Retour sur L’Aiguille, chef-d’oeuvre de Rachid Nougmanov à l’occasion de sa sortie en combo Blu-Ray et DVD chez Badlands. Un achat indispensable et l’occasion pour East Asia de partager de nouveau notre rencontre avec l’artiste en 2012 ! Critique par Jeremy Coifman (film) et Elvire Rémand (bonus) et entretien par Anel Dragic.
Pour présenter cette édition de L’Aiguille, laissons parler la spécialiste du cinéma russe, Eugénie Zvonkine !
Ayant étudié au VGIK, sous la houlette de Sergueï Soloviev, au côté d’Omirbaev ou Amirkulov, Rachid Nougmanov réalise deux courts-métrages (Lia-Kha-a en 1986 et L’art d’être docile en 1987) et est fortement influencé par son mentor Soloviov. Il fréquente le milieu underground, écoute du rock et rêve de rébellion. C’est dans un contexte tendu (comme on peut l’imaginer à l’époque) que sort Igla (L’Aiguille) en 1988, son premier long métrage. Il raconte l’histoire de Moro (Viktor Tsoi) qui revient dans sa ville natale au Kazakhstan et qui retrouve de vieilles connaissances, notamment Dina, une ancienne maîtresse.
La genèse de ce film est assez drôle, surtout quand c’est le réalisateur qui la raconte. D’un film de commande, L’Aiguille est devenu de plus en plus à l’image du réalisateur. Après avoir demandé d’incorporer ses acteurs et ses techniciens, il demande que le scénario soit totalement revu. C’est évidemment très représentatif de l’esprit de changement, de rébellion et de fièvre qui animait Rachid Nougmanov et toute cette génération de cinéastes kazakhs.
Cette fièvre, on la retrouve partout dans L’Aiguille. Visuellement, Nougmanov ne s’interdit rien, que ce soit des délires psychédéliques ou des « scratchs » sur la pellicule. Malgré cette impression de chaos, le style du réalisateur est riche, et certains plans sont d’une beauté sidérante (le bateau sur la mer d’Aral asséchée et le final sous la neige). Nougmanov mélange le burlesque (scène dans le bar), le contemplatif, le polar, et y incorpore même des dessins. L’expérience est incroyable, dans un renouvellement perpétuel.
Le son revêt également une importance capitale dans l’appréhension du film. Il est totalement « indépendant de l’image » comme dirait Nougmanov. On pense à Godard et à tout ce travail sur le son de la Nouvelle vague française. Les morceaux de Kino (le groupe de Viktor Tsoi), de pop italienne, de musique classique, des cours de langue audio de français ou d’italien se succèdent, à l’envi, donnant aux scènes un caractère complètement surréaliste et poétique. La voix des acteurs est parfois à peine audible, couverte par le son ambiant (toujours la Nouvelle vague française).
Le génie de Nougmanov a aussi été son casting. Entièrement constitué de ses amis proches, tous ont une présence folle. On retrouve Marina Smirnova, belle et fragile, l’effrayant Piotr Mamonov (qu’on peut retrouver dans Tsar de Pavel Lounguine) qui rappelle les acteurs de l’expressionnisme allemand, et Alexander Bachirov, petite frappe survoltée très drôle. Le cinéaste laissa une grande place à l’improvisation. Cela s’en ressent fortement. On ne sait pas où le film nous amène. Il est toujours sur le fil, en mouvement. Les acteurs se renvoient la balle dans des scènes tantôt absurdes, tantôt touchantes.
Puis, comment faire l’impasse sur Viktor Tsoi, acteur principal, responsable de la bande originale (avec son groupe Kino) et véritable ange purificateur. Il entre dans le cadre et captive immédiatement avec sa nonchalance, sa beauté, son look. C’est le symbole de toute une génération, incarnant ce vent de changement de la jeunesse soviétique. Il crève littéralement l’écran. Connaître le destin de l’homme (il mourra deux ans plus tard dans un accident de voiture) lui donne une figure encore plus légendaire, presque surnaturelle. Son combat pour sauver Dina des affres de la drogue est magnifique. Viktor Tsoi est l’âme de L’Aiguille. Un destin tragique pour ce fan de James Dean.
Nougmanov réalise un film sur l’addiction, mais pas seulement. La drogue est présente en filigrane pour souligner son émergence en Union Soviétique. Mais c’est aussi et surtout un film sur l’asservissement (fantastique improvisation de Bachirov qui s’embarque dans un discours politique) et sur les ravages du régime soviétique (l’assèchement de la mer d’Aral). C’est un film sur la révolte, sur l’action. Comme Viktor Tsoi, alias Moro, qui n’arrive pas à sauver Dina de l’emprise de la drogue, mais qui se bat malgré tout. Le danger, c’est nous-même, semble nous dire Nougmanov, quand le vent de révolte (Tsoi, symbole de la jeunesse) est poignardé par un quidam, un pion. Pourtant, malgré ses blessures, il se relève, et marche vers l’avenir, ultime espoir de tout un peuple.
Dans ce beau coffret Blu-Ray & DVD, vous pourrez découvrir une présentation du film par Eugénie Zvonkine, nécessaire pour bien situer cette pépite dans son contexte. Le documentaire Souvenir de vague de la même spécialiste est à la fois une sublime déclaration d’amour au cinéma kazakh et, plus prosaïquement, un entretien passionnant avec les membres fondateurs de la Nouvelle vague kazakhe : Nougmanov, bien sûr, mais aussi Talgat Temenov, réalisateur de Louveteau parmi les hommes (1988), Ardak Amirkoulov, réalisateur de La Chute d’Otrar (1991) et Serik Aprymov qui a réalisé Terminus en 1989. Ces derniers reviennent sur leur passé et la création de la Nouvelle vague kazakhe. Ils plongent dans leurs souvenirs, abordant la façon dont Soloviov est venu les chercher pour créer une promotion kazakhe au VGIK et sa méthode d’apprentissage. Pendant leur formation, les apprentis réalisateurs n’ont quasiment visionné que des films de la Nouvelle vague française, et ont travaillé « en communauté » : chaque tournage amenait, à l’issue, à un débriefing, les acteurs, amateurs, travaillaient pour les uns et les autres, etc. La philosophie de Soloviov était de ne pas tourner de films théâtralisés, comme pouvaient le faire les Russes et les autres réalisateurs kazakhs. Au contraire, l’idée fondatrice du mouvement était de créer un univers et une ambiance réalistes. La promotion kazakhe du VGIK a disparu lors de la chute de l’URSS mais tous bénissent cette période de leur vie car elle leur a permis de tourner leurs premiers films et ainsi, de trouver leur propre style. Ce documentaire est truffé de petites anecdotes sur la façon de faire du cinéma dans un Etat encore aux prises du totalitarisme à la fin des années 80, où politique et culture étaient entremêlées.
Le combo contient également le court-métrage Yahha, d’une durée de 36min. Réalisé par Nougmanov en 1986, Yahha met en scène un groupe de jeunes musiciens zonant dans les rues et se retrouvant entre amis pour boire et fumer avant un concert de Viktor Tsoi. Si vous aimez l’expérimental, Yahha est pour vous. Tentatives de mises en scène, dialogues en voix off, musique jouant sur d’autres émotions que celles montrées à l’écran, Yahha est un objet filmique pour le moins intéressant qu’il faut visionner si le cinéma de Nougmanov vous intrigue. En bonus également, le film L’Aiguille Remix, d’une durée de 85min, qui n’est autre qu’un montage différent de celui de L’Aiguille, avec des ajouts de scènes tirées de Yahha et de séquences de bande-dessinées puisque Tsoi était déjà lors décédé lorsque le cinéaste a entrepris de remonter son film. Les curieux s’amuseront à décortiquer les deux versions pour les comparer mais on a quand même un peu de mal à comprendre l’intérêt d’un nouveau montage alors que le premier est parfait.
Jérémy Coifman et Elvire Rémand.
L’Aiguille de Rachid Nougmanov. Union soviétique. 1988. En combo Blu-Ray & DVD chez Badlands, disponible sur le site du Chat qui fume.
ENTRETIEN
C’est après la découverte éblouissante de L’Aiguille, présenté au FICA de Vesoul dans la section « Regard sur le cinéma du Kazakhstan« , que nous rencontrons son incroyable réalisateur : Rachid Nougmanov. Nous ressortons plus d’une heure et quart plus tard, conquis par cette magnifique rencontre et ce parcours passionnant. Par Anel Dragic.
Pouvez-vous nous parler de votre parcours avant de faire le film L’Aiguille ?
J’étais architecte. J’ai passé cinq années à l’école d’architecture au Kazakhstan puis 3 ans comme architecte. Pour moi, le changement est quelque chose de très important. Je ne peux pas rester quelque part très longtemps à faire la même chose encore et encore. Ensuite, j’ai effectué trois ans d’archéologie, puis j’ai décidé de devenir cinéaste. Je suis entré à l’école de cinéma à Moscou, le VGIK. J’ai alors commencé à faire des spectacles, pas pour avoir des notes mais pour trouver mon propre style. J’étais influencé par les films de Dziga Vertov, célèbre réalisateur russe. J’ai également été influencé par la Nouvelle vague française. Je voulais épouser ce principe. D’un côté, apporter le principe de Dziga Vertov, surtout la « vie par surprise » : on filme quand les gens ne savent pas qu’ils sont filmés. Ils restent ainsi eux-mêmes. Dans le cinéma documentaire de l’époque, Dziga Vertov filmait les travailleurs parlant de communisme : des mensonges. Mais entre ça, il filmait les moments où ils ne pensaient plus et étaient eux-mêmes. C’est très important quand tu travailles avec des acteurs non professionnels. Je voulais porter ce style là de cinéma documentaire au cinéma dramatique, mais je travaillais toujours avec des acteurs amateurs. C’est à l’opposé du système de Stanislavski que l’on a étudié pendant 5 ans. Son système c’était l’art de mentir : « J’y crois ou j’y crois pas. Si tu n’y crois pas, va retravailler, reviens et montre-moi que je peux croire que tu es quelqu’un d’autre. » Je déteste quand on devient quelqu’un d’autre. Je veux que l’on se montre soi-même. C’est le principe de James Dean : « Reste toi-même ». C’est difficile de travailler avec un texte déjà écrit. Si les acteurs commencent à répéter, cela devient absolument faux et ils vont mentir. C’est pour cela qu’il faut apprendre l’art de l’improvisation. Il faut être ami avec les acteurs et travailler avec eux quand ils sont détendus, qu’ils puissent rester eux-mêmes.
J’ai fait une dizaine de spectacles peut-être, avec mes amis, leurs amis, des gens de la rue, les membres de la contre-culture… C’était très populaire. J’ai même réussi à faire quelque œuvres classiques comme ça : Tchekov, Tourgueniev, Dostoïevski. C’était très réussi. En deuxième année à l’école, j’ai filmé mon premier film Yahha (NDLR: court-métrage de 1986) avec Viktor Tsoi et les autres musiciens de l’underground de Leningrad, ancien nom de Saint-Pétersbourg, et Stalingrad. Ce film était assez réussi mais n’est bien sûr jamais sorti en salles. J’ai tout de même reçu un prix de Tarkovski au Festival International de Moscou. Je venais de finir ma troisième année. Je suis revenu à Almaty pour quelques semaines avant de revenir finir mes études. Kazakhfilm m’a alors contacté pour me signaler que L’Aiguille était en production et qu’ils voulaient changer de réalisateur car il était en conflit avec les scénaristes. Ils m’ont dit avoir été impressionnés par mon film Yahha, et voulaient me proposer d’être derrière la caméra. C’était une possibilité unique de faire un long métrage pour un étudiant. J’ai dit : « D’accord mais j’ai aussi des conditions. Je peux le faire seulement si je change complètement le casting du film. Je vais inviter des acteurs non professionnels, et plusieurs dans les listes noires du KGB, comme Viktor Tsoi ou Mamonov. Deuxièmement, parce qu’ils sont non professionnels, on va improviser. J’ai donc besoin de changer le scénario. Bien sûr, on va suivre le sujet, mais vos dialogues, ce qui est écrit là, ce n’est pas possible parce qu’ils ne sont pas capables de faire ça. On oublie le scénario et on improvise. Troisièmement, pour filmer tout ça, il faut changer le directeur de la photo » . J’ai invité mon frère, également étudiant de troisième année au VGIK. Ils ont finalement accepté et on a commencé à tourner. Bien sûr, je ne suis plus jamais retourné au VGIK après L’Aiguille.
Comment s’est passé le tournage de L’Aiguille ?
On avait 90 jours pour filmer. On n’a pas eu besoin de tout ce temps. Avec des acteurs non professionnels, la première prise est la meilleure. On tourne une deuxième et une troisième seulement pour être sûr d’avoir quelque chose. S’il y a un problème, on peut toujours utiliser ces prises. De ce fait, on filme très vite. On pouvait tourner le film en deux/trois semaines. On a fait comme cela : deux jours par semaine on filme, les autres jours on pense, on parle, on invente des choses pour ce film. À l’exception de la mer d’Aral où on a filmé tous les jours. On était fin septembre, début octobre, il faisait déjà très froid. Si on restait trop longtemps, on aurait gelé sur place. On a filmé très vite, 10 jours de tournage et on est revenu à Almaty. Puis, on a commencé la production, 2 jours de tournage, 4/5 jours de discussions. Chaque jour, on filmait une scène entière. Par exemple : la scène de Mamonov dans la piscine, ça devait prendre beaucoup de temps. Normalement, cela prend deux ou trois jours. Là, on a filmé en quelques heures. Pareil pour les autres scènes. Mon frère est très mobile. De temps en temps, Viktor pouvait aller à Moscou et Leningrad, pour voir ses amis, ses musiciens.
Quelle est votre manière d’improviser avec les acteurs ?
Il y a plusieurs principes. D’abord, il faut être ami avec ses acteurs ou très proche d’eux. Il faut qu’ils soient relaxés, qu’ils ne pensent pas à la caméra. Un spectacle, c’est un peu différent. Au cinéma, tu peux répéter les choses. Le directeur photo est important. On coupe les « lumières » sur la caméra et les acteurs ne savent pas qu’ils sont filmés. Je parle avec les acteurs, je leur montre ce qu’on va faire. À ce moment-là, on filme. Ils pensent que c’est une répétition peut-être, mais à la fin la prise est dans le film. Ils restent eux-mêmes, ils ne jouent pas. C’est cela que je recherche. Je leur interdis également de lire le scénario. Pour eux, il n’existe pas. Moi je peux l’avoir, seulement pour planifier les jours. Je ne lis même pas les dialogues, ils ne vont pas les répéter. J’essaie de comprendre les gens qui travaillent avec moi, pas les personnages, pas les mensonges. J’essaie de montrer ça dans un film dramatique. Bien sûr, une partie de ça est documentaire. Quand quelqu’un m’a demandé quel est le genre de mon film L’Aiguille, j’ai répondu ce que je pense être la vérité : c’est un film documentaire sur comment moi et mes amis jouons au cinéma. Le processus filmique. Après, on construit au montage le processus dramatique, en utilisant pas seulement ce qu’on a filmé, mais aussi le son. Celui-ci est parfois parallèle, pas seulement à ce qui se passe à l’image. Parfois c’est une histoire parallèle, qui vient, qui peut coller, synchroniser.
Vous donnez également des informations différentes aux acteurs ?
Oui. Par exemple, la scène dans la nuit où Viktor Tsoi parle avec le petit Spartak après le bar dans le parc a été totalement improvisée par Aleksandr Bashirov qui joue Spartak. C’est lui mon acteur principal dans mes spectacles. C’est avec lui que j’ai inventé mon style. Il sait très bien comment faire ça. Viktor et les autres acteurs ne savent pas ce qui va se passer. Par exemple, quand il prend Viktor et qu’il commence à crier, c’était complètement inattendu. Pour moi c’était intéressant : s’il crie, s’il va se battre avec lui ou courir, tout est bien tant que c’est naturel. Viktor a aussi beaucoup aimé ce style. Quand je lui ai dit que c’était le style de James Dean, il était d’accord parce qu’il l’adorait. Il est resté lui-même. On ne peut pas dire qu’il s’agisse du personnage qui s’appelle Moro (NDLR: le personnage incarné par Viktor Tsoi dans L’Aiguille), c’est Viktor.
Dans votre film, le son peut être indépendant de l’image. Qu’est-ce qui vous intéresse dans ce procédé ?
L’espace entre le son et l’image, c’est ce qui est important. Ce qui est important dans une relation avec une femme c’est ce qu’il y a entre vous. Si vous êtes proches, c’est une chose. Si vous êtes un peu séparés, cela en est une autre. Si vous voulez vous rapprocher ou vous éloigner, c’est le même principe avec les images et le son. Quand le son suit exactement les images, ça devient très plat. Il n’y a pas de richesse. On ne sent pas que c’est vivant. On parle et il y a plusieurs sons autour de nous. Peut-être qu’on ne fait pas attention mais cela existe. Si tu coupes, cela produit quelque chose d’artificiel. Dans le cinéma, c’est un peu différent. La réalité du cinéma est différente de celle de la vie. On ne peut pas mettre tout ce qui est autour de nous pour en faire la vie. Alors, tu choisis le son que tu ne peux jamais entendre. Dans le cinéma, tu peux créer un monde à 360°. De toute façon, c’est une réalité artificielle. Tu crées quelque chose qui n’existe pas. Si c’est riche, dans les images comme dans le son, c’est quelque chose de bien. Bien que ce soit parallèle, ce n’est pas un monde parallèle. C’est le même monde, seulement ils ne sont pas connectés directement. C’est la 3D sans lunettes !
Votre film aborde le thème de la drogue, mais diriez-vous que c’est un film psychédélique ?
Certainement oui. Il est psychédélique dans le sens de la nature du cinéma. Pas psychédélique par l’effet des drogues. La drogue ce n’est pas si important dans le film, il ne traite pas des effets de la drogue ou de ses dangers. Cela peut être n’importe quoi, l’alcool ou quelque chose d’autre. Le principal, c’est ce qui est dans la nature des gens, c’est la dépendance. Si tu dépends de quelque chose, tu n’es pas libre. C’est très facile pour les gens de tomber sous l’influence de n’importe quoi. Les drogues ou quelque chose d’autre. Alors ta vie devient mécanique. Même si tu penses que c’est riche et ouvre des portes vers d’autres mondes, tu t’éloignes de toi-même. Ce film, c’est l’art de se battre contre la dépendance et revenir à soi-même. La drogue, c’est une illusion complète. Quand j’essaie de créer cette sensation de trip psychédélique, par exemple à la mer Aral, on ne peut pas vraiment dire si c’est la réalité ou un rêve. Le matin, elle se réveille en disant : « Ce soir on va partir » . On était à la mer ou non ? On ne sait pas. J’essaie de créer cet effet psychédélique avec des moyens purement cinématographiques. Parce que c’est la nature du cinéma de créer quelque chose qui n’existe pas. Parfois, j’essaie de montrer encore et encore que c’est un monde artificiel devant vous, à l’écran. D’un côté, j’essaie d’être très naturaliste, de l’autre, je répète que c’est le monde créé. Par exemple, j’ai gratté le film avec une aiguille pour des effets très simples. Le film s’appelle L’Aiguille, j’ai utilisé une aiguille pour gratter le film. Cela peut être rigolo, mais en même temps tu peux créer quelque chose de psychédélique. Mais tout cela reste dans la nature du cinéma, ce n’est pas une imitation des trips de LSD.
Votre système d’improvisation et le ton général de votre film me fait penser aux bouquins de la beat generation, notamment Burroughs. Vous en avez été inspiré ?
Bien sûr ! Mon écrivain numéro un, c’est Jack Kerouac. Sur la route, c’est le meilleur livre pour moi. C’est un des livres de ma vie, et bien sûr Burroughs.
Comment avez-vous rencontré Viktor Tsoi et qu’est-ce qui vous a intéressé chez lui pour le rôle ?
En deuxième année à l’école de cinéma, j’ai décidé de faire mon premier film. Je savais absolument ce que je voulais faire : un film très proche par le style du cinéma de Dziga Vertov, comme si c’était un documentaire en noir et blanc. En même temps, le film serait dramatique. C’est un jour dans la vie d’un groupe de jeunes hommes qui s’appellent Yahha, ils essaient de trouver où Viktor Tsoi joue de la guitare pour écouter son concert. Là, j’ai invité Viktor. Il était déjà assez connu parmi les fans d’underground. Il n’était pas encore capable de concevoir ses albums. En Union Soviétique, c’était complètement samizdat (système clandestin de circulation d’écrits dissidents), des cassettes enregistrées et réenregistrées qui passaient de main en main. Il n’était pas connu au niveau national. C’était ce qui m’intéressait, la vie de l’underground à Leningrad. Les autres acteurs aussi qui sont des célèbres musiciens sont des légendes. À l’époque ils travaillaient n’importe où, tout simplement pour ne pas être arrêtés et envoyés en prison. Ils ont fait de la musique.
Avant même de faire ce film, j’ai commencé à parler avec Viktor et on est devenu des amis très proches. J’ai compris dès le début qu’il était l’acteur idéal pour mon style. Il était complètement naturel, très calme, ne mentait jamais. C’est peut-être pour ça qu’il est devenu si populaire, une vraie idole. Il était honnête, toujours indépendant de cette idéologie autours de lui. Comme acteur, il était formidable. Il aimait les mêmes musiques que moi. Ce ne serait pas possible de travailler avec lui si on n’était pas amis. Viktor avait quelques amis, c’est tout. Il était très éloigné de tout le monde. C’était très difficile de pénétrer son monde. À Leningrad, quelqu’un pourrait dire que Viktor Tsoi était quelqu’un de très méprisant mais ce n’était pas vrai. Avec ses amis il était très ouvert, toujours souriant. Vous voyez, dans le film, c’est lui. Plusieurs cinéastes lui ont proposé de tourner dans leur film, il a toujours refusé. Il disait : « Je ne suis pas acteur du tout. Je ne peux travailler qu’avec Rachid et c’est tout ! ». On a commencé à préparer d’autres projets. L’un était pour les États-Unis. J’ai présenté L’Aiguille au Festival de Sundance, et plusieurs producteurs étaient impressionnés et m’ont proposé de travailler avec eux à Los Angeles pour notre projet. J’ai rencontré Bill Gibson, qui était le père du cyberpunk et on a écrit un scénario avec lui. Mais Viktor, malheureusement, est mort dans un accident de voiture. Exactement comme son idole James Dean, à 28 ans.
Vous avez fait un remix de L’Aiguille, qu’est-ce exactement ?
C’est le même film, sauf que j’ai ajouté d’autres épisodes. En partie des épisodes du film Yahha avec Viktor, et j’ai ajouté un petit peu de bandes dessinées, parce que je ne voulais pas filmer quelqu’un d’autre que Viktor. Je voulais expliquer certains évènements le concernant : pourquoi il est venu à Almaty, combien d’argent et pourquoi Spartak doit lui en donner, et quelques petites choses avec Mamonov. Au départ, je voulais simplement restaurer le film et le montrer dans quelques cinémas, pour la nouvelle génération parce que c’était les vingt ans de la mort de Viktor. Mais c’était pratiquement impossible parce que les dirigeants du cinéma demandaient : « Y a-t-il quelque chose de nouveau là ? Sinon… ». J’ai répondu: « D’accord, je vais faire un remix, comme dans la musique ». Ce n’est pas un remake, j’ai utilisé quelque chose qui déjà fait. Je l’ai ensuite montré dans quelques cinémas.
Pouvez-vous nous parler de vos spectacles ? Vous en faites encore ?
Non, plus maintenant. Ce serait intéressant peut-être d’en refaire. C’était absolument différent du cinéma parce que cela se passe devant toi et tu ne peux pas changer les choses. Comment faire ? Tu inventes ce qui va se passer. Tu sais d’où on part et où on arrive, mais la route est complètement imprévisible. Chaque spectacle est différent. Comment ça se passe, le processus, c’est ça qui m’intéresse : comment on va y arriver. Tu crées quelque chose devant toi, avec les autres. Ce n’est pas comme écrire quelque chose qu’après tu vas répéter. Tu écris avec les gens, avec le temps passé sur scène. C’est à peu près le même principe que la caméra stylo de Dziga Vertov. Quand tu écris avec la caméra, il dit : « Oublie le scénario ». Mes films sont créés sans l’aide de l’écriture, du scénario. Alors j’écris avec la caméra. Sur scène il n’y a pas de caméra, mais il y a des gens et du temps. Par exemple trente minutes, une heure, une heure trente… Tu vas écrire avec ça. Comment y arriver ? Si on laisse un groupe sur scène et qu’on les regarde, rien ne va se passer, c’est nul. Il faut travailler avec le groupe d’acteurs. Il faut penser à qui ils sont, pourquoi ils sont venus là, pour chercher quoi.
Disons que quelqu’un habite dans un appart, il essaie de faire l’amour avec une fille qui a des problèmes. Quelqu’un sonne, entre dans l’appart et cherche de l’argent pour acheter de la vodka. Il n’y a pas d’argent, mais ils disent qu’il y a plusieurs bouteilles vides. En Union Soviétique, on peut recevoir quelques sous pour les bouteilles vides. Alors il commence à chercher les bouteilles, il y en a partout, mais bien sûr tu ne dis pas où elles sont. Ou même tu ne dis pas qu’il y a des bouteilles et qu’il n’y a pas d’argent. Tu dis: « Vous êtes trois. Un de vous connaît quelqu’un qui peut donner de l’argent. Allez-y et ne sortez pas sans argent. », c’est tout. Le mec qui est là, dans cet appart avec une fille, il n’est pas au courant que quelqu’un va venir et va demander quelque chose. Ou bien alors je dis qu’il va demander quelque chose mais je ne dis pas quoi. « Pense à ce que tu vas utiliser pour le renvoyer, sinon il va rester là et t’empêcher de rester avec la fille ». Après, je prépare pour les épisodes suivants. Il y a plusieurs petits sujets comme ça. Il vient, il demande de l’argent, il est étonné, il dit qu’il a besoin de boire quelque chose. Il cherche, mais il n’y a pas de vodka, que des bouteilles vides. De l’argent ? Il n’y a pas d’argent. Il cherche quelque chose mais ce n’est pas assez. Il demande des bouteilles pour les vendre. Il demande le magnétophone. L’autre lui répond que non. Alors il prend les bouteilles. Voilà comment ça se passe. J’introduis d’autres gens avec leurs propres buts.
Tout ça c’est basé sur une pièce qui existe et qui raconte vraiment quelque chose. A la fin on comprend ce qui est derrière ces actes banals et ça devient de plus en plus psychédélique. Les spectateurs et nous-mêmes sommes fascinés de voir tout ça. J’ai réussi même à faire des Dostoïevski, Tourgueniev, Tchekov. Bien sûr on prend des épisodes, des personnages, on fait quelque chose basé sur ça, mais ce n’est pas du tout ce que les auteurs ont écrit. C’est basé mais c’est quelque chose d’une valeur différente.
Vous avez mentionné des bandes dessinées, vous en faites depuis longtemps ?
Je travaille sur un scénario, j’ai signé avec Kazakhfilm, c’est un projet historique, basé sur une histoire vraie au VIe siècle avant J.C, mais je fais cette histoire comme si elle était racontée par le personnage du fils. Il raconte et bien sûr il invente. Il raconte comme il voit. Très souvent quand on raconte quelque chose, on rajoute des détails qui n’existent pas. En plus tout ça est imaginé par le fils qui écoute. Le texte c’est la mère, et les images c’est l’imagination du fils. Il n’a jamais vu Babylone ou la Grèce et il imagine ce que c’est, dans sa tête. D’un côté c’est la vraie histoire basée sur Hérodote, de l’autre c’est de la fantaisie totale. Pour la première fois de ma vie j’ai écrit un vrai scénario très détaillé. Pas vraiment pour la première fois de ma vie bien sûr mais c’est complètement contraire à l’improvisation. C’est un film complètement inventé et construit avant le tournage, et pour ça j’ai fait en parallèle une bande dessinée, pour imaginer comment ce sera en images. Ce qui est intéressant, quand tu fais deux choses en parallèle : les images et la littérature, le scénario ; les images aident à imaginer et écrire. C’est le processus. C’est intéressant pour moi car je ne veux pas faire tout le temps la même chose, improviser toute ma vie. Je veux faire quelque chose contraire à ça, un film complètement inventé mot par mot, image par image.
Pouvez vous nous parler de votre deuxième film, The Wild East ?
Ce film, je l’ai écrit avec Viktor Tsoi juste deux, trois mois avant sa mort. Je travaillais avec Bill Gibson sur l’autre projet pour Viktor aussi, mais en anglais. Viktor m’a dit que pendant qu’on négociait avec les Américains je pourrais écrire quelque chose pour faire un film vite, à Moscou. J’ai dit « D’accord, tu veux quoi ? ». Il dit qu’il veut quelques groupes de gens qui se battent entre eux et avoir quelqu’un qui les suit partout, un petit garçon. Il y a les Sept Samouraïs, on a déjà un sujet, on n’est pas obligé d’inventer quelque chose de complètement nouveau, on peut utiliser ça comme base. Chaque génération a besoin de ses samouraïs. C’est l’histoire de la fin de l’Union Soviétique. C’était toujours l’Union Soviétique mais j’ai inventé une réalité où elle est complètement écrasée et les gens habitent dans les montagnes et se battent entre eux. Après, Viktor est mort et j’ai arrêté la production. Je cherchais quelque chose à faire et je pensais quitter complètement le cinéma car comme je disais, pour moi c’est toujours intéressant de faire des choses nouvelles, pour ne pas rester au même endroit toute la vie. Mes investisseurs m’ont dit qu’il fallait quand même faire le film avec quelqu’un d’autre. Quelques mois plus tard j’ai accepté. J’ai de nouveau invité mes amis, des musiciens de Leningrad, un célèbre groupe punk.
Vous avez inventé le terme « Nouvelle vague kazakhe ». Qu’est-ce qui vous faisait sentir que quelque chose changeait à ce moment-là au Kazakhstan ?
J’ai utilisé le terme « nouvelle vague ». J’ai inventé ça pendant le festival international de Moscou en 1989. J’ai été élu premier secrétaire de l’Union des cinéastes du Kazakhstan. À ce moment-là, on avait déjà quelques films de mes amis étudiants du VGIK. Terminus de Serik Aprymov et deux, trois autres très intéressants dont Omirbaev. J’ai fait un programme de films kazakhs dans ce festival en juillet. Je me suis demandé comment attirer les gens. Il fallait mettre une annonce et trouver quelque chose de très simple à mémoriser. Au début j’ai pensé à « Bande de Soloviev« , notre professeur au VGIK. Mais j’ai pensé que ça serait mieux de mettre quelque chose de plus classique comme « Nouvelle vague kazakhe« . Nous sommes tous influencés par la nouvelle vague française alors c’est exactement ce qu’on va montrer. Comme les gens vont venir, c’est un moyen de dire que c’est la même esthétique. Je me suis dit qu’il ne fallait pas chercher quelque chose de ridicule quand on peut utiliser un hommage à Godard et Truffaut, car on continue cette tradition mais au Kazakhstan. Après, beaucoup de gens sont venus : les directeurs des grands festivals, les critiques de cinéma… De là, ça a commencé à parler de nouvelle vague kazakhe, et on continue d’en parler encore aujourd’hui.
Qu’avez-vous fait depuis 1993, depuis The Wild East ?
Plein de choses différentes. Il n’y a pas seulement Jack Kerouac que j’aime beaucoup. L’autre livre, c’est Siddartha de Herman Hesse. C’est un livre très important pour moi. Siddartha, c’est quelqu’un qui change sa vie tout le temps, il ne reste pas le même. Pourquoi ? Parce qu’il se cherche lui-même. Il n’est pas content de prendre une place dans la société, la religion ou en parlant avec Bouddha. Il est même devenu prince. Tout ça, il le devient et il l’abandonne. Il finit sa vie comme simple mec qui travaille sur un bateau. C’est important pour moi. Je ne me sens pas bien quand je reste au même endroit très longtemps. Je veux chercher quelque chose et trouver quelque chose. Une fois trouvé, je veux chercher autre chose… et je bouge. Après 1993, pour la première fois de ma vie je suis tombé amoureux d’une femme française. J’ai commencé une autre vie, après avoir eu deux enfants. J’ai compris pourquoi John Lennon était tellement touché et a tout abandonné pendant cinq ans. D’un autre côté, j’ai étudié les principes de production et la loi aux États-Unis. J’ai travaillé avec plusieurs producteurs sur le développement de leur projets et leurs ventes, et j’en ai vendu avec eux quelques uns.
J’ai toujours voyagé, entre la France, les États-Unis, la Russie et le Kazakhstan. Pendant les années 90, j’ai constaté un changement au Kazakhstan. Le pays est devenu indépendant de l’Union Soviétique. Un pays tout neuf. J’ai commencé à faire de la politique. J’ai travaillé avec des groupes différents de l’opposition. Moi-même, je ne suis pas politicien, je n’ai pas envie de faire partie du gouvernement, du parlement, ce n’est pas pour moi. Je travaillais en tant qu’avocat, lobbyiste et activiste pour les droits de l’Homme au Kazakhstan. J’ai travaillé à Bruxelles, Strasbourg, Paris, Londres, Washington. J’ai créé ma compagnie, International Freedom Network, pour établir la démocratie au Kazakhstan. J’ai passé 10 ans comme ça.
Tout à coup le rock and roll est mort. Avec Viktor, le rock russe était fini pour moi. Et c’est vrai que rien d’intéressant ne s’est passé depuis. Le cinéma était complètement détruit. Quand on a fini The Wild East en 1993, le système de distribution et les cinémas étaient complètement inexistants depuis plusieurs années. C’est à la fin des années 90 qu’il y a eu un renouveau. Le cinéma avait complètement perdu de son intérêt mais la politique c’était rock and roll pour moi. C’était se battre pour nos droits. Quelqu’un a été tué, avec qui j’ai travaillé, les autres ont été emprisonnés, mais j’ai fait quelque chose quand même. J’ai fait plusieurs années comme ça mais rien n’a changé. Quand ça ne change pas, au début tu penses arriver quelque part, mais ce n’est pas le cas. Tu ne peux pas passer ta vie dans tes rêves, tes illusions. Alors même si c’est très bien, que tu aides quelqu’un qui souffre, parce que c’est un dissident ou quoi, parce qu’il a d’autres visions, tu ne peux pas passer ta vie comme ça… Tu peux ! Mais pour moi c’est pas très intéressant. Ici, les gens eux-mêmes, le peuple, ne veut pas. Pourquoi tu vas te tuer ? Alors j’ai déjà fait beaucoup pour eux et il était temps de changer encore. À ce moment, j’ai décidé de restaurer L’Aiguille pour les vingt ans de la mort de Viktor et de faire d’autres projets, comme j’ai eu beaucoup d’idées pendant des années. J’ai signé un contrat et je travaille sur le scénario maintenant. Espérons que ce soit financé à la fin de la production, mais le développement est lui financé.
Vous avez fait 3 courts-métrages, sont-ils visibles ?
J’ai fait des copies de Yahha (1986). Je ne l’ai pas restauré, je veux laisser tous les scratchs et autres. J’ai restauré L’Aiguille. Je l’ai scanné, j’ai une copie digitale avec la correction des lumières et tout ce qui va avec. L’Art d’être docile (1987), où j’ai un rôle, existe bien sûr, mais uniquement au Kazakhstan, il faut le scanner. Zgga (1977), que j’ai fait avec mes amis architectes, n’a jamais été terminé. Ce sont des rushs et il faut le remonter, mais c’est un film complètement différent de Yahha et L’Art d’être docile. C’est plutôt influencé par le surréalisme : Dali, Buñuel, etc.
Nous demandons à chaque réalisateur que nous rencontrons de nous parler d’une scène d’un film qui l’a particulièrement touché, fasciné, marqué et de nous la décrire en nous expliquant pourquoi.
Pouvez-vous nous parler de ce qui serait votre moment de cinéma ?
J’aime tout. Je ne suis pas une personne qui peut dire « J’adore ça et je déteste ça« . Ce n’est pas pour moi. C’est pour quelqu’un qui consomme, ou quelqu’un qui critique, qui analyse. Moi je n’analyse pas, j’essaie de créer quelque chose, ou du moins je pense que je suis créateur. Quand tu es créateur, tu ne peux pas aimer quelque chose et détester quelque chose d’autre. Je suis complètement d’accord avec Salvador Dali qui a dit que l’art finit là où le bon goût commence. Quand tu es créateur, tu ne peux pas diviser le monde en quelque chose de bien et quelque chose de mal. C’est pour ça que je peux aimer Godard ou Dziga Vertov, et en même temps Plan Nine From Outer Space, Robot Monster, des films trash… La vie c’est tout autour de nous.
Si je peux dire que j’aime quelques images de Francis Coppola, ça serait un mensonge. J’aime tout. Bien sûr il y a quelque chose qui peut être très important pour moi et parce que ça me guide, mais si je vous dit que j’aime Dziga Vertov ou disons la fin d’À bout de souffle, c’est la vérité et en même temps c’est pas la vérité car sinon vous allez penser que c’est ça que j’essaie de refaire. Pas du tout. J’aime des choses, mais quand j’essaie de créer quelque chose, j’utilise tout : ce qui m’influence et ce que je déteste. Par exemple, dans L’Aiguille, si c’était seulement un film esthétique et que je vous montrais seulement ce que j’aime, ça serait absolument différent. J’utilise plein de choses là que je n’aime pas, par exemple la musique pop soviétique ou des choses stables. On ne peut pas dire, si l’on est par exemple peintre, ce qui est mieux : l’huile ou le crayon ? Non, tu peux faire tes peintures avec tout ce que tu veux, avec de la terre ou te couper et dessiner avec ton sang. Ce qui est important c’est ce qu’il y a derrière. Vous donner des exemples de ce que j’aime, je ne peux pas faire ça. Parce que ça serait un mensonge. Bien sûr il y a des choses qui te reviennent, toute ta vie.
En littérature par exemple Jack Kerouac, ou dans le cinéma je regarde encore et encore des œuvres de Godard jusqu’en 1967/68. Après ce n’est pas très intéressant pour moi, mais cette période là, À Bout de Souffle ou Week End, c’est très intéressant. Pas parce que je veux suivre ou que je pense qu’il faut faire du cinéma comme lui, pas du tout. Si je veux faire du cinéma ça serait absolument différent, mais ça me donne quelque chose qui peut grandir à l’intérieur. Certaines choses, des épisodes de Godard, sont très mauvaises et tu ne peux pas supporter de les regarder. Je ne regarde pas ces films comme spectateur. J’observe le monde et je vois que l’on peut créer nos propres mondes, comme ce mec, et ça c’est très important. À la fin, ce que tu fais, pour moi, tu te cherches toi-même. Toute ta vie, avec un temps limité, tu explores toi-même. Le seul moyen c’est d’explorer le monde et de voir si ça te correspond, si ça fait quelque vibrations en toi. Là tu découvre qu’une partie de toi est ici et là. Parfois tu trouves ça dans des choses de très mauvais goût. Je ne veux pas analyser ça, ou critiquer ça, ce n’est pas mon but. Je collectionne, je prends les choses et je les garde. Je ne sais pas comment je vais utiliser ça mais si un jour je crée quelque chose, tout ça, sans même l’aide de ma part, ça va se réunir.
Tu peux réunir Godard, Dostoïevski et James Dean, ça peut exister ; ça va exister si ça résonne avec toi. Je pense que le plus important de tous les arts, le début de tout, c’est la poésie. C’est le principe de création. Tu n’inventes pas les mots, ils sont déjà là. Tu ne peux pas dire quel mot est meilleur que les autres, « merde » ou « soleil ». Tout est important, tu les utilises, ils tombent et parfois tu comprends pas pourquoi. Tu peux essayer de comprendre après que ça soit créé. Si ça t’intéresse, tu peux essayer d’analyser ce que tu as créé toi-même. Pendant la création, tu ne contrôles pas vraiment. Tu laisses quelque chose naître devant tes yeux et tu es comme un instrument. Si tu es ouvert et que tu respectes les choses qui deviennent vivantes devant tes yeux, tu as la chance de réussir. C’est pas comme si tu faisais tout et après tu penses que tu peux créer des lois, des principes, tout ça. Non, tu peux les comprendre après, une fois que c’est créé tu peux essayer d’analyser et comprendre. Mais si tu fais tout suivant tes principes il y a de grandes chances que ça ne marche pas. La poésie est la base de tout, car si tu peux écrire, tu peux faire tout ce que tu veux. Si tu ne comprends pas comment ça marche, c’est difficile de faire du cinéma, de la peinture, de l’architecture…
Un dernier mot pour les lecteurs d’East Asia ?
Cherchez vous-mêmes ! Il n’y a rien de plus excitant. Et en même temps, restez ouverts au monde. « Toi », ce n’est pas quelque chose qui est dans ton corps. « Toi », c’est dans le monde autour de toi. Car il faut comprendre ce que c’est chercher. Certains peuvent comprendre ce que être isolé et chercher quelque chose dans sa tête. Non, il ne faut pas devenir fou. Trouver soi-même, cela signifie trouver sa place dans le monde. Alors cherchez, la récompense est là quelque part et pas si loin que vous le pensez.
Propos recueillis à Vesoul le 19/02/2012 par Anel Dragic.
L’Aiguille (1988) // Bande-annonce (VOSTF) from Badlands on Vimeo.
L’Aiguille de Rachid Nougmanov. Kazakhstan. 1988. Disponible en COMBO (Blu-ray + DVD) chez Badlands.