Après 8 ans d’absence, le cinéaste japonais revient au cinéma, et surtout dans son pays de cinéma avec Le Lion est mort ce soir. Interview avec Suwa Nobuhiro à l’occasion de la sortie de son film avec Jean-Pierre Léaud en salles le 3 janvier.
Le point de départ du film est bien votre rencontre avec Jean-Pierre Léaud ?
Oui, avant la rencontre je n’avais pas d’idée de films.
Vous avez la réputation d’être le plus français des cinéastes japonais. Quel était votre rapport à une figure comme celle de Léaud avant votre rencontre ?
Je ne suis pas sûr d’être le plus français des réalisateurs japonais. Mais durant mon adolescence, le cinéma qui m’intéressait le plus était le cinéma français. Et dans les films que je regardais, la présence de Jean-Pierre était très importante. Donc avant notre rencontre, j’avais ce rapport de spectateur.
Dans le film, vous tentez de capturer la mort de Léaud, et c’est un exercice qui semble intéresser d’autres réalisateurs comme Albert Serra l’année dernière ou Tsai Ming-liang. Que pensez-vous de cette fascination pour la mort de Léaud ? Et comment vous situez-vous ?
Je ne crois pas que ce soit un genre, et je ne montre pas vraiment Jean-Pierre Léaud comme mourant. Il y a quelque chose de plus vif dans Le Lion est mort ce soir, et je ne voulais pas qu’on ait l’impression qu’il soit proche de la mort. Notre projet a débuté il y a 5 ans, et il a tourné le film d’Albert Serra pendant ce laps de temps. La préoccupation de Jean-Pierre durant cette période était de trouver un bon moyen de jouer la mort, je pense que cela a influencé notre projet.
Il y a bien de la vivacité avec les scènes sur les enfants. Étrangement, la construction de cette partie peut faire penser à des films d’Amblin ou à ces nouvelles productions qui jouent sur l’aura des films de Spielberg. Est-ce une influence que vous pourriez revendiquer ?
Non, je ne pense pas que j’ai été influencé par ça. Ou peut-être que je n’en étais pas conscient. Avez-vous vu Super 8 ? Je l’ai vu. J’en étais conscient durant le tournage, et je voulais faire le contrepoint de ce film. Pendant le générique du film Super 8, on voit le film des enfants, et je n’ai pas aimé [rires]. Ils font semblant de faire un film qui aurait été tourné par des enfants. Ils imitent la maladresse, alors autant les laisser faire. Je me réfère aux enfants du film Allemagne année zéro, et ce qui se passe dans ce film m’a beaucoup inspiré.
Vous avez donc laissé aux enfants la liberté de créer le film que l’on voit ?
Oui, je leur ai demandé de réfléchir seuls sur le film.
C’est fascinant car il y a presque un effet de mise en abyme entre votre film et le leur.
Ils devaient sûrement être influencés par le tournage. Par exemple, la scène dans le film tourné par les enfants où Jean-Pierre Léaud est devant sa femme morte vient d’eux. Il y a bien une résonnance entre les deux films, et je trouve ça intéressant.
Comment s’est passée la direction des enfants ? Et surtout les interactions entre le groupe et Léaud ?
On doit penser que la direction des enfants est obligatoire, alors que je n’ai pas du tout dirigé les enfants. Je ne demandais rien, je tentais de créer un espace où ils pourraient jouer. Ma seule directive était de demander aux enfants de faire un film. Il fallait qu’ils tournent indépendamment leur film. Les enfants prennent conscience, et pour moi c’est déjà un dispositif de mise en scène de les conditionner. Puis pendant le tournage, on leur demandait ce qu’ils voulaient tourner, dans quel ordre et où. Et on les suivait. Je voulais surtout établir des conditions propices pour laisser la liberté aux enfants de créer.
Concernant Pauline Etienne, c’est une actrice assez discrète. Comment l’avez-vous choisie ?
J’ai rencontré plusieurs actrices. Je crois que le casting est un pari. Ce que j’ai trouvé intéressant chez Pauline, c’est que lorsque je lui ai demandé comment elle interpréterait Juliette, elle a répondu : « Je ne sais pas. ». J’ai trouvé ça génial. Pour elle, cela ne pouvait se décider que durant le tournage, en rencontrant Jean-Pierre ou des collaborateurs. C’est à ce moment-là qu’on peut avoir une vision plus concrète sur le personnage, et cette ouverture d’esprit, c’est ce qui m’a plu.
Le fantôme de Juliette peut rappeler aux spectateurs français le cinéma de Kurosawa Kiyoshi qui a également fait un film en France. Ou même celui de Philippe Garrel. Comment avez-vous abordé la mise en scène du fantôme ? Et également les jeux de miroirs ?
Je crois que l’on a chacun ses symptômes. Kurosawa a ses symptômes, Garrel a ses symptômes. Et je crois que j’en ai aussi. Le mien est celui du rapport de l’irréel avec le réel. Comment montrer ce qui est extraordinaire au sein même du quotidien. Le miroir est donc un bon dispositif, simple, concret mais aussi intense. On peut ainsi facilement passer d’un ailleurs à un espace quotidien. On m’a souvent dit qu’il y avait quelque chose d’asiatique dans ma représentation des fantômes. Mais pour moi c’est surtout un fort attachement au réalisme du cinéma.
Il y a également quelque chose de gothique dans le choix de la maison et des espaces. Pourquoi avoir choisi ces lieux ? Et quelles difficultés avez-vous rencontrées durant le tournage dans le sud de la France ?
Dès le départ, je voulais que la maison ait une place centrale. Nous avons donc fait des repérages, et nous avons visité beaucoup de maisons délabrées. Jusqu’à la maison que nous avons choisi à La Ciotat. Ce n’était pas très facile car elle est habitée. Mais c’est justement ça qui m’a interpellé car la maison semblait pleine de souvenirs.
On plonge quand même dans le fantastique à la fin, avec la scène du lion. Scène assez étonnante car sa fabrication est justement « irréelle ».
L’idéal était pour moi qu’un vrai lion traverse la rue, mais ce n’était pas possible. Nous avons donc utilisé une image de synthèse, ce qui est une première pour moi. Ce lion est une bêtise, une rêverie d’enfant. Comme le dessin d’un enfant par-dessus un autre. Je comprends que le lion a une symbolique, mais pour moi le lion introduit une dimension absente du film jusqu’à son apparition. Le lion n’est pas le résultat d’une réflexion rationnelle ou logique. On vit dans un monde régi par des conventions d’adultes, et des fois les enfants y échappent. Ils peuvent être impolis ou insolents. Et le lion fait partie de ce monde-là, il échappe au quotidien ou aux adultes.
Justement, le film se conclut par la séquence d’introduction et forme une boucle. Comme si c’était une réalité indépendante. Pensez-vous que le cinéma est une sorte de rêve qui permettrait cela ? Ou qu’il permet aux acteurs de devenir immortels comme le déclame Francis Huster dans la Femme Publique ?
C’est très joli de dire que le cinéma permet de vivre éternellement. La boucle est une belle idée formelle, mais je préfère qu’elle soit ouverte. Il y avait une fin alternative, je l’ai coupée. Cela permettait au film de rester ouvert.
Le Lion est mort ce soir vient 8 ans après votre dernier film. Qu’avez-vous fait durant ces années ?
J’étais président d’une fac. Et j’étais très occupé. Tous les jours, il y avait des réunions du matin au soir. C’est Jean-Pierre qui m’a donné envie de revenir au cinéma. J’ai travaillé en tant que président pendant 5 ans et demi. J’ai fait de mon mieux puis je me suis dit que quelqu’un pouvait me remplacer dans ce travail. Alors que concernant mon cinéma, je suis le seul à pouvoir le faire. C’est surtout ça qui m’a conduit à revenir.
Et que pensez-vous du cinéma japonais contemporain ? Et de l’état du système japonais que les jeunes cinéastes critiquent ?
La situation est extrêmement dure et difficile à cause du manque d’argent. Les tournages nécessitent beaucoup de sacrifices. Je crois que les réalisateurs français ne pourraient supporter un tournage japonais. On ne peut imaginer à quel point faire du cinéma au Japon est compliqué. Mais de l’autre côté, le manque de protection de l’industrie provoque une grande solidarité entre les cinéastes. Au Japon, le financement des films ne fait pas de distinction entre le cinéma d’art et d’essai, et le cinéma commercial. Même si vous faites un film d’art et d’essai, vous devez le rendre aussi rentable que les films commerciaux, vous n’avez pas de subventions ou d’aides spécifiques, vous devez donc toujours garder à l’esprit que le film doit être rentable. L’horizon est le même pour tous les types de films. Cela provoque quand même une variété dans le cinéma japonais. Les jeunes cinéastes font des choses différentes, et cela rend le cinéma japonais très varié, mais ils doivent souffrir pour avoir cette liberté. Il n’y a pas de subventions pour la projection des films, il n’y a rien. Quand un cinéma s’engage à projeter des films d’art et d’essai, c’est un risque. On pourrait penser que le cinéma d’auteur disparaîtrait au Japon à l’aune de cette situation et pourtant il est toujours présent. Il y a donc quelque chose de positif dans le cinéma japonais.
Depuis la France, nous découvrons de nouveaux auteurs japonais depuis 2 ou 3 ans, comme Fukada Koji ou Tomita Katsuya.
C’est quelque chose de très positif que ces cinéastes reçoivent une reconnaissance internationale, mais ça reste toujours très dur de survivre dans l’industrie japonaise. Cette reconnaissance européenne joue beaucoup pour perpétuer l’élan du cinéma japonais. Par exemple, la salle de projection de Harmonium de Fukada Koji était vraiment une toute petite salle indépendante, plus un ciné-club qu’une salle de cinéma.
Le film a eu une sortie très correcte en France.
Pour les cinéastes japonais, c’est un rêve !
Quel est le dernier film que vous avez vu ou apprécié ?
J’ai vu La Mort de Louis XIV, la semaine dernière [rires]. Et j’y pense beaucoup. Je crois que c’est intéressant de voir nos deux films.
Propos recueillis le 12 décembre 2017 à Paris par Kephren Montoute.
Traduction : Yu Shibuya
Remerciements : Karine Durance.
Le Lion est mort ce soir de Suwa Nobuhiro. France. 2017. En salles le 27/12/2017.