LE FILM DE LA SEMAINE – Les Étendues imaginaires de Yeo Siew Hua : Serial Experiments Land (en salles le 06/03/2019)

Posté le 6 mars 2019 par

Les Étendues imaginaires est le deuxième long-métrage du jeune cinéaste singapourien, Yeo Siew Hua. Le cinéaste a gagné le Léopard d’or à Locarno avec une œuvre expérimentale entre peinture sociale et jeu de miroir onirique. Après avoir découvert le film au Black Movie de Genève, on savoure sa sortie en salles le 6 mars prochain grâce à Epicentre Films.

Lok, un policier, se met à la recherche d’un ouvrier chinois disparu, Wang Bi Sheng. Cette entreprise l’obsède jusqu’à troubler sa perception de la réalité en la confondant avec celle de l’énigmatique ouvrier. L’œuvre brille d’abord par son rythme qui semble lorgner vers le contemplatif, mais provoque en réalité une sorte de valse des images qui vont et viennent. Ces images sont celles des lieux fréquentés par les personnages : ils sont presque toujours les mêmes et nous installent dans une confiance en l’existence physique de ces corps pour mieux les faire s’évanouir. Le cinéaste filme d’abord des corps-fantômes, ceux qui sont là, mais qu’on ne voit pas : les ouvriers clandestins. Il reste au plus près de cette réalité âpre proche du document pour glisser vers une nouvelle forme. Tout comme l’un des premiers plans du film sur une zone industrielle portuaire qui ressemble à une base d’un film de S.-F. voire à une sorte d’installation, la plasticité de l’œuvre permet ce glissement. Les lieux sont filmés à la lumière des néons ou des faibles ampoules de chantier. La photographie du film nous suggère l’existence d’un monde virtuel, d’un monde invisible où tout est connecté.

Ce monde, c’est Singapour qui est à la croisée des flux de nombreux pays d’Asie. Les gens et les objets viennent de partout. Ils cohabitent donc dans un espace intermédiaire qui serait à la fois les dortoirs des ouvriers, le cybercafé nocturne, la zone portuaire et in fine, Singapour dans son ensemble. Les personnages se croisent et disparaissent comme sur un chat. Cette inconsistance nous donne à voir chaque corps comme la projection d’un autre, comme si les uns n’existaient que dans la tête des autres. L’intelligence du cinéaste est également d’avoir choisi la nuit comme décor, donc la possibilité onirique à tout instant. Surtout que Wang Bi Sheng souffre de trouble du sommeil, tout comme le policier. Ils se perdent dans leur propre vie autant que dans cette existence singapourienne, celle de petits corps dans un réseau géant.

Mais c’est ce réseau qui lie les personnages, le réseau abstrait d’Internet. Il est le lien entre les corps mais aussi entre l’intériorité des personnages et leur existence physique. Les deux espaces se répondent et se mélangent jusqu’à une séquence de rêve abstraite dans une partie de Counter-Strike, révélant le vertige du personnage et celui de la société qui le consume jusqu’à son évaporation. Dans cette quête de l’autre se joue une quête du corps, dernière chose qu’il reste à ces ouvriers. Ainsi, ils se le réapproprient à travers des séquences de danse/transe qui célèbrent les sens et donc le corps. Le jeune cinéaste nous montre donc que ce que l’on perd dans une société de flux, ce n’est pas le contact avec les autres, mais le contact avec soi.

Kephren Montoute.

Les Étendues imaginaires de Yeo Siew Hua. Singapour. 2018. En salles le 06/03/2019.