Entretien ave Jero Yun, réalisateur de Madame B., histoire d’une Nord-Coréenne (en salles le 22/02/2017)

Posté le 18 février 2017 par

C’est au 23ème Festival International des Cinémas d’Asie (FICA) de Vesoul que nous avons pu rencontrer Jero Yun, venu y présenter en avant-première Madame B., histoire d’une Nord-Coréenne, à découvrir en salles le 22 février. L’occasion d’en apprendre d’avantage sur les conditions de tournage d’un documentaire fascinant : interview !

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Est-ce que vous pouvez présenter votre parcours aux spectateurs qui découvrent votre cinéma avec Madame B., histoire d’une Nord-Coréenne ?

J’ai fait mes études en France, aux beaux-arts de Nancy, puis à Paris et au Fresnoy. Pendant à peu près neuf ans, j’ai fait mes études dans ces écoles et ai continué à travailler sur l’art, mais aussi sur le cinéma. J’ai fait pas mal de films expérimentaux avant de commencer à m’intéresser au cinéma classique. En 2010, j’ai réalisé un court documentaire qui s’appelle Promesse, qui a remporté un prix à l’Asiana International Short Film Festival en Corée. J’ai rencontré par hasard en 2010 une femme sino-coréenne qui gérait une auberge clandestine en banlieue de Paris. C’était ma première rencontre avec quelqu’un qui a un lien direct avec l’histoire de la séparation de Corée. J’ai réalisé ce court-métrage sur son rapport à la séparation qu’elle a vécue avec son fils qu’elle n’avait pas vu pendant neuf ans. Je suis parti en Corée juste après à la recherche de son fils, pour continuer à développer ce sujet, mais aussi pour répondre à une autre question : celle de la racine coréenne dispersée partout. Naturellement, en Chine, j’ai rencontré beaucoup de Sino-Coréens, et parmi eux des Nord-Coréens, essentiellement des évadés. J’ai donc réalisé un autre documentaire pendant deux ans qui s’appelle Looking for North Koreans. J’ai parcouru la Chine, la frontière nord-coréenne et la Corée du sud. J’ai rencontré d’autres Nord-Coréens habitant en Chine ou en Corée du Sud. Pendant ces deux ans de recherche, je suis allé au Japon, en France, en Suisse, en Belgique… J’ai rencontré beaucoup de Nord-Coréens et j’ai eu l’envie de réaliser une fiction, dont j’ai commencé à écrire le scénario, que j’ai développée pendant pas mal de temps. Pour le compléter, je suis reparti en Chine retrouver le réseau que j’avais rencontré pendant le préparation de Looking for North Koreans. C’est à ce moment que j’ai rencontré Madame B. C’était un intermédiaire qui devait me présenter des Nord-Coréens. Elle m’a amené chez elle, dans sa famille chinoise avec laquelle j’ai passé pas mal de temps. L’idée de faire un film sur elle m’est venue naturellement. Je la filmais déjà pour alimenter mon scénario, et c’est elle finalement qui est venue vers moi, pour me proposer de faire un film sur elle.

Elle ne m’avait encore jamais raconté sa vie et d’un coup elle s’est mise à me parler de ses enfants, de sa vie en Corée du Nord, en Chine, de son rêve d’aller en Corée du Sud… Madame B. histoire d’une Nord-Coréenne est venu comme ça, avec le temps. On a travaillé dessus pendant 3 ans, où j’ai suivi sa vie de Chine jusqu’en Corée du Sud.

C’est un personnage qui se livre beaucoup, notamment sur son passé : elle ne cache rien du trafic de drogue ou de la prostitution. Ce sont des éléments qui sont venus aussi naturellement ? 

C’est un peu comme pour Promesse : j’ai passé une semaine dans l’auberge et je n’ai jamais rien demandé, à qui que ce soit. J’ai passé beaucoup de temps avec Madame B.. Je lui ai dit que je faisais du cinéma en France et elle m’a proposé de me raconter son histoire, de collaborer avec moi pour un film. Elle ne m’a pas raconté toute sa vie tout de suite, ça s’est fait par parties et progressivement, durant trois ans. Elle m’a beaucoup surpris. La drogue est venue beaucoup plus tard, en Corée du Sud. Elle a été accusée par les services de renseignement et a commencé à parler de tout ce qu’elle avait fait en Chine.

madame b

Est-ce que, dès votre rencontre, vous avez perçu le caractère très romanesque du personnage ?

Non, l’idée du film n’est venue qu’après le voyage clandestin que j’ai fait avec elle et d’autres Coréens du nord. Mais même à ce moment, je ne savais pas encore si j’allais vraiment faire un film. Elle m’a proposé de partir avec elle et de passer la frontière illégalement. Je n’avais aucune idée de comment ça allait se passer. J’étais très naïf, c’est quelque chose que je n’aurais pas dû faire.

Dans le film, cette traversée de la Chine vers la Thaïlande est sans aucun doute la séquence qui marque le plus, c’est quelque chose de très fort. J’ai cru comprendre que beaucoup d’images avaient été perdues et que le tout s’était passé de manière très dangereuse. Pourriez-vous nous en parler un peu?

Quand elle m’a proposé de partir avec elle, je ne m’attendais vraiment pas à ce que cela se passe comme ça. Une fois entré dans le bus, je ne pouvais plus descendre : soit j’arrivais à la destination ou… En fait, il n’y avait pas d’autres possibilités ! J’étais obligé de continuer pour ma propre sécurité. C’est vrai qu’à certains moments, notamment la traversée de la jungle entre le Laos et la Chine, je ne pouvais pas filmer.

Madame B.

Les migrants avec vous dans ce voyage ont accepté votre caméra facilement ?

Oui. Madame B a tout organisé et expliqué aux autres que l’on réalisait un film sur elle. Ils n’étaient pas du tout contre. J’ai sympathisé avec les gens. Ils étaient plutôt curieux sur la raison qui poussait un Sud-Coréen à être là au milieu de ce groupe de Nord-Coréens. La situation était assez étrange pour moi, car tout le monde me demandait pourquoi j’étais là… Et pour être honnête, j’étais incapable de répondre. Je ne regrette pas, mais c’est une expérience que je ne pourrais plus jamais faire, ça a vraiment bouleversé ma vie au point que ça a été très dur de me réintégrer à la société ensuite. J’ai failli interrompre le projet. Certaines images ont été perdues pour des raisons que je ne peux pas évoquer. A certains moments, je n’ai pas osé sortir de caméra. Quelques passeurs semblaient plus sympas, mais d’autres ne m’ont vraiment pas donné l’impression que je pouvais filmer. Ils ont même parfois pris mon sac pour me séparer de mon matériel. De toute façon, pour moi, l’important n’étais pas de filmer… Pour être honnête, à ces moments-là, je ne pensais qu’à terminer ce chemin car c’était tellement dur.

Madame B.

Dans le film, est-ce qu’on voit toutes les images que vous avez tourné pendant cette traversée ou reste-t-il des rushes que vous n’avez pas utilisé?

On s’est posé beaucoup de questions sur le montage. On s’est demandé si ce voyage était vraiment le cœur du film,… Mais non, c’est seulement une partie, on n’a donc pas tout utilisé. On a dû mettre à peu près la moitié des images tournées dans le film. 

Il y a donc eu trois ans de tournage. Comment avez-vous pensé le montage, très resserré, du film qui dure une heure vingt ?

C’était compliqué. Après le voyage, je suis revenu avec des rushes pour la première séance avec ma monteuse, Nadia Benrachi. Jusque là, on ne savait pas du tout comment le film allait prendre forme. On a passé trois semaines ensemble, pour savoir si on pouvait faire un film. Je me suis alors rendu compte qu’il fallait continuer à tourner. Je ne savais pas vraiment ce que j’allais raconter à travers cette femme. Je suis retournée en Corée du Sud, j’ai encore interviewé Madame B. et d’autres familles avant de rentrer en France. On a fait une autre séance de montage, mais ça ne suffisait toujours pas pas. Je suis retourné en Corée, puis en Chine où j’ai retrouvé la famille chinoise de Madame B., qui m’a beaucoup aidé pour organiser ce voyage. J’y suis resté une semaine et j’ai été très bien accueilli. J’ai dû les interviewer sur ce qu’ils sont devenus après le départ de Madame B.. Je suis ensuite retourné en Corée du Sud et j’ai interviewé la famille nord-coréenne de Madame B.,  et c’est là que le film a commencé à prendre forme.

madame b

Aviez-vous une société de production derrière vous dès le début des repérages ? 

J’étais avec Zorba Production depuis mon projet de film de fiction. On a eu l’aide au développement du CNC en 2012. Avec cet argent, je pouvais partir pour terminer le scénario. Quand je suis rentré avec des rushes, on a beaucoup parlé avec le producteur. J’avais cette idée de documentaire, mais on n’avait pas suffisamment d’argent pour continuer. On a cherché un peu avant de trouver un coproducteur coréen, ce qui nous a permis de poursuivre le tournage, mais on a vite été à court d’argent une nouvelle fois. On a pu terminer le film grâce à une seconde aide du CNC, l’aide aux cinémas du monde.

Comme vous avez eu des financements coréens, est-ce que le film va être montré en Corée du Sud ? La seconde partie du film est notamment très critique vis-à-vis de la politique du pays. 

C’est en cours. Ce film a été montré dans le cadre de festivals, dont celui de Jeonju, réputé pour sa liberté et son indépendance politique. C’est une région qui a hébergé beaucoup de dissidents politiques au cours de l’histoire de la Corée. On présente donc là-bas beaucoup de films politiques très sensibles, rarement montrés en Corée du Sud. Au vu de l’actualité politique coréenne, les jeunes générations sont tout a fait conscientes des problèmes et les distributeurs tentent de montrer pas mal de films politiques sur le sol sud-coréen. La sortie de Madame B. est en préparation, mais il va sortir avant au Japon en juillet. Il y a eu déjà quelques films politiques gouvernementaux très sensibles sortis en Corée récemment donc on espère pouvoir continuer le mouvement.

Jeri Yun madame B

Justement, est ce que vous avez vu d’autres films sur le sujet, particulièrement un film moins indépendant, The Net de Kim Ki-duk ?

Oui, je l’ai vu. Ce que je peux lui accorder, c’est que ça se passe souvent comme ça quand on parle des services de renseignement. Il y a eu pas mal de scandales, on a changé de directeur, mais ça ne suffit pas pour changer tout le système, qui ne fonctionne pas. Comme on voit dans The Net, il y a quelque chose qui tourne en boucle. C’est assez juste, mais quelque chose m’a un peu échappé dans ce film. Je le trouve presque trop positif comparé à la réalité. À travers Madame B., je n’ai rien vu de positif. On sait qu’il y a un système tordu depuis très longtemps et qu’on ne peut pas changer. Il faudra beaucoup de temps et d’efforts y compris avec les jeunes générations.

The Net de kim Ki-duk

The Net de Kim Ki-duk

La projection à Cannes de Madame B. a été très émouvante, quel souvenir en gardez-vous ?

J’ai été surpris que les gens s’intéressent autant à l’histoire coréenne. Mais l’histoire de Madame B. est aussi celle d’une femme et d’une mère, c’est un sujet universel. J’ai aussi été touché de voir dans la salle autant de spectatrices. J’ai vraiment l’impression que ce film a plus touché les femmes que les hommes.

Vous avez parlé de votre projet de fiction, est-ce que ce sera votre prochain film ?

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En ce moment je suis sur deux films : un autre documentaire que je suis en train de co-réaliser avec Marta Volt, une réalisatrice norvégienne. C’est une co-production coréenne, norvégienne et très prochainement française. On a terminé le tournage et on est en post production. Ça parle d’un sujet simple : celui de la vie personnelle de deux réalisateurs, Marta et moi, entre la Norvège et la Corée. On raconte l’histoire d’une famille tout à fait simple, à travers nos vies intimes et on tente de montrer la valeur de la vie que l’on peut oublier dans nos quotidiens. Il y a aussi l’idée du lien avec la mère, qui nous relie elle et moi. C’est un lien que je travaille depuis longtemps, depuis Promesse, et qui traversera ma fiction que je vais bientôt tourner en Corée. Ce sera une histoire entre une mère et son enfant.

Vous avez parlé de Promesse, ce court-métrage sera montré avec Madame B. dans la sortie en salle, c’est un choix de réunir ces deux œuvres ?

Promesse est le projet initial et je suis obligé de le montrer si je veux parler de Madame B.. Tout est lié : tout ce que je fais aujourd’hui est lié à Promesse.

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Propos recueillis par Victor Lopez le 12/02/2017 à Vesoul dans le cadre du 23ème Festival International des Cinémas d’Asie (FICA) – retranscription d’Elias Campos.

Remerciements : Célia Parigot.

Madame B., histoire d’une Nord-Coréenne (précédé de Promesse) de Jero Yun. France. 2016. En salles le 22/02/2017.

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