Manta Ray est un film thaïlandais de Phuttiphong Aroonpheng, qui sort aujourd’hui. La première image de l’œuvre est un carton qui dédie le film aux Rohingyas, minorité musulmane originaire de l’ouest de la Birmanie et cible des bouddhistes nationalistes les obligeant à fuir le pays.
Un pêcheur aux cheveux blonds se rend dans une forêt et découvre un jeune homme inconscient. Il le ramène chez lui, le soigne et le nomme Tongchai, ce dernier étant muet et ne pouvant donner son nom. Devenus amis, les deux hommes partagent le même toit. Le pêcheur finit cependant par disparaître un jour, laissant Tongchai à sa nouvelle vie, seul dans la maison…
Phuttiphong Aroonpheng offre avec Manta Ray son premier long-métrage. Il a auparavant réalisé quelques courts, des publicités et été directeur de la photographie sur trois films. Il dispose d’une vraie culture de l’image, et ayant fait appel au duo musical français Snowdrops pour la musique et le design sonore, son œuvre est teintée d’un sens plastique tout particulier. Cette esthétique visuelle et sonore, il la met au service d’un sous-texte humaniste.
Tongchai est-il un Rohingya ? Le réalisateur ne souhaite pas répondre à cette question et c’est pour cette raison qu’il a fait de son personnage un homme muet, qui renvoie son interlocuteur thaïlandais, le pêcheur, à son propre sens de l’humanité. Étant seul à parler, c’est finalement lui qui se livre aux yeux des spectateurs, et c’est chez lui que l’on sent toute la faiblesse des sentiments. Malgré cela, Tongchai est touchant : on décèle un passé et un avenir incertains chez lui, à l’image des migrants qui fuient les violences de leur pays. En réalité, un fait divers a marqué Aroonpheng au point de créer le terreau de son film : un charnier de Rohingyas a été découvert en Thaïlande en 2015, et personne n’a déterminé quelle était la cause de leur mort. Cette horrible découverte a fini par passer aux oubliettes. Le metteur en scène estime d’une manière générale que les Rohingyas sont un peuple oublié par les différents pouvoirs politiques, et que ses compatriotes thaïlandais peuvent se montrer haineux à leur égard, notamment quand il s’agit de les accueillir.
En associant son imagerie de faisceaux lumineux avec tout ce questionnement relatif à l’humanité, à l’identité, à travers un scénario nébuleux, Aroonpheng crée un film dont on saisit à chaque image la profondeur et l’incertitude de la place de tous les personnages dans leur environnement. Certains plans sont d’une grande beauté, notamment la première séquence du film dans la forêt, ainsi que la scène de « discothèque » chez le pêcheur, élément choisi pour l’affiche française. Le réalisateur déclare comme principale influence de son cinéma, non pas Apichatpong Weerasethakul comme on est trop rapidement tenté de le penser, mais David Lynch et son Eraserhead. Le scénario est donc difficile à saisir par instants, et montre une part de mystère dans la narration. Mais comme certaines œuvres du cinéma indépendant, il passe au second plan au profit d’une esthétique sensorielle et des intentions qui se décèlent peu à peu en se baladant dans l’image. Ainsi, il n’est pas nécessaire de chercher la moindre signification dans chaque détail du scénario, mais plutôt de se laisser porter par les couleurs, l’éclairage et le son. Pour autant, l’intention ne manque pas dans Manta Ray, car le réalisateur se montre très engagé sur la question des Rohingyas, et le film peut se montrer virulent si on s’échine tout de même à le gratter un peu. Par exemple, on voit à plusieurs reprises des hommes armés se déplacer dans la forêt, la nuit. Des images qui ne sont pas vraiment contextualisées dans le scénario, mais qui pourraient très bien faire allusion au fait divers sus-cité, et l’assimileraient à une tuerie de masse, donc.
Doté d’une belle photographie, d’un travail important sur son aspect sensoriel, et d’un propos humain ni trop évident ni trop cryptique, Manta Ray est un joli voyage dans une Thaïlande face à ses enjeux politiques (crise des migrants) et sociaux (les personnages sont tous d’origine modeste). Le carton dont nous parlions en introduction est nécessaire et bienvenu pour comprendre d’emblée ce qui anime le cinéaste et quelle est la raison d’existence de Manta Ray. Via cette vue à échelle d’homme, Aroonpheng propose une œuvre complète, jeune mais qui ne manque ni de maturité, ni de sincérité. Le film a déjà été remarqué dans de nombreux festivals internationaux, notamment à la Mostra de Venise 2018, où il y a remporté le prix Horizons du meilleur film.
Maxime Bauer.
Manta Ray de Phuttiphong Aroonpheng. Thaïlande. 2018. En salle le 24/07/2019.