EN SALLES – Funan de Denis Do : L’étreinte brisée (en salles le 06/03/19)

Posté le 6 mars 2019 par

Ce mercredi sort en salles Funan, Cristal du long-métrage au Festival d’Annecy 2018. Premier long du réalisateur français d’origine cambodgienne Denis Do, il relate avec force et sobriété le parcours d’une mère séparée de son fils par le régime des Khmers rouges.

Cambodge, 1975. Les Khmers rouges viennent de prendre le pouvoir. Sovanh n’a que quatre ans lorsque sa famille est déportée dans un camp de travail et qu’il s’en retrouve séparé. Ses parents, Chou et Khuon, n’ont alors plus qu’un objectif : le retrouver coûte que coûte. Comment faire, pourtant, lorsqu’on fait l’objet d’une surveillance de tous les instants et que chacun peut se volatiliser du jour au lendemain au bon vouloir de la dictature ?

Denis Do a fait le choix osé mais payant de l’animation pour aller à la rencontre d’un sujet dense et cruel, qui reste cependant largement méconnu en Occident : le génocide cambodgien perpétré par les Khmers rouges, il y a de cela à peine quarante ans. Dans ce récit qui explore et expose des trajectoires brisées par la souffrance, la tendresse du dessin ne contraste que plus efficacement avec la dureté de ce qui fut l’un des épisodes les plus sanglants du XXème siècle.

Il ne faudrait ainsi pas se laisser abuser par le goût d’innocence que lui donnent ses traits doux et ses couleurs pastel, peignant l’écrin de paysages sublimes : le morceau d’Histoire narré par Funan est bien loin du conte de fées. Il débute en avril 1975, par l’évacuation forcée de la ville de Phnom-Penh, et se poursuit dans les camps de travail où épuisement, famine et exécutions sommaires furent monnaie courante. Pendant les quatre années sur lesquelles s’écoule le film, et pendant lesquelles l’Angkar, le régime des Khmers rouges, fut au pouvoir, on estime ainsi le nombre de morts à près de deux millions. Bien que l’oeuvre reste une fiction, Denis Do s’est, pour l’écrire, largement inspiré de l’expérience de sa mère, rescapée de ces années sombres, et de recherches historiques. Pour autant, il ne s’attarde pas outre mesure sur le contexte politique, car là n’est pas le cœur de l’intrigue : il s’agit plutôt de la complexité des rapports humains dans l’adversité – le langage de la dictature se déchaînant autour étant quant à lui universel.

On devine, au début de la narration, que nos protagonistes mènent une existence bien insouciante. Pourtant, il n’est pas question d’apprendre à les connaître à travers leur vie quotidienne, les joies et les soucis qui la composent. La répression frappe dès les premières minutes, sans nous laisser nous installer dans le confort d’une situation initiale rassurante. C’est ainsi, dès le départ, à travers les épreuves que l’on se familiarise avec les personnages, comme eux-mêmes, sans doute, doivent devenir des êtres nouveaux pour s’adapter aux circonstances qui les frappent. Cela ne nous empêche pas, pour autant, de comprendre leurs sentiments et leur évolution ; au contraire, c’est peut-être là la première marque de la pudeur de Funan, qui ne s’appesantit pas sur l’image d’un paradis perdu. La violence et les privations ont assez de force en elles-mêmes, et renvoient à des émotions fondamentales qu’il n’est nul besoin d’expliciter : ce sont ces dernières, plus que les spécificités du scénario, qui constituent la charpente de l’oeuvre.

Au centre du récit, il y a donc la volonté et la ténacité de ses personnages, lueurs incertaines progressivement avalées par la solitude. Ils sont seuls dans le déchirement, alors qu’ils sont séparés de leurs proches par les caprices des officiers ou la morsure de la mort. Ils sont seuls dans la paranoïa, sous un régime où la délation est encouragée et les liens de confiance brisés. Ils sont seuls dans l’immensité d’une nature placide aux étendues sublimes, face à laquelle ils paraissent bien peu de chose. Ils sont seuls dans un temps devenu sans consistance sinon celle des saisons, précipités dans un présent perpétuel qui est celui de la survie. Le film n’hésite d’ailleurs pas à le taillader de vastes ellipses, qui ne font que mettre en relief cette perte de contrôle sur son propre destin. Les mois, les années s’écoulent sans qu’on ait la moindre opportunité, le moindre choix sinon celui de répéter les mêmes gestes contraints. Les seules marques d’une évolution sont les visages qui s’émacient et les connaissances qui disparaissent.

C’est que l’effacement des perspectives est aussi une arme de la tyrannie. Sous la répression, l’avenir des citoyens est rendu plus qu’incertain. Leur passé, lui, n’intéresse le régime qu’à un égard : leur appartenance à « l’ancien peuple », les paysans qui symbolisent à ses yeux les véritables valeurs du pays, ou au « nouveau peuple », les citadins qu’il estime contaminés par l’impérialisme occidental, et qu’il entend réhabiliter. Pour la gloire et la prospérité de l’Angkar, l’unité familiale elle-même est sans importance, et la quête de Chou pour retrouver son fils n’a plus de légitimité. Pourtant, en dépit du rapport évident entre dominants et dominés, le film n’est pas sans nuances. D’un côté comme l’autre, le combat que chacun mène pour survivre ou préserver ses valeurs est fait de concessions et de déchirures qui se déclinent souvent en niveaux de gris. Si les dilemmes paraissent parfois artificiels, ils posent la question cruciale de la rancœur, de la fierté et du mépris. Comment empêcher la haine d’entraîner la haine ? Jusqu’où peut-on pardonner ?

On pense, bien sûr, à la question de la banalité du mal, de la suspension des convictions morales sous l’idéologie d’un totalitarisme. A travers la trajectoire individuelle de Chou et de ses proches, c’est en effet tout un système aux rouages implacables qui se révèle. Un système dont les drames quotidiens ne sont pas édulcorés. La dureté des crimes et l’extrême difficulté des conditions de vie sous l’Angkar sont omniprésentes. La mort est plus d’une fois au rendez-vous, et s’invite parfois sans crier gare. Pourtant, elle ne se fait jamais complaisante, et reste modestement dans le hors-champ. Ne restent que la stupéfaction et l’incompréhension. A cet égard la direction artistique, toujours délicate et presque rêveuse, atténue l’impact de l’horreur en même temps qu’elle tranche avec. C’est que l’objet n’est pas de choquer, mais de dépeindre : il n’est plus temps de s’indigner contre une oppression qui s’est déjà éteinte. Il est toujours temps, en revanche, de se souvenir ou de prendre conscience, et Funan sait pour cela se montrer accessible.

Denis Do a reçu ce pan d’histoire en héritage de sa mère qui, comme un demi-million de Cambodgiens, est parvenue à fuir le pays écorché par les Khmers rouges. Cependant, malgré le poids du contexte, il ne cherche pas ici à en faire un exposé. La mémoire qu’il ravive ici est avant tout celles d’êtres humains, hommes et femmes confrontés à des épreuves extrêmes qui les ont bouleversés en profondeur. Bien qu’elle lui fasse écho, sa démarche est différente de la quête de paix de Rithy Panh (L’Image manquante), qui cherche à conjurer sa propre expérience de l’Angkar. Funan est un autre type d’exorcisme : celui du silence et de l’oubli, pour ceux qui n’ont pas connu le mal mais savent que son étreinte n’en est pas moins tangible.

Lila Gleizes.

Funan de Denis Do. France, Belgique, Luxembourg, Cambodge. 2018. En salles le 06/03/19.