Deuxième long métrage de Shinoda Masahiro, Jeunesse en furie est une peinture de l’agitation politique du Japon en 1960 à travers le portrait d’étudiants ancrés dans un pays agité par des troubles politiques. Hédonisme, consommation de masse, engagements idéologiques, contestations sociales, traditions familiales mises en péril… Shinoda fixe dans ce film un pays au début d’une décennie explosive… dans la société et pour le cinéma !
En 1960, le studio Shochiku fait feu de tout bois et laisse des réalisateurs encore peu expérimentés tourner rapidement des films inspirés de la Nouvelle Vague française, dans le but de coller à l’air du temps et, si possible, de remporter un succès public à moindre frais. 1960 est également une année de contestation politique avec une vague de manifestations organisées au printemps pour faire annuler le Traité de coopération mutuelle et de sécurité entre les États-Unis et le Japon (ANPO). La Shochiku ne perd pas de temps et commande deux films sur ces événements. En août, Shinoda Masahiro, ancien assistant réalisateur d’Ozu, sort Jeunesse en furie, d’après un scénario de Terayama Shuji, alors inconnu et âgé de 25 ans. En octobre, Oshima Nagisa sort Nuit et brouillard au Japon qui est retiré de l’affiche par la Shochiku au bout de 3 ou 4 jours d’exploitation (une décision politique, à lire ici pour en savoir plus).
Les deux films ont un traitement bien différent des mêmes événements et de l’engagement politique.
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Je t’aime ANPO, beaucoup, passionnément, à la folie…
Shinoda donne le ton dès le générique, très simple mais éloquent : au bruit de bottes militaires et à une voix off allemande (eins, zwei, drei !) succèdent une musique jazz et des panneaux monochromes agrémentés de photos de Mussolini, Hitler, Trotski, Franklin Delano Roosevelt et… de jeunes femmes occidentales presque nues.
Un condensé de l’état d’esprit d’une jeunesse japonaise née de la Seconde Guerre mondiale et biberonnée à la consommation et au loisir. La première scène inscrit le film dans la mouvance des films de la Taiyozoku (la Tribu du soleil) : une bande d’adolescents bourgeois qui profitent de la fin de l’été à la plage, sur un bateau à voile ou dans un appartement bien équipé, au rythme des derniers disques de jazz, dans la frénésie des baisers et des corps nus, signes d’une certaine libération sexuelle. La rentrée universitaire conclut cette parenthèse hédoniste et oisive. Le sable chaud laisse place à la cafétéria du campus et, surtout, aux salles de réunion de la Fédération des étudiants démocrates.
Le temps est à la politique : discussions sur la guerre d’Algérie, le trotskisme, la bourgeoisie décadente et, sujet principal du film, le Traité de coopération mutuelle et de sécurité entre les États-Unis et le Japon (ANPO) qui prolonge les accords mis en œuvre entre les deux pays en 1952 sur l’économie mais surtout, sur la présence de militaires américains sur le sol nippon. Un traité contesté par le Parti socialiste et les mouvements politiques et étudiants classés “à gauche”. Les discussions sont vives au sein de l’organisation étudiante quant aux actions à mener pour faire rejeter ce traité qui doit être ratifié par le Parlement avant l’été.
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Les enfants de la bombe atomique et du loisir
Takuya, le personnage principal, adhère à la Fédération des étudiants démocrates mais sans réelle conviction. Cynique et désabusé, il estime vaine toute manifestation et craint même la fin du Traité nippo-américain. Il déclare devant ses camarades médusés : “Empêcher le Traité peut être une bonne chose mais qu’arrivera-t-il si les Etats-Unis arrêtent de soutenir économiquement le Japon ?”. Plus tard, devant un membre important du Parti conservateur, censé être son ennemi idéologique, il parle au nom du groupe et affirme avec provocation : “Nous, les étudiants, sommes pragmatiques. Nous voulons devenir riches et coucher avec de jolies femmes. Alors, les hommes qui jouent au golf et conduisent leurs grosses voitures, on veut soit les éliminer soit devenir comme eux”. Pour citer Robespierre, “l’argent corrompt ceux qui le possèdent et ceux qui l’envient”.
Ces deux prises de parole montrent combien Takuya est un personnage déboussolé dont le discours provocateur n’est pas celui attendu, ni par les étudiants ni par les politiques au pouvoir. Homme à femmes accumulant les conquêtes sans jamais s’engager, ami aussi bien avec des fils de la haute bourgeoisie qu’avec des gens de rien, c’est le produit d’une époque de troubles politiques et sociaux : un enfant de la bombe atomique, du Japon humilié et détruit, de la culture américaine et de la consommation de masse. On pense à Jean-Luc Godard et son portrait de la jeunesse dans Masculin-Féminin, ces “enfants de Marx et de Coca-Cola”. Dans un entretien accordé au journal Le Monde en avril 1966, Godard disait des jeunes Français : « Ils sont influencés par le socialisme – pris dans un sens économique très moderne – et par la vie américaine. La lutte des classes n’est plus telle qu’on nous l’a apprise dans les livres. Autrefois Mme Marx ne pouvait pas être mariée avec M. Coca-Cola, aujourd’hui on voit beaucoup de ménages comme ça.” C’est la même chose au Japon mais exacerbée par le fait que les Etats-Unis sont présents militairement sur le sol nippon.
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Tokyo Renaissance
Le mal-être de Takuya provient aussi de son passé familial : c’est un fils illégitime, un bâtard. Si ses camarades sont également des produits d’un syncrétisme historique et politique baroque, ils sont malgré tout enracinés dans un héritage familial fort de plusieurs générations : ainsi Michihiko, riche bourgeois, est issu d’une famille qui a prospéré dans le commerce grâce à l’ouverture économique de l’ère Meiji ; ainsi Mizushima, étudiant issu d’une famille dont le père mort a sans doute servi de chair à canon pendant la Seconde Guerre mondiale ; ou Yoko, dont le nom est sali à cause d’un scandale de corruption politique qui a entraîné le suicide de son père…
Ce n’est pas un hasard si Takuya récite un poème de Langston Hughes, poète noir américain, homosexuel, et figure essentielle de la Harlem Renaissance des années 1920. Il a écrit de nombreuses poésies et pièces de théâtre pour affirmer l’existence d’une culture noire, peu importe qu’elle soit reconnue par le pouvoir dominant. Il a ainsi écrit le texte The Negro Artist and the Racial Mountain. Le message, en substance : nous existons et nous sommes là, que ça vous plaise ou non. Dans Jeunesse en furie, Takuya récite un poème qui commence par les mots “Respecte-moi” comme s’il s’agissait de son seul certificat d’existence. Terayama Shuji, scénariste alors inconnu, citera Hughes dans d’autres de ses œuvres à venir, notamment dans le roman Devant mes yeux le désert. Pour une Tokyo Renaissance ?
Takuya, personnage à la Drieu la Rochelle
Takuya est donc là, que cela plaise ou non, et il agit comme on l’a dit de Bob Dylan en 1966, lors de sa période électrique, en brûlant non pas la chandelle par les deux bouts, mais en se servant d’un chalumeau pour consumer le milieu. Il vit intensément mais se lasse vite. De ses amis, de ses amours, du syndicat étudiant. Il épingle ses dernières lubies sur son mur, illustré de photos arrachées des magazines étrangers Life et Time. Un patchwork pour le moins hétéroclite : Hitler, Staline, Roosevelt, Castro, des pin-up… Quelle cohérence y trouver ? Simple fascination pour le pouvoir ? Cheminement idéologique passant d’un extrême à l’autre ? Succession de fantasmes et de déceptions ?
Alors que l’action de ses camarades étudiants contre le Traité nippo-américain pourrait être le prélude à une contestation plus large, Takuya s’en détourne en soulignant son inutilité. Même lorsqu’il entend à la radio que des manifestants étudiants ont investi l’aéroport de Haneda le 10 juin et empêché une rencontre entre les autorités japonaises et un émissaire d’Eisenhower, Takuya reste de marbre. Pour lui, un seul type d’action peut faire avancer la politique : la violence.
Enfant de la bombe atomique, quoi de plus normal que de vouloir dynamiter le Parlement ? Dans sa volonté de destruction, Takuya diffère des nihilistes russes 1870 et des anarchistes français 1890 dont les actions directes avaient un but et répondaient à un dogme politique et philosophique. Takuya agit plus comme un personnage de roman de Drieu la Rochelle (ou Drieu la Rochelle lui-même) : par désespoir profond d’un être désabusé, éternel insatisfait revenu de tout et incapable de s’attacher à quoi que ce soit. À la France affaiblie après la Première Guerre mondiale répond le Japon moribond et sous perfusion américaine après 1945. Les idéologies fusent. Takuya en adopte certaines avant de les jeter, comme un vêtement passé de mode. Tout comme Constant Trubert, héros des Chiens de paille, dernier roman de Drieu la Rochelle (aucun lien avec le film de Sam Peckinpah !), renvoie dos à dos collaborateurs et résistants français dans les années 40, Takuya ne prend pas parti, ou plutôt, se place au-dessus de la mêlée. Quand lui prend l’envie de tuer l’ennui, il passe à l’action. Intensément et sans préoccupation des conséquences. Une vaine quête d’absolu. “Qu’est-ce que l’éternité ? Une minute excessivement intense”, Drieu la Rochelle dans son roman État civil.
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La tentation terroriste, déjà là
Jeunesse en furie se conclut par les manifestations de juin 1960, avec une foule compacte d’étudiants, banderoles à la main, qui converge vers le Parlement. Ces manifestations ont réellement existé. Le 15 juin, une militante communiste, Kanba Michiko, a même trouvé la mort lors d’affrontements avec la police.
Ces manifestations du mois de juin sont également évoquées dans Nuit et brouillard au Japon d’Oshima Nagisa. C’est même lors d’une manifestation que se sont rencontrés les deux étudiants dont le mariage est célébré dans le film. Contrairement à Shinoda dont la mise en scène est classique et correspond aux drames des films sur la jeunesse, Oshima est moins conventionnel. Nuit et brouillard au Japon est proche du théâtre filmé, avec de longs travellings et des jeux de lumière pour mettre en avant les acteurs qui prennent la parole, face caméra. Un théâtre brechtien où l’artifice est volontaire et les prises de parole outrées.
Là où Shinoda reste discret sur les discours politiques, peu nombreux dans Jeunesse en furie, Nuit et brouillard au Japon est une anthologie d’allocutions portant sur les différents courants du communisme, avec des pinaillages dogmatiques sur le stalinisme, le trotskisme ou le socialisme… Même si tous ces discours tournent en boucle et mènent au final à une atomisation des militants incapables de s’entendre sur les actions à venir. Le film se termine dans une impasse là où un espoir existe dans Jeunesse en furie, avec sa foule en marche. Un espoir mais, déjà là, la tentation terroriste avec le personnage de Takuya.
Le terrorisme sera le choix de plusieurs groupuscules issus du syndicat étudiant Zenkyoto. À la fin des années 60, la Faction Armée rouge prend les armes et se constitue en armée clandestine. Le 3 novembre 1969, 53 activistes sont arrêtés dans un chalet de montagne alors qu’ils préparaient un attentat contre le Premier ministre japonais. En 1970, la Faction Armée rouge organise plusieurs attentats à la bombe contre la police. La suite sera encore plus sanglante avec, en 1971, la séparation de la Faction en deux branches : l’Armée rouge unifiée (pour des actions sur le sol japonais) et l’Armée rouge japonaise (pour des actions internationales).
Marc L’Helgoualc’h.
Jeunesse en furie de Shinoda Masahiro. 1960. Japon