Le Film de la semaine – Le Secret de la chambre noire de Kurosawa Kiyoshi (en salles le 08/03/2017)

Posté le 4 mars 2017 par

Vers l’autre rive signait le grand retour de Kurosawa Kiyoshi aux films de fantômes japonais qui ont fait sa renommée. Le maître nous offre un nouveau film sur le genre en laissant le Japon pour un pays tout aussi sensible à ses fantômes, la France. Le Secret de la chambre noire est un voyage fantastique dans les obsessions du cinéaste autant que dans celles des personnages qu’il met en scène.

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Kurosawa Kiyoshi semble mener deux carrières en parallèle liées à des thèmes récurrents, notamment celui de l’absence ou du délitement. La première est explicitement fantastique et puiserait sa matière dans la J-horror (avec des films comme Kairo, Séance, Sakebi, Loft…), la deuxième dans le thriller social ou du moins plus générationnel (avec License to live, Vaines llusions, Bright Future, Tokyo Sonata…). Fort de la puissance universelle de ses thèmes et de sa maîtrise virtuose de la mise en scène, le cinéaste japonais tente de combiner ses deux carrières dans un film somme. Le Secret de la chambre noire s’avère être l’un des Kurosawa les plus riches et les plus intrigants. Le cinéaste parvient à s’approprier  une sorte de zeitgeist français qu’il parvient à sublimer par ses propres préoccupations. Bien sûr, il n’est pas seul et on peut saluer le travail de Catherine Paillé et Eléonore Mahoummidian qui ont aidé à révéler des fantômes de la France contemporaine.

Le Secret de la chambre noire

Le postulat est le suivant : Stéphane (Olivier Gourmet) est un photographe réputé qui cherche un assistant dans le but de perpétuer une œuvre anachronique. Il le trouve en la personne de Jean (Tahar Rahim), jeune homme venu du nord de la France pour trouver du travail à Paris. Jean tombe amoureux de Marie (Constance Rousseau), qu’il va tenter d’extirper du fétichisme de son père, ce qui éveillera les fantômes que portent chacun.

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A travers Jean, le cinéaste confirme la portée sociale qu’il a toujours proclamé en refusant de faire des films hors de la réalité de son époque. Le personnage s’inscrit dans la France contemporaine comme ceux de Bright Future montraient la jeunesse japonaise. Jean n’a pas de travail, vit dans un petit appartement et tente de trouver sa place dans une société qui bascule. Par les décors et le cadrage, le cinéaste met en évidence le caractère très contemporain du personnage. On voit Jean marcher devant des bâtiments en construction, où la caméra, qui fixe le vide, se déplace doucement vers lui. C’est comme s’il n’avait pas sa place dans l’image ou que sa propre image n’était pas complète. Ces choix mettent surtout en évidence le contraste entre les deux personnages opposés du film, Jean et Stéphane.

Ce dernier, alors qu’il a été un glorieux photographe de mode, habite reclus dans un manoir et tente désespérément de perpétuer une œuvre en daguerréotype. Il vit dans le passé. Plus fascinant encore, il tente de ramener le passé à la vie par l’image. Le daguerréotype est une technique de photographie qui produit une image sans négatif à partir d’une lumière réfléchie dans un métal poli ou un miroir. Cette technique offre des images d’une qualité impressionnante, si on a le temps de s’y consacrer (il faut un temps assez long d’exposition) et provoque presque la sensation de voir le passé. C’est cet élément qui a intéressé Kurosawa Kiyoshi : une technique comparable à celle du cinéma qui donnerait l’image des morts comme s’ils étaient présents. Ainsi, alors que le personnage de Stéphane tente de créer des fantômes, il commence à en devenir en se coupant du présent. La mise en scène de Kurosawa donne l’impression que l’ensemble des corps qui ponctuent le film pourrait être ceux de fantômes. Il joue entre le corps (physique) et la présence (métaphysique). La virtuosité du cinéaste à composer des plans où une présence pourrait se manifester est telle qu’il semblerait que les fantômes puissent autant venir des images du film que de l’esprit du spectateur.

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C’est de ce trouble avec le réel que s’empare magnifiquement le cinéaste. La rigueur de sa mise en scène, de la lumière à la lenteur travellings, travaille à cette immersion dans l’entre deux ; entre le passé et le présent, la réel et le fantasme, les vivants et les morts, la matière et l’esprit. Kurosawa explore les fantasmes de ses personnages et, dans l’authenticité du geste, va jusqu’à explorer ses propres fantasmes en s’auto-citant. L’apparition du fantôme devant Stéphane est la même que celle de Sakebi, où le personnage doit également faire face à son passé. Le cinéaste se place, comme ses personnages, comme une victime de ses propres fantômes. Par son dispositif, il avoue discrètement qu’il ne voit pas la frontière entre le cinéma et la réalité.

Le film devient une sorte de miroir déformant lorsqu’il bascule dans un monde de fantômes et fantasmes. L’interprétation de Tahar Rahim, qui tend vers un climax d’une puissance évocatrice folle, n’est pas sans rappeler celle Yakusho Koji dans Charisma. Mais la plus troublante et impressionnante reste celle de Constance Rousseau qui, à l’instar des femmes dans l’œuvre de Kurosawa, porte cette inquiétante étrangeté qui est renforcée par son visage poupin. Son personnage a la volonté de vivre, mais sa présence est celle d’une karakuri ningyo (poupée japonaise). Alors que les deux autres personnages sont en conflit avec le temps (Stéphane) ou la réalité (Jean), Marie est le conflit même de l’existence, de la présence et de l’absence. Les plans sur le visage de Constance Rousseau, ses apparitions et disparitions dans des plans séquences, la façon dont elle entre dans le cadre symbolisent l’idée du fantôme dans le cinéma de Kurosawa Kiyoshi. Elle est le trouble, aussi bien pour les personnages du film que pour le spectateur. Il y a presque une réflexion sur la performativité de l’image similaire à celle des mots dans le Horla de Maupassant. Comme le faisait Olivier Assayas dans son récent Personal Shopper, le cinéaste japonais tente d’offrir une vision de l’hyper virtualité à l’heure de l’omniprésence des écrans qui répond à celle de Kairo. Nous vivons parmi les fantômes, car nous vivons dans des images.

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Et les fantômes n’existent pas parce qu’on les a vus, mais parce qu’on croit les avoir vus. En retournant au fondement de la photographie (et de ses troubles), donc du cinéma dans le pays qui l’aurait vu naître, Kurosawa Kiyoshi manifeste sa croyance aveugle en l’image. Il déclare son amour pour l’étrange puissance du cinéma à fabriquer des fantômes avec un film qui en exploite pleinement le potentiel. Il suffit simplement d’y croire.

Kephren Montoute.

Le Secret de la chambre noire de Kurosawa Kiyoshi. France. 2016. En salles le 08/03/2017.

À lire également : entretien avec Kurosawa Kiyoshi.

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