FFCP 2019 – KIM-GUN de KANG SANG-WOO

Posté le 14 décembre 2019 par

La sélection de la section Paysage du Festival du Film Coréen (FFCP) était particulièrement forte, faisant la part belle aux traitements percutants de sujets difficiles et à des premiers long-métrages prometteurs. Parmi les meilleures découvertes figure indéniablement Kim-Gun de Kang Sang-woo. Un puissant documentaire qui revient sur les traces du soulèvement de Gwangju et examine plus largement ce qu’il reste d’un traumatisme national.

Qui est le jeune homme armé sur cette photographie emblématique du soulèvement populaire de Gwangju ? En 2015, le politicien conservateur Jee Man‑won, analyses faciales à l’appui, affirme qu’il s’agissait d’un agent nord‑coréen mandaté pour inciter à la violence contre le gouvernement dictatorial sud-coréen. Les survivants n’acceptent pas cette théorie du complot ; une témoin des événements de mai 1980 croit d’ailleurs y reconnaître Kim‑gun, un simple sans abri vivant sous un pont de Gwangju. 

La révolte et le massacre du mois de mai 1986 à Gwangju est fondateur dans l’histoire contemporaine de la Corée du Sud. La fiction s’en est maintes fois emparée, reconstituant les événements et leur impact sur ses participants et ses témoins (comme dans A Taxi Driver de Jang Hoon) ou en analysant les répercussions politiques à travers un destin individuel (comme a pu le faire Im Sang-soo dans Le Vieux jardin). Le point de départ de Kim-Gun aurait lui-même fait un formidable film de fiction. En effet, cette quête de l’identité de « l’homme de la photo », devenu un symbole de résistance pour les uns et une opportunité conspirationniste pour les autres, possède en soi des enjeux dramaturgiques sur lesquels tout bon scénariste rêve de tomber. Pourtant, Kang Sang-woo choisit la forme documentaire. Il se donne ainsi la liberté d’aller plus loin que la simple investigation et d’examiner les séquelles collectives et individuelles de tout un pays, et de toute une génération. Le résultat est une réflexion à la fois brillante et bouleversante sur la résilience face aux traumatismes. De la manière la plus digne et la plus respectueuse qui soit, Kim-Gun rouvre de vieilles blessures pour mieux les panser et rend un vibrant hommage à ceux qui restent en portant l’espoir que son travail puisse rendre ne serait-ce qu’un semblant de justice à ceux qui furent sacrifiés.

Pour son premier long-métrage, le réalisateur Kang Sang-woo se met complètement au service de son sujet et laisse le fond influer sur la forme. Ce qui ne revient pas à dire que le film est formellement quelconque : si la mise en scène reprend en grande partie les codes du documentaire d’investigation avec des choix visuels simples et fonctionnels (entretiens en champs/contre-champs et des intermèdes explicatifs schématiques assez traditionnels mais efficaces), elle bénéficie d’un montage tout à fait remarquable. A la fois très minutieux et constamment dynamique, le réalisateur construit son enquête comme un film à puzzle, égrainant les révélations de manière à créer une forme de suspense et faisant un usage judicieux des archives présentes tout du long comme un moyen d’illustrer un contexte mais également d’impliquer le spectateur dans le récit et dans la recherche. Cette volonté, ou plutôt cette exigence, d’implication est d’ailleurs une des grandes qualités d’un film lui-même totalement dévoué à démonter un à un tous les éléments utilisés par l’extrême-droite pour remettre en cause la légimité du soulèvement. Kim-Gun est un documentaire-enquête dans le sens le plus noble du terme : ne cédant jamais aux sirènes du sensationnalisme ou du pathos, ce qui pourrait être le risque avec un tel sujet, ni à la tentation de jouer au plus malin, le film ne dérive jamais de son objectif d’informer, d’écouter et de déclencher une réflexion. Il reste minutieux dans sa méthode et profondément lisible dans son traitement malgré le flot d’informations à la fois factuelles et contextuelles délivré au spectateur. Le film nous happe dans cette enquête passionnante où l’on se prend à attendre fébrilement chaque progrès et à faire nos propres conjectures. Il nous bouleverse également au moment de son dénouement, révélant une vérité tragiquement attendue, bien que redoutée. En une séquence de témoignages, montrée dans sa totalité avec pour seul effet l’émotion digne et insoutenable de son narrateur, le film redonne vie un instant à l’homme de la photographie, non pas la figure quasi-mythique (symbole de tout un mouvement ou outil d’une propagande opportuniste) qu’il est devenu mais le courageux jeune homme tombé victime parmi tant d’autres pour le laisser enfin reposer en paix.

Il se dégage du film une calme détermination à redonner une voix à la figure paradoxale qu’est ce Kim-Gun (état civil qu’on lui attribue mais sur lequel le film laisse un certain flou, triste réalité du brouillard de la mémoire individuelle et collective). Immortalisé par l’objectif, figé dans une époque et dans une posture, il est une image à laquelle chacun peut faire dire ce qu’il souhaite. En utilisant les archives photographiques comme point de départ et fil rouge de son récit, le réalisateur examine le pouvoir des images : celui qu’on leur donne (pour se souvenir ou pour transmettre) et celui dont on use (pour manipuler et distordre la vérité). Et en multipliant les entretiens avec les acteurs du soulèvement de Gwangju, il propose une réflexion percutante et juste sur le devoir de mémoire. Cet aspect du film vient se mêler à l’investigation et se révèle être le coeur d’un projet qui monte en puissance et gagne en ampleur à chacun de ces témoignages, nostalgiques, douloureux, tendus aussi parfois. Tous venant souligner l’importance de la parole humaine quand les images ne suffisent plus. Néanmoins, et c’est aussi en ça que le film se distingue brillamment, le réalisateur refuse de verser dans l’élégiaque. Il n’hésite pas à soulever les paradoxes liés au souvenir du soulèvement, perçu par ses acteurs comme le meilleur et le pire moment de leur existence, et même à laisser la valeur de son propre projet être interrogé quand un homme, violemment brutalisé en 1980, lui reproche de rouvrir des blessures par simple orgueil ou vanité. Cette scène, d’une force inouïe, démontre la volonté infaillible de son auteur à se confronter à toutes les perspectives, à transmettre par la parole de ceux qui savent et ceux qui étaient présents, avec l’humilité et le respect qu’ils méritent et qui leur a été dénié il y a près de 40 ans.

Kim-Gun s’achève sur les retrouvailles de camarades, après des décennies, pour se souvenir et, peut-être aller, espérons-le, vers une forme d’apaisement. La caméra s’attarde sur eux avant de sortir et filmer les lieux du soulèvement, en apparence calmes et anodins mais chargés des larmes, des sévices mais aussi des espoirs de toute une génération qui a dû avancer sans jamais rien oublier. Avec une sensibilité et une intelligence qui rappelle le magistral livre de Han Kang, Celui qui revient, sur cette page sombre de l’histoire coréenne, Kang Sang-woo sonde le passé pour mieux l’aborder dans le présent : en le faisant sortir de l’image afin de redonner une identité et un sens à ces figures qui ne vieilliront jamais.

Claire Lalaut

Kim-Gun de Kang Sang-woo. Corée, 2018. Présenté à la 14ème édition du Festival du Film Coréen à Paris.

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