Le sublime Bangkok Nites arrive dans les salles françaises le 15 novembre. L’occasion de revenir sur le film en compagnie de son auteur avec une longue interview réalisé dans la cadre du Festival Kinotayo.
Tomita Katsuya avait marqué les esprits en 2012 avec son film Saudade, devenant ainsi le fer de lance d’une nouvelle génération de cinéastes indépendants au Japon. Il nous revient cinq ans plus tard, avec un nouveau film, Bangkok Nites, consacré à une population immigrée. Sauf que cette fois-ci, il s’agit d’une partie de la communauté japonaise qui occupe un quartier chaud de Bangkok. Dans ce nouveau long métrage, le réalisateur fait un état des lieux de la Thaïlande au travers de ces femmes prostituées et livre un film riche et troublant sur les réalités économiques et morales du pays avec une sensibilité empreinte de rêveries.
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Comment est née l’idée de votre nouveau film ?
Avant de faire Saudade on tournait des films dans la préfecture de Yamanashi dont nous sommes originaires. On décrivait les choses qui nous entourait, on montrait le monde de notre point de vue. Dans Saudade, un des personnages principaux était un ouvrier dans le bâtiment et justement, parmi mes amis, l’un d’entre eux partageait cette même profession. Nous étions inspirés par la réalité, et nous nous sommes rapidement posé la question : pourquoi le monde est tel qu’il est ?
On connaît du Japon les grandes villes ou mégalopoles. Saudade se déroule dans une petite ville de province qui est le modèle d’agglomération le plus répandu dans le pays. Parler d’une petite préfecture de province comme Yamanashi revenait à parler du Japon dans son ensemble. Donc pour parler du Japon, nous sommes partis de Yamanashi, et afin d’élargir notre point de vue, nous avons quitté le pays.
Pourquoi le choix s’est-il porté sur la Thaïlande ?
A Bangkok il y a une rue qui s’appelle rue Thaniya et qui est réservée uniquement aux Japonais. Elle est située dans le quartier rouge. Étant moi-même étranger, je souhaitais une entrée juste pour parler de la Thaïlande et cette rue était selon moi un bon point de départ. Dans mon précédent film, Saudade, on voyait des ouvriers thaïlandais qui travaillaient à Yamanashi, on trouve donc une forme de lien entre les deux films.
Durant la présentation du film, votre producteur a dit que la production du film avait pris près de cinq ans. Pouvez-vous nous raconter la genèse et la construction de ce projet cinématographique ?
Comme le suggère bien le titre du film, nous souhaitions filmer les nuits de la rue Thaniya. Pendant nos recherches, nous avons rencontré plusieurs conducteurs de tuk tuk. Près de 90% des chauffeurs que nous avons rencontrés étaient originaires de la région d’Isan. Pareil pour les prostituées, la majorité en étaient originaire. Ce qui nous a conduits à nous intéresser à cette partie située au Nord-Est de la Thaïlande, et nous avons décidé de nous y rendre. Durant la partie de recherche et de repérage, nous avons fait beaucoup de rencontres et nous avons souhaité que certaines d’entre elles jouent dans notre film. Nous avons donc écrit le scénario au fur et à mesure de ces rencontres qui inspiraient les personnages du film. En plus de prostituées de la rue Thaniya, nous avons rencontré le personnel des bars et nous leurs disions que nous voulions faire un film sur le sujet, mais personne ne nous croyait. C’était pareil pour Saudade, nous avions rencontré des gens des communautés brésilienne et thaïlandaise au Japon, et ils étaient très méfiants à notre égard. Pour les deux films, il était important d’établir un sentiment de confiance, et c’est la raison pour laquelle cela nécessite beaucoup de temps.
Votre film se déroule à Thaniya à Bangkok, quartier chaud dédié à une clientèle japonaise et prend pour cadre le milieu de la prostitution. Comment traiter un tel sujet sans tomber dans une forme de voyeurisme complaisant ?
Nous ne pensions pas qu’il était nécessaire de montrer dans notre film des scènes de nu ou racoleuses. De plus, il s’agissait d’acteurs non professionnels. Même si nous avions voulu montrer de telles scènes, je doute qu’ils auraient accepté.
Comment avez-vous choisi vos comédiens amateurs ? Et comment les avez-vous dirigés ?
C’est au hasard des rencontres. Certains correspondaient à l’idée que je me faisais de mes personnages. Je leur proposais immédiatement de jouer dans mon film, mais comme je l’ai dit auparavant, ils avaient du mal à me croire. Il était difficile de les convaincre. En ce qui concerne le personnage principal de Luck, Subenja Pongkorn est une vraie prostituée de la Thaniya. Avec mon scénariste Aizawa Toranosuke, pour ce personnage et ses collègues, nous avons fait nos recherches dans les différents établissements dans le quartier du plaisir, et dès que nous l’avons rencontrée, nous avons su instantanément que c’était elle. C’était comme une intuition. Dans le scénario initial, l’histoire était encore plus sombre, et je me souviens très bien de ce que nous nous sommes dit en la rencontrant, elle pourrait très bien apporter un peu de fraîcheur à ce récit et peut-être même trahir le scénario dans le bon sens du terme.
La deuxième partie du film dans la province thaïlandaise rappelle le cinéma d’Apitchatpong Weerasethakul, elle a d’ailleurs été tournée dans la même région. Était-ce une façon de vous rapprocher de son cinéma ?
Au départ nous n’avions pas cette intention, nous avons découvert cette région par hasard au cours du développement du film. Cette conscience est venue plus tard lorsque nous avons appris que c’était là où il tournait ses films. C’était comme un pont artistique avec son œuvre. En tournant aux mêmes endroits, on fini par trouver des points communs.
Bien sûr, j’avais déjà vu ses films, mais je ne comprenais pas forcément en les voyant le sens que pouvait donner cette région d’Isan sur ses récits. En préparant le mien, j’ai fait mes propres recherches, cela m’a beaucoup instruit sur cette partie de Thaïlande et permis de mieux comprendre ses films par la suite. Donc en tant qu’étranger qui va tourner un film en Thaïlande, je souhaitais à tout prix éviter les clichés sur la culture de ce pays, et lorsque j’ai appris que c’était là qu’Apitchapong tournait ses films, cela m’a beaucoup rassuré. Cela nous a permis d’approfondir ce rapport entre lui et nous.
Dans les provinces, les croyances au surnaturel et à un certain folklore sont encore très présentes dans les esprits. Un peu comme au Japon avec les yokaïs. Croyez-vous aux fantômes ? Et que disent-ils sur nous, les vivants ?
Oui en effet il y a eu un grand changement en cours de production. Bien sûr, je crois un petit peu aux fantômes. C’est la rencontre avec Apitchapong qui a un peu changé mon point de vue. Il n’y a pas que les fantômes mais aussi le bouddhisme qui nous lient tous les deux. Tout est vivant, les hommes, la nature, les spectres, même que je ne peux percevoir à sa place dans le monde. J’ai approfondi et à présent j’arrive à mieux ressentir cette pensée depuis le tournage.
Dans le dernier tiers du film, vous abordez les risques sanitaires du métier de la prostitution et du SIDA, qui ont de terribles conséquences sur la vie de ses jeunes femmes. Vous jouez aussi sur l’ambiguïté de la confession de Luck quant à sa séropositivité, pourquoi ?
Oui en effet, on peut douter de ses paroles. La société thaïlandaise est bâtie sur un modèle matriarcal. Or, il n’existe que très peu de débouchés professionnels pour les femmes. Beaucoup, malheureusement, choisissent le métier de la prostitution. On devine que la mère de Luck, qui a vécu avec un soldat américain a rencontré ce dernier alors qu’elle pratiquait cette profession, et ses sœurs et nièces peuvent, elles aussi, lorsqu’elles seront plus grandes, suivre la même voie. C’est un cercle vicieux. D’ailleurs, lorsque Luck se confesse, elle parle à la troisième personne du pluriel, son témoignage est un peu celui de toutes les femmes thaïlandaises.
En Thaïlande, on donne un vrai nom en sanskrit très long, et la mère donne un surnom dès la naissance, surtout par rapport à l’impression qu’elle a en voyant son enfant. C’est souvent le nom d’un animal. Ce surnom, on le garde jusqu’à la fin de sa vie. Dans le film, le personnage de Luck s’appelle Im ainsi que sa demi-sœur. Ce surnom veut dire la femme.
Que pensez-vous de l’industrie du cinéma japonais actuellement ?
Grâce aux avancée technologiques, de plus en plus de jeunes réalisateurs parviennent à faire des films indépendants. Beaucoup de films sont produits, en revanche peu sont distribués parce qu’il y a de moins en moins de salles indépendantes. Elles sont remplacées par des multiplexes qui ne diffusent pas les films que nous tournons. L’idéal serait qu’ils diffusent aussi des films indépendants d’art et d’essai.
Propos recueillis par Martin Debat à Paris le 16/01/2017 dans le cadre du 12ème Festival du Cinéma japonais contemporain Kinotayo.
Traduction : Megumi Kobayashi
Remerciements : Bertrand Cannamela et l’équipe du Festival Kinotayo
Bangkok Nites de Tomita Katsuya. Japon. 2016. En salles le 15/11/2017.
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