Rétrospective Hamaguchi Ryusuke à la MCJP – The Depths

Posté le 5 novembre 2019 par

A partir du 5 septembre, et jusqu’au mois de novembre, la Maison de la Culture du Japon à Paris (MCJP) organise une grande rétrospective consacré au cinéaste japonais Hamaguchi Ryusuke. L’occasion de découvrir une oeuvre déjà fournie dans sa quasi-intégralité. The Depths, réalisé en 2010, a lancé le coup d’envoi de ce cycle événement.

Avant sa révélation et son ascension fulgurante dans le paysage cinématographique actuel avec Senses et Asako I&II, présenté en compétition officielle au Festival de Cannes 2017,  le réalisateur de 40 ans avait d’ores et déjà réalisé une vingtaine de films, longs-métrages et documentaires. Parmi eux, cette production nippo-coréenne et le premier de ses longs-métrages à sortir du circuit universitaire.

Le film suit les rapports de trois hommes en l’espace de quelques jours. Bae-hwan (Kim Min-joon) est un célèbre photographe coréen de passage au Japon pour le mariage d’un ami d’université (Sohee Park). Intrigué par un jeune gigolo japonais (Ishida Hoshi), il le prend pour modèle et lui propose de le suivre en Corée du Sud.

Les réussites de Senses et d’Asako qui ont révélé le cinéaste en France résidaient pour beaucoup dans la sensibilité et la subtilité de son regard sur les femmes du Japon contemporain. Aussi, la première chose qui frappe dans The Depths, c’est leur quasi-absence. En effet, l’intrigue se concentre exclusivement sur trois hommes, figures qu’on avait plutôt été habitué à voir au second plan dans son cinéma, qu’ils soient des losers magnifiques (Senses), des grands lâches désespérés plus ou moins attachants (Passion) ou, bien que profondément émouvants, des reflets de l’évolution d’une héroïne en pleine construction (Asako I&II) tandis que les femmes disparaissent dans les premières séquences du film, et sont rarement mentionnées. Il s’ensuit une étude du désir masculin à travers la relation entre un célèbre photographe coréen de passage, son meilleur ami installé au Japon et un troublant jeune prostitué, qui laisse penser de prime abord que l’on va voir une oeuvre bien différente, plus conventionnelle dans son traitement et ses questionnements, que les films qui ont fait connaître le cinéaste.

Le sentiment s’évapore rapidement tant on reconnaît d’emblée les thèmes et motifs chers à son auteur : les contradictions d’une société japonaise entre modernité et puritanisme de façade, le besoin d’intimité versus la crainte d’assumer son désir, le refoulement de ce qu’on est versus la responsabilité de ce qu’on doit être, la culpabilité des sentiments, la difficulté de naviguer entre les différents liens sociaux, etc. En réalité, ce serait sous-estimer l’intelligence d’Hamaguchi que de penser en termes de genres. Car c’est peut-être là la plus grande force de son cinéma que de traiter ses personnages, leurs douleurs et leurs hésitations avec la même humanité et la même bouleversante absence de jugement quelque soit leurs sexes, leurs orientations ou leurs occupations, et, en cela, de nous immerger dans ces questionnements qui sont aussi les nôtres. Après des moyens-métrages prometteurs mais plus approximatifs en termes de mise en scène malgré quelques fulgurances (la lecture du dictionnaire dans le métro et la partie de football imaginaire dans sa toute première oeuvre, Like Nothing Happened), The Depths est le premier vrai long-métrage du cinéaste. On s’éloigne de l’aspect expérimental pour aller davantage vers un cadre dramatique structuré et une conscience plus affirmée de la mise en scène. L’apprentissage de son cinéma par le spectateur est d’autant plus fascinant qu’il s’effectue à l’envers et découvrir ce long-métrage après les œuvres plus tardives rend l’expérience d’autant plus touchante qu’on y voit tout ce qui est à venir et, inévitablement, tout le chemin parcouru.

En effet, malgré la belle impression que laisse le film, les moyens très limités et l’inexpérience, volontiers admise du réalisateur, à l’époque se ressentent à l’image. Le jeune Hamaguchi ne manque ni d’ambition ni d’idées pour s’accommoder des contraintes économiques mais se cherche ici encore dans le style de sa mise en scène, souvent inégale et un peu mal dégrossie. L’’image est parfois un peu plate et le montage peut être confus, notamment dans la première partie. Alternant les séquences entre les différents protagonistes de manière un peu saturée, comme on pourrait le voir dans certains films de John Cassavetes, grande référence du cinéaste, elle donne ici une impression de fouillis et de scènes tronquées.

Le film est, par ailleurs, indéniablement à son meilleur quand il se recentre totalement sur ses trois personnages dans le huis-clos que constitue le studio de photographie, lieu qui renferme tous les désespoirs, tentations et frustrations de ces hommes en quête de sens. Inversement, il perd en intensité quand il s’éloigne de ses sujets principaux afin d’initier des débuts d’intrigues et des personnages annexes qui frustrent davantage qu’ils ne retiennent l’attention. Ainsi, les scènes avec la mafia qui emploie Ryu sont assez superflues et ne font que surligner une situation déjà clairement amenée dans la scène d’ouverture du film. L’amorce d’intrigue criminelle qui domine ces scènes semble quelque peu inutile et, si le personnage du proxénète du jeune homme est initialement prometteur dans la manière d’amener le pouvoir de fascination exercé par celui-ci, il est abandonné en cours de route. C’est d’ailleurs le cas de tous les autres personnages secondaires, ne faisant alors que surligner la nature purement fonctionnelle de tous les éléments qui n’ont pas directement trait à ce qu’il se passe dans le studio. Si leur « évacuation » graduelle démontre bien qu’Hamaguchi sait bien où est son sujet réel, leur présence dans le film est une concession qui alourdit de temps à autre une narration gagnant en puissance une fois débarrassée de ces fioritures.

Ces défauts et maladresses sont cependant toujours compensés par le regard d’Hamaguchi sur ses personnages et les situations, la finesse de son observation et la grande honnêteté qui constitue la puissance de son cinéma. On retrouve toutes ces qualités dans cette oeuvre, moins posée, un peu « brute ». Un peu plus âpre aussi. Déjà constaté dans Passion, film de fin d’études antérieur à Senses et Asako, si les thèmes reviennent, le traitement s’affine et se raffine, gagne en douceur et en maîtrise à chaque opus.

Moins rhomérien dans le ton, le film est plus fort dans ce qu’il ne dit pas. La barrière de la langue (coréenne et japonaise) voue la majorité des dialogues à être répétés et traduits. Il coulent alors moins naturellement que dans ses films suivants et d’une manière pas toujours aussi percutante qu’elle ne devrait l’être. Le réalisateur a souvent évoqué la transition de son cinéma du regard à la voix, cette dernière composante étant essentielle dans des œuvres comme Passion ou Senses qui contiennent nombre de scènes marquantes de dialogues ou de monologues. The Depths est un exemple fameux d’une période intermédiaire du travail du cinéaste : si chaque réaction, chaque vacillement du corps suffit à complètement ancrer ses personnages et les enjeux, la discussion tourne assez vite en rond, exceptée dans un climax d’une grande cruauté qui voit la rupture des deux amis dont le jeune gigolo a été la catalyse.

En revanche, beaucoup moins présent, ou du moins davantage en pointillés dans ses œuvres plus connues, The Depths introduit un pan du travail du réalisateur très axé sur le corps, l’identité sexuelle et le désir, notamment homosexuel. Ces sujets sont également au cœur de son troublant moyen-métrage Touching the Skin of Eeriness, plus tardif et logiquement plus abouti sur ces questions. Le cinéaste devrait y revenir dans le long-métrage qui doit en être la suite, et qu’on espère voir un jour, Flood.

Hamaguchi construit ici son film sur les contrastes, le désir va de pair avec la culpabilité, la haine avec l’amour, la rancœur avec la jalousie, et les non-dits. Il tire parti au maximum de ses décors réduits qu’il filme comme pour préfigurer la proximité des corps, qu’elle soit voulue ou non, et fait évoluer et interagir ses personnages dans cet espace limité. Il se dégage une charge sensuelle qui ne fait que doucement monter dans cette danse désespérée qui se joue entre ces hommes qui réagissent chacun à leur manière, au fur et à mesure que les relations se complexifient et que la surface s’écaille. Le long métrage passe de manière fluide d’une combinaison à l’autre : d’abord Bae-hwan et Gilsu, puis Bae-hwan et Ryu, l’association des trois hommes, puis Ryu et Gilsu et ainsi de suite. Il fallait des personnages assez solides pour faire vivre ces dynamiques et tout ce qui y est exprimé. Le film y parvient : présentés dans toutes leurs failles et leurs vulnérabilités, le trio de The Depths est une bien belle addition à la galerie de personnages bouleversants, irritants ou troublants de la filmographie d’Hamaguchi Ryusuke.

En objet/sujet de désir qui fait voler en éclat les certitudes des deux amis, Ryu, le garçon de mauvaise vie et tentateur ultime, est peut-être l’un des plus beaux. Il y a un peu du River Phoenix de My Own Private Idaho dans l’interprétation magnétique d’Ishida Hoshi qui désarme par son authenticité, son innocence et son refus absolu de cacher ses intentions ou de nier ses choix. Malgré sa condition, le cinéaste injecte une grande vitalité, voire de l’espoir en Ryu. A l’inverse, les deux autres hommes du trio comptent parmi ses personnages les plus résignés face aux impositions et attentes de la société. D’abord dans ce que reflète leur relation profondément déséquilibrée et soigneusement développée tout en gardant un voile de mystère sur ce qui continue de lier les deux hommes. En effet, la différence flagrante de position en terme de réussite sociale et économique ne cesse de peser sur cette dynamique précaire reposant sur l’idéalisation mêlée de jalousie de l’un (Gilsu envers Bae-hwan) et sur la culpabilité subtilement condescendante de l’autre (Bae-hwan envers Gilsu). Ensuite, dans leurs trajectoires respectives, opposées en apparence seulement. L’un cède et s’effondre, l’autre résiste et fuit, mais on y constate le même échec tragique à s’extirper du poids des conventions et des carcans traditionnels. Malgré un avenir incertain, le transgressif Ryu émerge alors de cette aventure bouleversante comme le plus intègre des trois, et le plus libre. Si cette symbolique est un motif bien connu dans la littérature et le cinéma classique, les films de Mizoguchi Kenji n’en étant pas des moindres, elle a toute sa place et tout son sens chez un auteur comme Hamaguchi qui s’attache à déconstruire les paradoxes de la société asiatique et d’en lever le masque.

Le film s’ouvre et se conclut sur la route, dans une série de clichés sonores. Tout au long du film, l’appareil photo sera le vecteur des émotions des personnages, la seule captation de leur vérité, celle que l’on doit accepter et celle à laquelle on préfère renoncer. On peut aussi y voir une mise en abîme du travail d’Hamaguchi lui-même, réalisateur en quête de l’émotion la plus honnête, quand bien même serait-elle laide ou brutale. The Depths est de ces clichés pris sur le vif par un talentueux débutant qui n’a pas encore complètement ajusté tout les réglages de son objectif mais dont le regard, jamais cruel ou moralisateur, est déjà là, indéniable et d’une inexplicable beauté.

Claire Lalaut

The Depths de Hamaguchi Ryusuke. 2010. Japon. Projeté dans le cadre de la rétrospective Hamaguchi à la MCJP.