En 1979, King Hu réalise Raining in the Mountain, l’un de ses wu xia les plus fameux avec son actrice fétiche Hsu Feng. Aux confins du film d’art martiaux et d’un récit sur le pouvoir, Raining in the Mountain convoque tous les avatars du cinéma de King Hu, alors à l’apogée de son art. Ce texte est la première chronique du coffret King Hu paru chez Spectrum Films, et sera suivi des critiques du film All The King’s Men et du livre King Hu de Roger Garcia.
Sous le règne des Ming, le Monastère des Trois Trésors compte parmi ses pièces de grande valeur un rouleau légendaire rédigé par Xuan Zang. Alors que le vieux maître songe à trouver son successeur, il invite des notables de confiance pour lui prodiguer conseil : un riche marchand, un bouddhiste laïc de grande vertu et un général, gouverneur de la région. Mais ces invités n’ont qu’une idée en tête, mettre la main sur le précieux rouleau. Tous trois sont accompagnés d’acolytes pour mener à bien cette mission de subtilisation, à commencer par le marchand qui a engagé la voleuse de renom Renarde Blanche et qu’il présente comme son épouse. En parallèle, les trois meneurs placent leur pion et s’associent avec des moines locaux, en les recommandant à la succession, dans l’optique qu’ils leur cèdent l’item. Mais le maître n’est pas dupe et va trouver en la personne d’un condamné, dont la peine à été commuée en exil aux Trois Trésors, un précieux soutien pour faire tomber les masques.
En 1979, King Hu tourne simultanément en Corée ce qui demeure deux de ses pièces maîtresses taïwanaises : La Légende de la montagne et Raining in the Mountain. Le premier est un film d’art martiaux et de fantômes, une fresque folklorique de 3h, qui par son évocation spirituelle et sa longueur contemplative peut sembler difficile d’accès, mais qui n’en demeure pas moins une fable chinoise éclatante. Le second, qui nous intéresse, est un wu xia pian a priori plus traditionnel, mais cachant plusieurs influences cinématographiques et poursuivant une intention puissante liée à l’évocation du bouddhisme.
Raining in the Mountain s’amorce sur trois personnages, incluant Hsu Feng, se rendant au Monastère, guidés par un objectif très précis. Très vite, Hsu Feng revêt sa tenue de voleuse et accompagnée de son complice Serrure d’Or, part à la recherche du rouleau de Xuan Zang. Ils déambulent à deux, d’une façon symétrique dans ce décor quasi-labyrinthique. Ils croisent dans la foulée le personnage de Shih Chun, qui campe un moine arriviste associé au général, et ainsi s’achève l’introduction du film. L’apparition de Shih Chun, couplée à la graphie des deux protagonistes courant de manière martiale dans le décor, est un pont fait avec le segment final de A Touch of Zen. A la fin de ce film que King Hu réalisa en 1971, Shih Chun, héros de l’histoire, disparaît et laisse la place à une Hsu Feng combattante, qui se bat en binôme dans un dédale de forêt ; l’intrigue se termine en apothéose dans un bouddhisme lumineux et triomphant. Le raccord fait entre les deux films évoque celui que, par exemple, tenta d’exécuter Sergio Leone avec l’impasse mexicaine finale du Bon, la Brute et le Truand et dont un écho devait se faire dans Il était une fois dans l’Ouest (Leone ayant voulu, à la base, la présence des trois acteurs du Bon, la Brute et le Truand pour incarner les trois tueurs à gage malheureux de Charles Bronson dans la mythique séquence introductive). À l’instar de Leone, King Hu compose ses films de sorte à ce qu’ils se répondent. En l’occurrence dans Raining in the Mountain, il s’agit de doubler l’évocation d’une vertu spirituelle qui vainc les mauvaises intentions et les vices humains, en ressuscitant les héros déchus de A Touch of Zen pour les confronter une nouvelle fois. Raining in the Mountain est également une autre variation du huis-clos que King Hu a déjà largement expérimenté dans Dragon Inn et L’Auberge du printemps, car l’action de son film de 1979 se déroule presque exclusivement dans le Monastère et ses forêts alentours, de telle sorte qu’une fois les personnages présentés les uns aux autres, ils soient laissés à leurs desseins sans possibilité de retour en arrière.
Raining in the Mountain arbore une seconde facette en plus d’une réflexion sur la politique des auteurs à laquelle adhère pleinement King Hu. Le film se veut une expression pure et forte d’un récit d’espionnage et de luttes de pouvoir à l’écriture solide. Couplé à quelques séquences de kung-fu, il parvient à devenir une œuvre de divertissement durant laquelle on se plait à voir les protagonistes se cacher, se dévoiler, se tromper, manipuler, et s’affronter à la mort. Une bonne dizaine de personnages principaux parsèment l’œuvre, avec chacun des interventions efficaces dans cette intrigue aux multiples rebondissements. Chaque acteur emporte avec lui ses caractéristiques : Hsu Feng et le charisme qui a toujours transparu dans le sérieux de son visage bien sûr, le regard profond de Shih Chun, l’aura de guerrier expérimenté de Tien Feng, la solidité martiale de Ng Ming-choi… King Hu se sert de ces attributs pour l’aider dans l’image, car il croit en l’évocation visuelle du cinéma. Cette facette de son œuvre lui vient de sa passion pour l’Opéra de Pékin, auquel il ne cesse de faire référence dans les mouvements et la gestuelle de ses acteurs. Le rouleau mythique, objet de toutes les convoitises, est un élément ludique de l’intrigue, car le monde tourne autour de lui sans que l’on ne sache jamais la teneur de son enseignement. C’est en effet sa valeur matérielle acquise par une grande réputation au fil des âges qui motive l’intrigue, et dont la spiritualité bouddhiste entend se débarrasser.
King Hu réitère la conclusion de A Touch of Zen, dans laquelle les passions sont purgées par une sagesse supérieure, et la justice restaurée par le bouddhisme. Loin de tout prosélytisme, il s’agit surtout d’une stylisation du bouddhisme, qui permet à King Hu d’accoucher autant d’une pellicule à la beauté renversante – judicieusement restaurée en 2K par le Taiwan Film Institute en 2018 – qu’une conclusion écrite comme un terrassement absolu du mal, et la force narrative qu’un tel procédé induit. Raining in the Moutain est à la fois une histoire d’une efficacité redoutable et un ensemble de tableaux emprunts de poésie telle qu’on la connaît chez le metteur en scène chinois, de la calligraphie qu’il a lui-même réalisée pour le générique de début jusqu’à la direction artistique complète, les vêtements traditionnels et les décors de toute beauté.
Bonus
Le disque de Raining in the Mountain comporte deux bonus achetés et traduits de l’édition blu-ray britannique Masters of Cinema, un module de restauration issu du Taiwan Film Institute et trois compléments menés par Spectrums Film. Quel qu’en soit l’origine, nous sommes en présence d’un contenu de haute volée pour une édition Blu-Ray et nous tenons à souligner la qualité générale du travail accompli sur le coffret de Spectrum Films.
Commentaire audio de Tony Rayns (2h01, durée du film). Tony Rains, spécialiste anglo-saxon des cinémas chinois, brosse le parcours de King Hu et la genèse de Raining in the Mountain avec une grande fluidité et énormément d’informations capitales concernant la production du film. Tony Rayns, qui a lu beaucoup de notes de King Hu et l’a rencontré, peut expliciter le parcours du réalisateur pékinois, de son arrivée à Hong Kong dans les années 1950 jusqu’à sa mort relativement jeune aux États-Unis dans les années 1990. Rayns le décrit comme un homme attaché à ses intérêts cinématographiques, axés sur les questions philosophiques, culturelles et sociales chinoises avec un goût pour le formalisme, et qui s’y est accroché, quitte à y perdre un public à la recherche d’une plus grande modernité de ton, modernité dont King Hu ne manquera pourtant pas de faire preuve à certains égards. Obsédé par l’écrivain Lao She, la calligraphie, et avec un goût prononcé pour le bouddhisme sans y adhérer religieusement, la direction artistique a toujours été un élément fondamental du travail de Hu. Il en assure d’ailleurs l’exécution sur Raining in the Mountain, ainsi que le montage. Raining in the Mountain a été tourné en doublette avec La Légende de la montagne, écrit par son épouse Chung Ling afin de satisfaire les exigences de la Corée pour obtenir des avantages de production sur place – réaliser au moins deux films en était une condition importante. À ce sujet, de nombreux techniciens, seconds rôles, figurants sont Coréens, par exemple le vieil abbé. Pour des soucis d’authenticité, obtenir ce décor en Corée était le chemin le plus satisfaisant pour Hu. Notre commentateur décrit Raining in the Mountain comme le dernier film de l’âge d’or du réalisateur, débuté avec L’Hirodelle d’or en 1966, précédé par des films moins personnels et suivis par des films trop insatisfaisants d’un point de vue artistique. Dans les faits, Rayns intervient peu sur les moments-clés du film ; il nous livre en revanche une véritable petite conférence, sans passages creux et avec même de solides notions de culture classique chinoise, sur ce maître du cinéma chinois, dont le travail est redécouvert dans les années 2010 grâce à la restauration de ses films et aux sorties Blu-Ray en Occident.
Essai vidéo de David Cairns (20 minutes). Sur un montage élégant, David Cairns énonce les composantes précises et les qualités du cinéma de King Hu, en particulier sur Raining in the Mountain. On en sait ainsi plus sur les influences littéraires du metteur en scène par la citation d’ouvrages précis, dont il fait explicitement référence dans ses films par leur synopsis, à l’image de sa trilogie de l’auberge. Quelques scènes sont minutieusement décortiquées et, bien que plus court et moins riche que le commentaire audio de Tony Rayns, il le complète par des données très précises et approfondies sur ses gimmicks. La vidéo est agrémentée de plusieurs photographies de King Hu, à Cannes et en tournage, des images devenues rares.
Module de restauration (4 minutes). Un classique avant-après de la restauration du film par le Taiwan Film Institute. Comme à l’accoutumée, ce genre de document permet de se faire une idée sur le travail des restaurateurs, mais il faut rappeler que les pires morceaux de copies montrés ne se retrouvent que rarement à disposition du public dans des éditions vidéo.
Interview de Ng Ming-choi (45 minutes). L’interprète de Serrure d’or et chorégraphe sur Raining in the Mountain et La Légende de la montagne revient sur la longue amitié qu’il a entretenue avec King Hu et à ce titre, son témoignage s’avère très précieux sur plusieurs plans. Il raconte précisément les tournages qu’il a vus de l’intérieur ainsi que la façon de travailler de Hu sur le plateau et à la ville. Il revient longuement sur les difficultés à financer de telles fresques historiques et comment King Hu s’est sacrifié pour y parvenir. Très touchant, il évoque la relation maître-élève de King Hu et Ann Hui, comment Ann Hui a hérité de son savoir-faire et comme elle est venue à son aide par pure amitié sur Painted Skin en 1993. Ng fait état de certaines tensions sur les tournages de 1979 en Corée, notamment par rapport aux budgets et au déclassement du personnel coréen qui a fait grève. Son discours est fourni en informations précises sur le plan technique et en matière de cinéma, et s’avère un bel hommage à King Hu, le réalisateur qu’il respecte le plus.
Interview de John Zorn (5 minutes). Le musicien alternatif John Zorn énonce l’importance dans sa créativité de certains artistes de tous horizons, ce qui fut le cas de King Hu lorsqu’il le découvrit lors d’une rétrospective dans les années 1970. Ce curieux bonus est une belle déclaration d’amour d’un artiste à un autre, par-delà les époques et les cultures, qui plus est, mis en image et en musique d’une manière aussi originale qu’agréable.
Clip (5 minutes). Création commandée par Spectrum Films, ce clip consiste en un montage dynamique de scènes de Raining in the Mountain sur une composition de John Zorn. La fusion des univers des auteurs offrent un objet intriguant. Notons le montage en parallèle de deux scènes pour offrir une rythmique à la musique, qui n’est pas sans rappeler un procédé de montage qu’utilise régulièrement King Hu pour faire résonner deux lignes scénaristiques en apparence sans lien.
Maxime Bauer.
Raining in the Mountain de King Hu. Taiwan-Hong Kong. 1979. Disponible dans le coffret King Hu édité par Spectrum Films en janvier 2021.