Trois films d’Abdoulla Karsakbaïev ont été présentés lors de la deuxième édition du Festival du Film Kazakhstanais en France : Je m’appelle Koja (1963), Matin anxieux (1966) et Le Goût âpre de l’enfance (1983). Focus sur ce dernier, film d’apprentissage et voyage initiatique de trois adolescents pendant la Seconde Guerre mondiale.
Le Goût âpre de l’enfance nous transporte en 1943, loin des zones de la guerre, dans le sud du Kazakhstan. Dans les kolkhozes, les villageois transportent sur le fleuve Syr-Daria les marchandises nécessaires pour le front et l’arrière : nourriture, farine, sel, kérosène mais aussi les lettres des soldats à leur famille. Zeynolla, vieux capitaine d’un bateau de marchandises, embarque dans sa tournée sa petite-fille Dariga ainsi que Moukhtar et son cousin Amir. Lors d’un accident, Zeynolla disparaît. Les trois adolescents sont alors livrés à eux-mêmes sur le fleuve sauvage.
Comme Shimizu Hiroshi au Japon, Abdoulla Karsakbaïev est réputé pour ses films sur l’enfance. C’est le cas du Goût âpre de l’enfance. Si Je m’appelle Koja rappelle Les Aventures de Tom Sawyer (les tribulations d’un élève turbulent dans les steppes), Le Goût âpre de l’enfance s’approche plus des Aventures d’Huckleberry Finn, une découverte du pays et un rite de passage à l’âge adulte grâce à une dérive en bateau sur le fleuve Syr-Daria. Comme dans l’œuvre de Mark Twain, ce voyage initiatique fluvial est beaucoup plus grave que la joie et l’insouciance qui se dégagent de Je m’appelle Koja.
Inexpérimentés et apeurés, les adolescents découvrent le pays et les affres de la guerre : d’abord menacés par la faune environnant le fleuve (moustiques et loups), ils décident de continuer la livraison des marchandises et se confrontent aux villageois : des pillards mais surtout les mères des soldats partis au front auxquelles ils apportent les mauvaises nouvelles (mort de leurs enfants). Ils sont également porteurs d’espoir et de joie auprès des villageois, littéralement coupés du reste du monde : en plus de fournir de la nourriture, ils servent de scribes pour les analphabètes qui veulent écrire des lettres à leurs proches.
Les portraits des adolescents sont saisissants : Dariga, la petite-fille de Zeynolla, se veut être une « femme forte » malgré son jeune âge. Fille d’un kolkhoznik, cette forte tête se veut plus mature et débrouillarde que les deux garçons. Elle se vante de savoir lire et écrire depuis l’âge de 5 ans et n’hésite pas à traiter ses compagnons de « trouillards », surtout Amir, un citadin dont le père est mort à la guerre, qui n’a pas l’habitude de la nature et du travail manuel. Clin d’œil à Staline, celui-ci se défend de ne pas être « un homme d’acier » mais prendra peu à peu ses responsabilités après l’accident de Zeynolla en devenant capitaine du bateau.
S’il est très réaliste et montre de manière quasi ethnographique la vie rude et isolée des villageois, Le Goût âpre de l’enfance n’est pas dépourvu de poésie. Le voyage initiatique fluvial n’est pas sans rappeler Le Bateau Ivre d’Arthur Rimbaud : « Comme je descendais des Fleuves impassibles, / Je ne me sentis plus guidé par les haleurs ». Une fin brutale de l’enfance et une certaine libération malgré les agitations du voyage, avec la naissance des sentiments amoureux et l’apprentissage de l’histoire du Kazakhstan, comme dans cette scène où le bateau passe sur les rives de la ville antique et en ruines de Chardara, un des berceaux du pays.
Le Goût âpre de l’enfance (qu’on peut également traduire par La Rivière salée de l’enfance) est le dernier film d’Abdoulla Karsakbaïev, qui meurt en 1983.
Marc L’Helgoualc’h
Le Goût âpre de l’enfance d’Abdoulla Karsakbaïev. 1983. URSS. Disponible sur le site du Festival du Film Kazakhstanais en France