Dernière pièce de la « carte blanche thaï » sur la plateforme Henri de la Cinémathèque française, Dark Heaven (Sawan mued en version originale) de Rattana Pestonji est un film en tous points unique pour les cinéphiles thaïlandais. Long-métrage en 35 mm et en couleurs de 1958, créé par un metteur en scène voulant faire évoluer le cinéma thaïlandais et interprété par un chanteur populaire et une reine de beauté dont les apparitions au cinéma sont rares, le film est une chaleureuse comédie musicale féministe et antimilitariste.
Une orpheline, Nien, vole de la nourriture à un homme riche. Elle est sauvée de justesse par Choo, un éboueur, qui la cache dans sa roulotte. Il la ramène chez lui et ensemble, ils débutent une idylle. Mais la guerre les rattrape : Choo est mobilisé au front. Il conseille à Nien de se faire passer pour un garçon et de reprendre son travail d’éboueur. Nien, qui l’attend patiemment pendant plusieurs mois, se fait découvrir par une riche et gentille femme, qui l’adopte. C’est alors qu’un jeune médecin qui gravite dans les cercles bourgeois la remarque et veut l’épouser…
La première phase du film peut induire en erreur le spectateur. Choo, ayant sauvé Nien pour qui, cela se voit, il craque, a l’air d’user de sa position de sauveur face à Nien qui ne sait même pas si elle peut lui faire confiance. Ce n’est qu’une fois chez Choo que le garçon se montre vraiment tendre et que Nien s’ouvre à lui. La réalisation joue, à l’instar d’un autre classique thaïlandais, Santi-Vina, avec la dilatation du temps, le phrasé lent des personnages sonnant comme une incantation langoureuse et mélodique, jusqu’aux passages réellement chantés de comédie musicale, matérialisation de l’éclosion des sentiments. La mise en scène travaille aussi l’espace. La maison de Choo est relativement vide, à l’image d’une scène de théâtre, et permet aux protagonistes de se mouvoir tels des danseurs. Le seul mobilier disponible, une fausse radio dans laquelle Choo chante pour séduire Nien, est utilisé avec beaucoup de poésie. C’est après cette séquence de pose solide que le film se déploie dans toute sa complexité.
Dark Heaven brille par la fausse naïveté de son propos. Comme le rappelle la plateforme Henri dans son descriptif, le film laisse transparaître l’idée qu’une femme a le choix de son futur époux. Il s’agit de l’enjeu de la seconde partie du film, le personnage du jeune médecin étant source de troubles pour Nien. Pour résoudre cet enjeu, la narration et la construction des personnages font preuve d’une efficacité remarquable. Le désir de Nien est emmené par un appareil narratif puissant : une fois Choo parti au front et un nouveau foyer trouvé, la mère adoptive de Nien fait état d’une grande bonté d’âme, qui sonne juste, et son statut de la haute société lui permet largement d’appuyer les décisions de sa fille, pour peu qu’elle soit d’accord – et sa bienveillance ne laisse aucun doute quant à son avis sur la question. La bonne, truculente, achève de ridiculiser le riche homme qui se croyait de toute évidence dans son bon droit d’imposer un mariage. Cette structure de liens entre les personnages féminins est établie avec un sens aigu de la justice sociale, à travers le triomphe de volonté de Nien, une orpheline issue des classes populaires projetée dans un milieu où les conventions règnent. Le trio de protagonistes féminins va ainsi faire plier la bourgeoisie masculine, dépeinte comme sans empathie et trop entreprenante. L’écart qui subsiste entre eux est d’ailleurs matérialisé par la distance physique qui sépare les deux groupes. Choo, marqué par la guerre – et cela est évoqué avec beaucoup de pudeur – est revenu infirme. Homme pauvre mais bon, il sera affranchi par cette bourgeoisie féminine. Le film se termine ainsi sous les meilleurs hospices et tord le cou au pessimisme d’une société conservatrice, pessimisme qui tend à dramatiser inutilement tout un pan du cinéma.
Avec l’écriture minutieuse de quelques personnages principaux et des décors de studios judicieusement aménagés, Dark Heaven fait le portrait d’une large situation sociétale, marquée par les conflits armés et par les disparités entre ces riches, revenus de l’étranger, et les prolétaires, qui croupissent dans les rues. Avec un sens de la mesure, Dark Heaven fait du protagoniste de la mère adoptive un personnage pivot, qui a le pied matériel dans la bourgeoisie et le pied spirituel chez la classe modeste. Ce faisant, le réalisateur Rattana Pestonji raccroche son propos à celui de Henri Langlois, qui disait après revoir revu les Lumière lors d’une projection pour télévision : « qu’est-ce qui est démodé chez Lumière ? La bourgeoisie. Qu’est-ce qui est moderne ? Le prolétariat. ». Le couple nouvellement formé se dirige ainsi vers la modernité, en même temps que le cinéma thaïlandais qui a achevé sa transformation technique.
Maxime Bauer.
Dark Heaven (Sawan mued) de Rattana Pestonji. Thaïlande. 1958. Disponible sur Henri jusqu’au 06/07/2021.