C’est un film important qui arrive en salles le 24 octobre. Découpé en trois partie, Les Âmes mortes est la nouvelle fresque documentaire de Wang Bing, qui part à la recherche des prisonniers morts dans les camps de rééducation de Jiabiangou et de Mingshui, au nord-ouest de la Chine, en 1957.
Malgré les railleries de certains festivaliers, la durée des Âmes mortes, le nouveau film de Wang Bing qui a toujours un film d’avance sur nous (Mrs Fang, son précédent film, Léopard d’or au Festival de Locarno, n’est pas encore sorti en France) n’a rien de complaisant. Wang Bing n’est pas Lav Diaz, qui — je le crois — aime être rassuré par la durée parfois absurde de ses films. Les Âmes mortes dure plus de huit heures car le film est une quête, entamée en 2005 par Wang Bing, pour retrouver les survivants du camp de rééducation de Jiabiangou à l’Ouest de la Chine (2500 morts sur 3000 prisonniers). D’un entretien à l’autre, des noms de survivants sont évoqués et le film ne peut pas s’arrêter avant de les avoir trouvés. Le film cherche aussi le nom des morts, sur des pierres devant des tombeaux de fortune, dans la bouche des survivants et des familles — autant de noms balbutiés que les protagonistes tentent d’orthographier et qui font du film une élégie. Un film sur la survie, la mémoire, la mort, et la mémoire des morts.
On entend d’habitude très peu la voix Wang Bing, souvent invisible dans un pur souci de cinéma-vérité et qui ne répond que quand on l’interpelle, mais Les Âmes Mortes est un film d’entretiens, le cinéaste pose des questions et provoque l’événement, pour la première fois depuis Fengming, chronique d’une femme chinoise (2007), son deuxième film après À l’ouest des rails, qui consiste en un unique et long entretien avec une femme qui a perdu son mari dans le camp de Jiabiangou et qui apparaît désormais comme le premier volet d’une trilogie consacré à l’histoire de ce camp, avec Le Fossé (2010), unique film de fiction du cinéaste, et Les Âmes Mortes. Les interventions de Wang Bing orientent les témoignages vers la précision des noms, des lieux, des dates, jusqu’à ce que de témoignage en témoignage le film devienne aussi un film d’historien.
Il est ainsi nécessaire que les témoignages, souvent exhaustifs bien qu’ils relatent des faits qui se sont déroulés cinquante ans auparavant, se répètent. Laisser visibles et audibles ces répétitions permet non seulement de valider la qualité historique des témoignages, mais c’est aussi un geste humaniste évident. Ce n’est pas parce que beaucoup ont vécu des traumatismes semblables qu’ils n’ont pas le droit de les raconter. C’est dans la variation autour des raisons pour lesquelles ces hommes ont été accusés d’être des « droitiers » contre le régime de Mao, autour de leurs souffrances et de leurs moyens de survie, que le film écrit l’histoire de ces victimes oubliées du XXème siècle. Parmi les failles terribles du régime communiste chinois qui sont exposées dans le film, on peut citer les réunions critiques qui étaient organisées à la fin des années 50 dans beaucoup de secteurs de travail différents. Ces réunions permettaient en principe aux travailleurs de s’exprimer sur ce qui n’allait pas, ou sur ce qui pouvait être amélioré dans leur travail. Les hommes qui s’exprimaient, convaincus du bien-fondé de l’entreprise, blessaient souvent par leurs remarques des petits chefs incapables et égotiques, qui s’arrangeaient ensuite pour que ces hommes soient accusés d’être droitiers, et envoyés au camp.
À ces récits d’injustice suivent ceux des atrocités et de la survie envers et contre tout. L’enchaînement des longs témoignages (souvent une demi-heure ininterrompue), presque tous filmés de la même façon, avec la caméra au milieu du corps, de l’autre côté d’une table qui est présente dans le champ, rend compliqué le visionnage en une fois, notamment dans la deuxième partie du film, car ils méritent tous une attention qu’il est compliqué de leur accorder au bout d’un certain temps. Mais le film contient aussi quelques séquences qui s’échappent de cette dynamique d’entretiens et qui sont toutes absolument nécessaires. La façon dont la caméra cherche et suit longuement les ossements des morts abandonnés sur le lieu du camp est par exemple sublime. Le moment le plus fort du film, le moment de cinéma le plus extraordinaire vu à Cannes cette année, a lieu au bout d’une heure de film. Wang Bing a filmé un survivant du camp dans l’un des derniers jours de sa vie, et filme ensuite son enterrement. Ça commence par un magnifique discours du fils qui finit en larmes, puis on suit le parcours du cercueil qui va être enterré en haut d’une colline. Ce parcours est semé d’embûches, et les mésaventures de cet enterrement (difficulté à arriver au sommet puis à glisser le cercueil dans le caveau de la tombe, fils possédé par le chagrin) résultent en une scène tragi-comique comme il en existe peu. Plus tragique que comique bien sûr, mais les petits événements comiques, face auxquels Wang Bing trouve la distance parfaite, en font une scène d’un humanisme débordant — le rire vient nourrir les larmes, et les larmes le rire.
Marin Gérard.
Les Âmes mortes de Wang Bing. Chine. 2018. En salles le 24/10/2018.