Cette année, le Festival des 3 Continents permet au grand public de découvrir gratuitement des œuvres fortes. Ce soir sera disponible le premier long-métrage du cinéaste chinois Bi Gan, Kaili Blues.
Entre chronique sociale hallucinée, film de gangster abstrait et conte bouddhique, Kaili Blues est un premier long-métrage singulier, qui nous plonge dans un univers cinématographique (trop ?) rare. Un médecin mélancolique et rêveur, Chen, se retrouve obligé d’intervenir dans une histoire de gangsters qui lui coûte 9 ans de prison. A sa sortie, il n’a plus de repères, il ne lui reste que des souvenirs, un rêve de ce qu’était sa vie, de ce qu’elle est, et de ce qu’elle deviendra. Le film s’ouvre sur une citation du Soutra du Diamant « L’esprit passé est inatteignable, l’esprit présent est inatteignable et l’esprit futur est inatteignable », et conditionne le spectateur, ou du moins lui indique qu’il se doit d’abandonner ses repères pour se perdre dans le rêve, comme son protagoniste principal. Avec un budget final de 100 000 yuans, soit environ 15 000 euros, le jeune cinéaste s’applique à la fois à nous offrir un univers intime (Kaili est sa ville) qui dilue ses références avec une justesse atypique, et une expérience onirique unique.
Kaili Blues est un film-rêve comme le proposent Tarkovski, Hou Hsiao-hsien ou Tsai Ming-liang,cinéastes dont l’ambition commune est de ne pas occulter ou singer le réel, mais de le transcender dans ce qu’il a de plus prosaïque avec tous les moyens que peut proposer le cinéma. Le film joue avec cet onirisme du quotidien, par les mouvements de caméra à 360° et la composition des plans qui semblent nous offrir plusieurs niveaux de réalité ou dimension, dans le même espace. C’est une idée inhérente au bouddhisme de voir la réalité comme une illusion, et en cela, le film joue de cette dualité par un jeu de miroirs et de réflexions, dans le rétroviseur des motos, ou les morceaux de miroir. L’espace du film est façonné par cette vision hallucinée, qui est autant celle du spectateur que celle de Chen. Par des idées simples, Bi Gan nous plonge dans un monde intérieur, comme lorsque Chen joue dans un stand de tir pour parler à son demi-frère de son fils Weiwei. Une poutre au milieu du champ sépare l’espace en deux. Les personnages font le même mouvement avec leur fusil mais offrent deux points de vue différents au spectateur, l’un de dos, l’autre de profil sur le même plan. Ou encore, alors que les personnages discutent d’une montre dans une salle qui semble tout droit sortie de Stalker, la caméra par un simple mouvement nous montre un train qui surgit du mur. Parfois, c’est simplement le contraste des différentes couleurs ou les lumières présentes à l’écran qui provoquent cet effet. L’espace se définit par une suite de sensations, de mouvements, de paroles, comme dans un rêve ou un poème.
Cette maîtrise de l’espace atteint l’acmé dans la deuxième partie du film qui est en majorité un plan-séquence de 40 minutes. Loin du gadget ou de l’effet tendance, cette performance permet à la fois au film d’atteindre une certaine grâce à l’aune de son univers (et de son budget), mais surtout, elle nous montre la maîtrise du jeune cinéaste, qui, par la pertinence et l’audace de ce choix, touche presque une sincérité de l’acte cinématographique, que seuls quelques happy few pouvaient revendiquer. Cette séquence nous plonge dans un village que nous découvrons en temps réel, le spectateur épouse la vision de Chen qui vient de sortir de prison, nous nous émerveillons comme le personnage, qui par ce « trip » trouve les clés de son présent, et donc du film pour le spectateur. C’est un lieu qui concentre l’ensemble des émotions du film, la mélancolie, les regrets, les actes manqués, l’amour. Dans un moment de temps suspendu lors de ce fameux plan-séquence, nous suivons Yangyang, une jeune femme originaire de Kaili qui s’arrête soudainement durant sa promenade, elle entend le train, elle ne peut l’entendre d’où elle est car c’est justement l’objectif de Chen d’aller à la gare pour retourner à Kaili, elle entend donc son futur, celui de Chen, celui de Weiwei qui devra la quitter, celui du film.
Le temps est la matière principale du film. Si, a priori, l’onirisme rend évidents les jeux avec l’espace, ce que l’on voit, ce rapport au temps, est vraiment le produit d’une philosophie de vie que l’on peut retrouver chez Hou Hsiao-hsien ou Tsai Ming-liang, et c’est ce que l’on ressent. Il n’y a pas de passé, de présent ou de futur dans leur cinéma, il y a seulement le temps de la vie, celui que l’on croit avoir vécu, celui des instants qui nous ont marqués, celui des souvenirs. Le film se construit sur cette logique, comme une introspection. De cette vision de l’extérieur par l’intérieur surgit la poésie, et ce sont ces poèmes que l’on entend dans le film comme des fantômes qui nous donnent des bribes de l’esprit du film. Chaque poème (ils ont tous été écrits par Bi Gan lui-même) portent des symboles de ce que nous voyons ou allons voir. Le film n’est pas une contemplation presque « divine », il respire dans des moments musicaux, atmosphériques (après tout, la traduction du titre original porte cette idée, « Pique-nique au bord de la route »), comme ces longs plans où l’on suit un personnage à scooter ou cette vision à la première personne dans la voiture qui peuvent rappeler les plans de Goodbye South, Goodbye. A l’instar de ce dernier, des personnages tentent de vivre une vie qui est déjà passée, ils essayent tant bien que mal de remonter le temps. La nostalgie intrinsèque à Kaili Blues vient aussi de cette écrasante vérité, que le seul moyen de retourner dans le passé, ce sont les souvenirs. Bi Gan l’a compris : le cinéma, depuis ses débuts, que convoque le train omniprésent dans Kaili Blues, n’est qu’une fabrique de souvenirs. Il n’y a plus de réalité dans les souvenirs, seuls les sentiments sont réels. Kaili Blues n’est peut-être que le dernier songe d’un homme dont il ne reste que les souvenirs et un lieu, Kaili, qui ne sont plus dissociables. Dès lors, ce poème en intertitres de La Cité des douleurs (Kaili ?) de Hou Hsiao-hsien résonne en nous, « Les fleurs volent ici et là. Je les suivrai bientôt. Nous le ferons tous. »
Kephren Montoute
Kaili Blues de Bi Gan. Chine. 2015. Disponible le 23/11/2020 de 20h à 00h ici, dans le cadre du Festival des 3 Continents 2020