EN SALLES – Caniba de Verena Paravel et Lucien Castaing-Taylor : Le goût des autres (en salles le 22/08/2018)

Posté le 22 août 2018 par

Fait divers ayant secoué la sphère policière des années 80 en France, le meurtre puis les actes de cannibalisme commis par Sagawa Issei ont marqué les esprits. Non seulement parce que le coupable a commis le pire des crimes sur sa victime, mais aussi parce que son cas a été sur-médiatisé, et ce jusqu’à chez lui au Japon où il a vécu une existence assez surprenante, entre célébrité et déchéance. Et c’est d’ailleurs au Japon que les réalisateurs Verena Paravel et Lucien Castaing-Taylor l’ont retrouvé pour réaliser ce documentaire intitulé Caniba, qui sort en salles aujourd’hui.

Avant de développer plus en profondeur nos propos sur le documentaire, il est préférable de restituer le crime dans son contexte historique. En 1981, le jeune Sagawa Issei étudie la littérature à Paris. Plutôt chétif et malingre, la faute à une encéphalite contractée à l’âge de deux ans, il est réservé et timide. Mais un jour, il jette son dévolu sur Renée Hartevelt, jeune Néerlandaise étudiant comme lui la littérature comparée. Débute alors une relation étrange, entre fascination et répulsion, le jeune Sagawa essayant assez maladroitement de se rapprocher de Renée. Est-ce par désir de la posséder à titre exclusif, ou par frustration et colère, toujours est-il qu’un soir Sagawa invite Renée chez lui en prétextant une prise de notes sous la dictée et lui tire une balle de fusil dans le crâne. Et là, l’horreur commence. Il va découper plusieurs parties de son corps, en consommer quelques unes et conserver les autres. Coup du sort ou malchance, son congélateur le lâche et le voilà obligé de se débarrasser du corps. Il essaiera de le disséminer dans des valises au bois de Boulogne, mais des témoins assistent à la scène. De fil en aiguille, la police, prévenue par les témoins, va remonter jusqu’à Sagawa et découvrir l’horreur absolue. Sagawa n’essaiera jamais de nier son crime et il sera enfermé quelques temps dans l’unité pour malades difficiles de Villejuif. Mais Sagawa est fils de millionnaire au Japon et son père, usant de son influence et profitant du non-lieu rendu en fin de jugement, le fait rapatrier et interner à l’hôpital psychiatrique Matsusawa de Tokyo. On notera au passage que c’est la seconde fois que les ressources paternelles permettent à Sagawa de s’en tirer, celui-ci ayant déjà tenté, avant de partir pour Paris, de s’en prendre à une jeune femme, mais le père de Sagawa avait déjà réussi à l’époque, moyennant finance, à faire retirer la plainte de la victime.

La suite de sa vie au Japon est partagée entre exploitation médiatique et commercialisation morbide de son crime via des éditions de livres de cuisine, starification à outrance médiatisée (il sera même consultant pour la police lorsqu’un malade surnommé « l’otaku killer » tue sauvagement des enfants) et participation à des projets plus douteux tels que des films pornographiques de très mauvais goût (dont nous avons un court extrait dans le film), avec des références peu subtiles au crime de Sagawa. Mais le temps passe, et la société l’a peu à peu oublié, que ce soit en France où parfois une émission racoleuse remet son cas sur le haut de la pile de « dossiers brûlants », ou au Japon, où il coule une fin de vie plutôt morose, près de son frère.

C’est dans la banlieue de Tokyo que les deux réalisateurs ont retrouvé Sagawa Issei, qui, il faut l’avouer, n’est plus que l’ombre de lui-même, affaibli par la maladie et par un AVC qui limite son temps de parole et d’activité. C’est son frère Jun qui s’occupe de lui, et qui, nous allons vite le découvrir, se révèle être parfois plus malsain qu’Issei.

Il vaut mieux être prévenu, le documentaire n’est pas à mettre devant tous les yeux. À cela plusieurs raisons, tant sur le fond que sur la forme. Les deux réalisateurs sont enfermés avec Sagawa Issei dans son appartement, et le documentaire n’en sortira presque jamais. Tout juste nous est-il donné l’occasion, parfois, d’entendre la rumeur de la ville, entre deux bribes de conversation, ou plutôt monologue introspectif du tueur, histoire de respirer un peu. Autre choix qui peut mettre mal à l’aise, c’est la volonté d’opter pour une succession de gros plans, souvent flous, décadrés, et qui s’éternisent sur le visage de Sagawa, qui bien qu’il porte les stigmates d’une vie rongée par les excès et la maladie, semble parcouru de milles réflexions et sentiments. On ne saura jamais clairement ce qu’il ressent, tant il semble, de son propre aveu, dévoré de l’intérieur par la frustration de ne pas avoir été mangé par sa victime, but ultime de son fantasme, et le regret d’être perçu comme un monstre alors qu’il a juste l’impression  d’être quelqu’un qui a réussi à toucher du doigt le plaisir absolu, mais n’en tire que rejet et dégoût de la société. Qui plus est, son introspection, ou plutôt sa tentative d’introspection, est rendue difficile par son frère, Jun, omniprésent et beaucoup moins dans la retenue qu’Issei.

On découvre alors un homme, Jun, aux tendances sadomasochistes plutôt corsées, exhibant fièrement les vidéos de ses pratiques quand il ne se livre pas à l’une d’elles face caméra durant une séquence filmée en gros plan, ce qui rend la séquence assez inconfortable. Et lorsqu’est évoqué le crime de son frère, si Issei assume plutôt sereinement son geste, sans pour autant chercher à un quelconque moment s’en excuser, Jun semble éprouver un plaisir malsain à se plonger dans les pires moments de cette histoire, notamment lors de sa découverte du manga écrit par son frère (une BD qui décrit avec moult détails sordides son geste), et qu’il feint un dégoût mais feuillette le manga avec un rictus gênant. En un sens, il représente ce que peut ou a pu penser la société du crime de Sagawa Issei, avec un sentiment où se mêlent dégoût profond et fascination naturelle pour le sordide et la violence. Usant parfois de raccourcis psychologiques un peu faciles, notamment lorsqu’il rapproche ses tendances sadomasochistes et celles, anthropophages, de son frère, il se montre parfois plus gênant et malsain qu’Issei, qui se sait dépendant de lui et n’ose exprimer un quelconque jugement moral, même si selon lui comparer son crime et une pratique SM est parfaitement vain et prétentieux.

Si les réalisateurs se gardent bien de juger leur interlocuteur, de banaliser le crime de Sagawa Issei (intention confirmée par le carton final), et d’humaniser l’homme qui a tué et dévoré une femme, et qui n’en ressent aucun scrupule, ils parviennent à rendre à la fois fascinant et dérangeant un être humain on ne peut plus ordinaire, à l’enfance dorée et au parcours qu’on pensait exemplaire, mais qui a franchi le cap de l’innommable et finit sa vie en demeurant, pour le reste du monde, un psychopathe, monstre en sommeil n’ayant clairement pas encore complètement tourné le dos à ses pulsions.

Romain Leclerq.

Caniba de Verena Paravel et Lucien Castaing-Taylor. France. 2018. En salles le 22/08/2018. 

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