient d’une famille bourgeoise.

La mise en scène sonore reste assez taiseuse, composée en très grande partie de bruitages et d’un mixage entre l’intérieur et l’extérieur, le proche et le lointain. Contrairement aux deux premier courts, où un élément déclenche l’action, ici tout n’est qu’affaire de temps suspendu, de journées qui passent et souvent se répètent. Se dessine en creux, dans l’amour contrarié de ce jeune apprenti pour une adolescente d’une autre classe, la fracture sociale à l’œuvre dans l’Iran des années 70.

 

Le Passager (1974)

De l’empathie à feu doux

S’ouvrant par des trémolo de cithare et un match de foot dans la rue, le film se visse à la figure fuyante du jeune Ghassem Jolaï, traité de bon à rien par son professeur, sa mère, sa tante et son père qui le bat. Les ruelles servent encore de ponctuation aux événements et souvent de rampes desquelles le spectateur s’avance dans le film. Pour la première fois, Kiarostami construit de véritables échanges dialogués, ce qui permet d’entendre la musique des intonations persanes. Savant scénariste, doublé d’un réalisateur pudique, l’auteur met en scène une séquence où Ghassem se fait frapper les mains à la baguette par le directeur d’école pendant qu’un enseignant apprend la circulation du sang à une classe jouxte. De cette alternance ironique, chacun y lira ce qu’il voudra.

Tout ce premier long-métrage (71min) est motivé par le rêve de Ghassem d’aller à Téhéran voir l’équipe nationale jouer au foot. Pour financer son voyage, après avoir tenté de vendre l’appareil photo de son père, il s’improvise photographe dans la cour d’école, moyennant finance. L’événement et les intentions du personnage servent de prétextes, comme dans tous les premiers films du cinéaste, à saisir la trace du réel, le tout filant un récit ô combien universel d’école buissonnière. Le côté spectaculaire, aux yeux des enfants, repose sur la fuite et la passion avec lesquels Ghassem outrepasse les autorités.

Comme à son habitude, l’humanité des personnages de Kiarostami ne se donne pas d’emblée, elle se gagne par la patience, au fil du film. Il faut presque attendre la scène de rêve finale, pendant que Ghassem s’assoupit dans un jardin public, pour comprendre l’oppression du milieu qu’il tentait de fuir, derrière ses sourcils constamment froncés.

Là aussi, dans le Blu-Ray, une belle analyse pédagogique accompagne les enfants. Elle invite le jeune spectateur à être un enquêteur qui s’aventure dans l’énigme du film. Y compris pour les adultes, ce bonus permet de le retraverser avec distance. On y ressent notamment l’importance de l’argent dans les enjeux du personnage, dans l’accession réussie ou empêchée à son rêve.

Deux Solutions pour un problème (1975)

Du choix comme engagement éthique

Premier film en couleur du cinéaste. Après un générique à la craie sur tableau noir, le film s’ouvre et énonce un problème moral comme une équation mathématique. À partir d’un livre prêté entre Dara et Nader et rendu abîmé, s’ouvrent deux options, comme le « ou bien » éthique de Kierkegaard. La première : après que le livre ait été constaté abîmé, s’enchaînent plusieurs gestes de violence pour réparer le méfait, de plus en plus durs, selon la loi du Talion. La deuxième : un appel moral et logique à la non violence et à une réparation convenue sans vengeance.

La réalisation découpe chaque geste, chaque regard, chaque objet dans l’espace, par souci de clarté pédagogique et comme pour appeler, dès l’enfance, à traiter les préjudices avec rationalité. Ce court initie une sorte d’encyclopédie populaire et multiple compilée par Kiarostami.

Moi aussi je peux (1975)

De l’être humain comme animal

En présentant à deux écoliers des extraits en animation d’un kangourou, un ver, une souris, un cheval, un poisson, un singe, l’un des enfants imite la façon de se déplacer de chaque animal, jusqu’à ce que lui soit montré un oiseau. Cette petite fable ludique sur les limites, ou pas, de l’être humain correspond parfaitement au projet éducatif de la Kanoon. Ce genre de court modeste nous enseigne combien le génie rétrospectif de Kiarostami provient aussi de ses premiers temps, durant lesquels il s’est fait la main, approchent la faculté d’observation et l’esprit joueur des enfants. Et montrant, à son échelle, combien l’être humain est aussi un animal parmi les autres.

Les Couleurs (1976)

De la beauté plastique

Devant l’éclat des couleurs, détaillées et illustrées pour enseigner aux enfants le spectre chromatique, on peut penser aux courts de Resnais (Le Chant du Styrène) et de Paradjanov (Sayat Nova). Dans ces plans fourmillants, accompagnés d’une musique sautillante, Kiarostami met les teintes en feu. Un outil parfait, y compris pour les enfants d’aujourd’hui, pour apprendre les couleurs : à quoi correspond le rouge ? Le vert ? Le jaune ?…

À partir du jeu de reconnaissance des couleurs, un petit garçon pense aux voiturettes quand il voit le rouge des feux de signalisation. Sans transition ou presque, l’enfant se retrouve alors propulsé pilote d’une de ses mini-voitures de course. Le film accélère son double travail esthétique : l’accumulation et le rythme allègre du montage. Une fois de plus, tout cela consigne une certaine époque de l’Iran des années 70. Et ce qui fascine, c’est à quel point tous les éléments qui sont filmés pour identifier les couleurs, pourraient l’être en Europe, confortant une passerelle à travers les décennies et les cultures.

 

Le Costume de mariage (1976)

Des prémisses de la synthèse

L’une des premières séquences suit une Vespa mobile dans les rues de Téhéran. Par le cadre, le mouvement, l’atmosphère, comme dans Le Passager, on se croirait déjà dans Close-Up. Dans le magasin d’un couturier, deux jeunes garçons s’échangent des regards : l’un, apprenti, épaule son tuteur au travail, l’autre en costume, accompagné de sa mère, feuillette une revue people. Dans ce regard où s’échangent évaluation mutuelle et complicité, ce sont deux classes sociales qui se toisent.

Dans les nombreux panoramiques, préfigurant ceux de Où est la maison de mon ami ?, Kiarostami fait exister les lieux, donne une épaisseur aux espaces. Le travail d’un enfant chez un artisan et les rapports de classes vus dans Expérience, le récit moral entre ami vu dans Deux Solutions pour un problèmetout cela est repris dans ce presque-long (57min).

De l’ensemble en ressort une scène remarquable : un soir, le garçon qui coud le costume tant convoité est rejoint par Mamad, le jeune serveur apprenti karatéka qui insiste pour le porter un soir. Mais le couturier a déjà refusé de le prêter à Hissein, son meilleur ami. Meilleur ami qui, du haut de son balcon, épie la scène parce que ce soir, il compte bien finalement lui aussi le porter en ville. La relativité de la réalité selon le point de vue qui l’interprète, problématique fondamentale chez l’auteur, se trouve déjà formidablement exprimée dès cette séquence. Et l’architecture du scénario, extrêmement importante dans le cinéma iranien, s’avère ici éminemment exemplaire.

Hommage aux professeurs (1977)

De l’estime des pédagogues

Les personnes raisonnées, humbles et soucieuses de transmettre sont souvent des figures discrètes chez Kiarostami mais importantes, récurrentes. Les adultes orgueilleux et empêtrés dans leur ignorance violente, tout aussi présents chez lui, s’opposent à ces sages. Dans ce court-métrage de 16min, le maître iranien rend hommage aux professeurs des écoles. On y entend certains déclarer : « Enseigner n’est pas un métier, c’est une art« , « C’est une profession sacrée« , « Le métier d’enseignant est le meilleur métier sur le plan spirituel« . Le film se situe 2 ans avant la révolution iranienne où le pouvoir chiite viendra recomposer le système de pensée du pays. C’est donc sans le savoir que le cinéaste enregistre les derniers souhaits d’un Iran tourné vers le progrès intellectuel et vers l’édification d’une jeunesse éclairée. Ce qui interroge aussi, à défaut d’amuser ironiquement, c’est le constat partagé par plusieurs enseignants que le métier est sous-payé. Même en Iran, même en 77, le problème était le même qu’en France en 2021. Le commentaire témoigne que la gratification morale compense cette maigre considération. Le sentiment du sacerdoce servait déjà la faible estime financière du métier de professeur. En filigrane, le film tresse la figure de l’enseignant comme du tuteur d’une forêt, responsable de dresser, par foi, les rameaux et les plantes qui composeront les arbres de demain. Sentiment d’abandon de soi dans la transmission parfaitement traduit lors de la séquence du vieil homme qui traverse une salle de classe dépeuplée, abandonnée au soleil et aux quatre vents des fenêtres ouvertes.

9 autres films, courts et longs-métrages, composent ce coffret, agrémenté de boni à la fois didactiques pour les enfants et passionnants pour les cinéphiles. Nous vous en dirons plus très bientôt sur East Asia

Flavien Poncet

Abbas Kiarostami : les années Kanoon. Iran. 1972 – 1989. Disponible en édition DVD/Blu-Ray le 04/05/2021 chez Potemkine.

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