NETFLIX – The Yin-Yang Master: Dream of Eternity de Guo Jingming

Posté le 6 mars 2021 par

Près de 20 ans après son adaptation japonaise par Takita Yojiro, le cinéaste et écrivain Guo Jingming adapte, en Chine, Onmioyji de l’écrivain japonais Yumemakura Baku. Cette nouvelle vision donne The Yin-Yang Master: Dream of Eternity et c’est disponible sur Netflix !

En 1983, Tsui Hark réalise le désormais légendaire, Zu, les guerriers de la montagne magique. Ce qu’il fait en portant une telle œuvre à l’écran, c’est agrandir le champ des possibles du cinéma chinois, et donc faire d’un pan de la littérature populaire chinoise, une matière de cinéma. Car contrairement à ce que l’on peut facilement croire de ce côté du globe, Zu n’est pas vraiment du wuxia, pas que du wuxia. Tout comme Green Snake. Même s’ils semblent partager des éléments similaires, Zu ou Green Snake font partie d’un autre genre littéraire qui n’a qu’un nom universitaire/théorique (hérité des catégories de la fin du XIXème siècle et du début du XXème siècle) et qui n’est pas réellement un nom d’usage, le xianxia, qui peut être aussi appelé cultivation world par les anglophones et qu’on appellera ici « monde transcendantal ». Ce genre ou du moins, ce regroupement d’histoires et de récits, peut être facilement reconnaissable par le fait qu’il se déroule dans un monde d’énergie, d’aura et de pouvoirs et que ses personnages ont des capacités surhumaines. Ainsi, ils ont accès à d’autres dimensions de la réalité ou une vision « supérieure » de cette dernière. Ces histoires se mélangent parfois avec des histoires mythologiques qui, elles aussi, constituent un autre genre, celui de la mythologie chinoise ou « histoires de dieux et démons ». Les différences et les similarités de ces trois genres sont du même ordre que celles entre le roman de chevalerie/chanson de geste, l’heroic fantasy et le péplum. La transformation de cette matière littéraire en matière de cinéma est donc liée à ce que permet la technique au cinéma comme nouvelles expressions esthétiques. C’est pour ça que Zu nous apparaît toujours comme une œuvre folle et expérimentale car le genre sur lequel Tsui Hark construit sa mise en scène et ses images invitent cette virtuosité. Il faut travestir le réel le plus possible pour qu’il s’accorde aux visions poétiques et éthérées du monde transcendantal. Ainsi chaque incursion de Tsui Hark dans ce genre en particulier lui permet de pousser le cinéma de chaque époque dans ses retranchements techniques pour offrir aux spectateurs ce monde de pures sensations, de symboles et d’énergies. Aujourd’hui, l’omniprésence des techniques digitales dans le traitement des effets, de l’image voire des corps des acteurs est tel que l’on peut se permettre de représenter ce qui était de l’ordre de la sensation, de la fulgurance et de la suggestion il y a 30 ans. Ainsi on passe de Zu à Detective Dee, d’une période du cinéma à une autre, sans pour autant perdre l’objectif de rendre justice à cette expression littéraire par les moyens de l’image en mouvement.

Guo Jingming est d’abord un écrivain à succès en Chine et est autant détesté qu’admiré. Alors que subsistent plusieurs polémiques (pour plagiats) autour son œuvre littéraire qui a eu un impact énorme sur la jeunesse chinoise des années 2000, il adapte ses romans et d’autres au cinéma jusqu’à occuper une place culturelle assez importante. Ce qui fait de l’écrivain et cinéaste une figure aussi controversée en dehors des polémiques, c’est son style extravagant. Il représente à lui seul tout une partie de l’industrie du divertissement chinois contemporain. Le style de Guo Jingming se reconnaît à son goût pour l’exagération et la grandiloquence. Ainsi, lorsqu’il adapte le roman Onmyoji, il opère à deux niveaux. Il s’inscrit dans la tendance populaire des histoires du « monde transcendantal » qui sont des succès à la télévision chinoise depuis les années 80 et qui règnent sur le box-office chinois durant les années 2010, mais il tente également d’investir cette imaginaire par une voie plus sophistiquée, celle d’un écrivain japonais qui s’inscrit aussi dans cette héritage culturel (originaire de Chine, mais commun à d’autres pays voisins). Le casting témoigne de cette double opération, Mark Chao, acteur taïwanais, occupe le rôle principal de Maître Qing Ming après le méga succès du drama Eternal Love (qui est également une histoire transcendantale) en 2017 dans le monde sinophone et surtout dans les deux derniers Detective Dee de Tsui Hark. Deng Lun, pur produit de l’industrie du divertissement chinoise, lui donne la réplique. En plus de combiner un casting qui réunit différents acteurs des cinéma chinois, Guo Jingming les met au service de son histoire d’amour extravagante.

L’amour est au centre de beaucoup de ces histoires transcendantales. Comme dans Green Snake, c’est ce qui définit les interactions entre les personnages et le cœur de cette esthétique. Guo Jingming choisit d’exploiter au maximum les possibilités des effets numériques pour mettre en scène ce monde d’énergie et d’auras. Dès l’introduction, on assiste à un combat spectaculaire entre le maître de Qing Ming et le démon serpent, ce combat qui semble se dérouler dans une autre dimension nous renseigne sur l’esthétique qui façonne l’entièreté de l’œuvre. Là où les cinéaste hongkongais misaient tout sur le montage et donc sur une puissance cinétique, l’adaptation japonaise misait sur une sorte de picturalité. Guo Jingming choisit le spectaculaire par la facilité de représentation que permet le digital et par la profondeur de champs numérique. Il choisit de pousser l’immersion d’une altérité dans ces images. Le spectateur épouse la vision du monde des personnages car ce n’est pas là que se joue l’œuvre. Les scènes d’actions perdent par ce fait le dynamisme et l’impact d’œuvres du même genre pour gagner en clarté, en matière, ce qui est paradoxal. Notre regard est contraint de se conditionner à ses formes numériques comme à une réalité éventuelle, ce que faisait Tsui Hark dans Journey To The West: The Demons Strike Back. Ce monde fantaisiste ne cache pas la matière fantaisiste à son origine par les effets digitaux mais existe comme une transcription de l’esthétique littéraire propre à ce genre. C’est probablement un point faible de l’œuvre mais ce n’est pas là qu’elle semble situer sa puissance. Il s’agit surtout de mettre en scène deux amours interdits aussi transcendants que transgressifs. Pour, in fine, épouser le paradoxe de ce genre dans le cinéma chinois.

L’amour le plus évident est celui qui rythme l’œuvre et qui entraîne sa narration, celui entre les deux amants que même la mort ne peut séparer. Si c’est un lieu commun du genre, Guo Jingming choisit de le montrer également comme un lieu commun du cinéma. Il utilise une structure de flash-back et d’enquête comme dans les Detective Dee pour exprimer ce mystère et cet amour maudit. On apprend par une suite de révélations attendues ce qui se jouait sous nos yeux depuis le début. Cette partie « drama » des adaptations d’œuvre du « monde transcendantal » est celle par laquelle le réalisateur tente de nous dévoiler l’autre histoire amoureuse, celle qui le concerne. C’est l’histoire entre les deux hommes, cette romance homoérotique que les combats et les joutes symboliques ne font que surligner. On peut penser que c’est un trope propre au genre et hérité du cinéma hongkongais, mais comme dans ce dernier, Guo Jingming avance masqué. Un tel blockbuster, dont la sortie était prévue pour la période du nouvel an lunaire (plus grande période de fréquentation annuel des salles en Chine) ne peut ouvertement montrer une romance homosexuelle. Pourtant, le style camp du cinéaste, connu et reconnu, permet de mettre en scène cette romance à travers les apparences d’un monde spirituel et de l’adaptation d’un roman japonais. Le réalisateur, dont la subtilité n’est pas la principale qualité, ne cesse de mettre en évidence la romance qui se joue entre les deux protagonistes masculins, par de grands effets, des jeux de regards, jusqu’au sacrifice dans le dernier acte. La grandiloquence du dispositif esthétique ne sert qu’à détourner de cette chose simple qui se déroule de manière évidente. Car si Tsui Hark réactive ce genre dans son cinéma à l’aube des années 80, c’est parce qu’il contient en son sein une transgression inhérente aux impératifs moraux. Et c’est en investissant une forme similaire que Guo Jimging tente de nourrir son film de cette substance subversive, tant bien que mal. Il va même jusqu’à assumer l’esthétique héritée du jeu vidéo, car Omnyoji est également un RPG sur PC puis un jeu sur mobile qui a eu un succès monstre en Asie à la fin de la dernière décennie. Difficile de ne pas voir dans l’affrontement final l’influence de l’esthétique vidéoludique aussi bien dans le design des deux protagonistes que dans la structure du combat lui-même, en plusieurs étapes. Ce combat entre les deux couples vient encore une fois souligner ce qui intéresse le réalisateur, là ou la romance « traditionnelle » est condamnée systématiquement à l’échec, cet amour digital, numérique et codé est célébré. Un nouvel horizon s’ouvre pour les amants qui ne disent pas leur nom, comme le montre la dernière séquence entre les deux hommes à travers un romantisme camp assumé.

Alors que l’adaptation japonaise reposait sur une sorte d’émerveillement et d’épouvante baroque propres à la culture populaire japonaise dont les effets ne faisaient qu’accompagner l’inquiétante étrangeté de la narration, cette réinterprétation révèle les enjeux de l’imaginaire chinois, entre toute puissance et subversion. S’il y a matière à penser ou à questionner l’ordre établi, qu’il soit moral ou autre, le pouvoir que les techniques contemporaines ont donné au cinéma chinois lui permet aujourd’hui de réactiver une puissance inhérente à sa littérature ou à son héritage artistique. Par exemple, la censure locale fait que les histoires de fantômes ne peuvent se dérouler que dans le passé, ce qui ouvre une brèche pour les cinéastes les plus talentueux à porter un discours incisif sur la réalité dans le cinéma qui s’en éloigne le plus possible. Cette maîtrise relative du cinéma virtuel offre aujourd’hui des œuvres intéressantes par des réalisateurs moyens, comme c’est le cas ici. Dans cette bataille de l’imaginaire dont les histoires du monde transcendantal ne sont qu’un moyen de représentation, The Yin Yang Master: Dream of Eternity s’en sort bien mais semble presque se perdre totalement dans les impératifs commerciaux. Mais n’est pas Tsui Hark qui veut, car si l’industrie cinématographique chinoise a pu devenir en quelques décennies une entité incontournable, les images de ses plus grosses productions peinent à porter le regard nouveau de véritables cinéastes. Au moins, Guo Jimgming aura essayé, on attend le prochain.

Kephren Montoute

The Yin Yang Master: Dream of Eternity de Guo Jingming. Chine. 2020. Disponible sur Netflix le 19/12/2020