Kinotayo 2017 – Entretien avec Soda Kazuhiro & Kashiwagi Kiyoko (Oyster Factory)

Posté le 28 janvier 2017 par

Après son formidable dytique politique Campaign (lire ici) présenté l’an passé à Kinotayo, Soda Kazuhiro a de nouveau créé l’événement au 11ème Festival du Cinéma Japonais Contemporain avec son 6ème « film d’observation » : Oyster Factory, récompensé par un Soleil d’or (prix du public) ex-aequo avec Happy Hour. Accompagné de sa productrice Kashiwagi Kiyoko, il nous a longuement parlé de sa vision du cinéma, du Japon, et bien sûr, de pêche et de chats.

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Oyster Factory est votre sixième « film d’observation ». En quelques mots, comment définissez-vous un « film d’observation » et qu’est-ce qui le distingue d’un documentaire classique ?

Soda Kazuhiro : C’est bien sûr une référence à la tradition du « cinéma direct », qui a commencé dans les années 60 avec Frederick Wiseman, les frères Maysles ou D. A. Pennebacker. Mais je voulais redéfinir le sens de l’observation au cinéma. Les gens pensent a priori que cela veut seulement dire qu’il n’y a pas de narration, de musique ou d’intertitres, mais en fait, ça va bien au-delà. Pour moi, l’observation consiste avant tout à regarder et écouter. Ce n’est ni se tenir à distance ou être de parti-pris. Dans cette optique, cela prend deux sens. D’une part, moi, en tant que cinéaste, j’essaie de regarder et d’écouter ce qui se produit devant ma caméra, d’apprendre à partir de cette matière et de faire un film basé sur mes découvertes, et non sur les préjugés et les conceptions que je pouvais avoir avant de tourner le film. Je ne fais aucune recherche préalable sur mes sujets, aucune rencontre avant le tournage afin de n’avoir aucune idée préconçue. Et d’autre part, je veux que le spectateur observe ce qui se passe dans le film de ses propres yeux et par son propre esprit. C’est pourquoi nous n’utilisons ni voix-off, ni musique, ni intertitres pour expliquer les situations. Voilà les concepts de base du cinéma d’observation.

KAZUHIRO SODA

Comment est-ce que vous choisissez vos sujets ? Pour Oyster Factory, par exemple, saviez-vous de quoi vous alliez parler avant d’aller à Ushimato ? Et si ce n’est pas le cas, à quel stade du tournage est-ce que le sujet du film vous apparaît ?

Oui, nous n’avions ni agenda ni attentes. En fait, la mère de Kiyoko vient de cette ville, Ushimato, et on passe souvent nos vacances dans ce village. Kioyoko pratique le Taï Chi sur les quais. Et comme c’est un tout petit village, on la remarque !

Kashiwagi Kiyoko : Tous les matins, je m’entraînais et les pêcheurs me voyaient et se demandaient ce que je faisais. Ils ont fini par me poser des  questions.

Soda Kazuhiro : Ils se sont connus comme ça. Et j’ai appris par Kiyoko que tous les pêcheurs étaient assez âgés. Ils ont entre 70 et 80 ans et n’ont pas de successeurs. Ça m’a plutôt choqué car j’ai pris conscience que l’on n’aurait bientôt plus de pêcheurs dans ce village, et que si ça arrivait ici, ça devait arriver un peu partout au Japon. Cela a éveillé ma curiosité et j’ai rencontré l’un des pêcheurs, M. Hirano. Il était si intéressant que je lui ai demandé si je pouvais revenir avec une caméra pour filmer sa vie. Il était d’accord. C’était l’été 2013 et on a décidé d’y retourner en novembre. On a découvert alors qu’il avait une usine d’huîtres. Il était très occupé car la saison des huîtres venait juste de commencer. C’est lui qui nous a suggéré de filmer l’usine. C’était surprenant car je pensais tourner un film sur les pêcheurs, et soudain, c’est devenu un film sur les huîtres. Nous n’avions donc vraiment aucune idée de ce que nous allions filmer.

Quand vous tournez, qu’est-ce qui va vous vous amener d’un personnage à l’autre ?

Soda Kazuhiro : On ne choisit pas vraiment. Par exemple, je me suis intéressé à Hirano. C’était mon premier contact avec cet univers, mais je ne l’ai pas vraiment choisi. C’est plus une rencontre…

Kashiwagi Kiyoko : Tout est très spontané.

Soda Kazuhiro : Et quand nous sommes arrivés à l’usine d’huîtres pour filmer, tous les personnages étaient en face de nous. Nous n’avons pas vraiment choisi : ils étaient là ! On allume la caméra, on observe ce qui se passe et si quelque chose m’intrigue, je creuse cette direction. C’est comme ça que l’on s’est retrouvé avec tous ces personnages et ces histoires dans ce film. Il n’y a bien sûr aucune audition ou casting !  (rires)

Oyster Factory

Très tôt dans le film, vous montrez ce post-it : « la Chine arrive ». Est-ce que vous saviez alors que vous aviez un autre sujet à développer ici et que cela pouvait déboucher sur une nouvelle piste ?

Oui, tout à fait ! Nous ne savions pas qu’ils employaient des travailleurs chinois. En fait, ils faisaient même venir de la main d’œuvre de Chine pour la première fois. On a banalement commencé à filmer l’usine et comme je suis un cinéaste d’observation, je regarde même les plus petits détails : des choses dans une pièce vous en disent souvent beaucoup sur les gens. J’ai remarqué cette note sur le mur avec cette phrase : « 11 novembre : la Chine arrive ». Je ne savais pas ce que ça signifiait. Ça ne disait même pas que des Chinois venaient, mais que la Chine arrivait ! C’était un peu flippant ! (rires) Mais c’était extrêmement inspirant. Grace à ce mot, j’ai pu me rendre compte de certaines conversations qui concernaient la venue des travailleurs chinois. C’est tout de suite devenu un point de focus du film.

A la toute fin du film, alors que les travailleurs chinois arrivent enfin, on vous demande d’arrêter de filmer. Qu’auriez-vous fait si vous n’aviez pas pu avoir cette scène ?

Aucune idée ! Mais j’aurai dû revoir toute la forme. On filme tout ce que l’on peut, qui nous intéresse, et c’est au montage que l’on décide quel genre de film ça va être. A ce moment, on ne savait pas encore quel film on allait faire.

Oyster Factory

Le film se déroule sur sept jours. Qu’est-ce qui vous a décidé à arrêter le tournage à un moment précis ?

Dans cette scène où M. Hirano nous demande d’arrêter de filmer, il commençait à s’inquiéter. Et en fait, M. Watanabe nous a demandé d’arrêter le film le lendemain de l’arrivé des travailleurs chinois. C’était juste après avoir tourné la dernière scène du film, avec les travailleurs sur le bateau. On a donc arrêté le tournage. Mais en fait, on avait le sentiment qu’ils nous le demanderaient tôt ou tard. On en avait discuté la nuit d’avant. A partir du moment où M. Hirano nous a demandé de ne pas filmer l’arrivée des travailleurs chinois, alors qu’il tournait le dos à la caméra, on a anticipé la fin du tournage. On s’est dit que l’on avait certainement assez de matériel pour le film. On était donc prêt quand ils nous l’ont officiellement demandé.

Vous avez beaucoup de rush, de matériel que vous n’avez finalement pas inclus au montage ?

Pas vraiment. Avec une semaine de tournage, on a utilisé presque tout ce que nous avions tourné. Mais c’est amusant car nous avons tourné Oyster Factory pendant une semaine, et le lendemain, en nous promenant dans la même ville, Ushimato, nous avons fait de nouvelles rencontres. On a donc fait un autre film avec ces personnages. On a donc tourné juste après ce nouveau projet pendant deux semaines. On est en train de terminer le montage.

Quel est le sujet de ce film ?

Kashiwagi Kiyoko : On revient aux pêcheurs !

Soda Kazuhiro : L’un des personnages principal est un pêcheur de 86 ans qui continue son travail tout seul sur un petit bateau. Il y a aussi une vieille femme qui traîne toujours sur les quais… C’est difficile à expliquer, mais je pense que c’est sur un monde qui disparaît. Ushimato est une très vieille ville avec de vieilles maisons, des personnes très âgées et un commerce de la pêche qui remonte à des siècles. Mais tout cela est en train de disparaître. On a capturé les derniers moments de cette tradition. Le film sera en noir et blanc. On est en train de le terminer.

Est-ce que le chat sera aussi présent ?

Oyster Factory

Oui ! (rires) Il y a beaucoup de chats à Ushimoto ! Shiro est aussi dans le film !

Dans Oyster Factory, est-ce que tout le film est monté dans l’ordre chronologique ?

Pas nécessairement. C’est globalement chronologique, mais on ne se s’en tient pas forcement à l’ordre chronologique. Au montage, je monte d’abord les scènes qui m’intéressent le plus. Dans le cas d’Oyster Factory par exemple, j’ai d’abord travaillé sur la scène où le propriétaire de l’usine parle d’un travailleur chinois qui a démissionné. Quand je tournais, je pensais que c’était la scène la plus importante, c’est pourquoi je l’ai montée en premier. J’ai aussi monté la scène où M. Hirano me demande d’arrêter de tourner et l’arrivée, juste après, des deux travailleurs chinois. Je procède donc en montant ces moments importants et peu à peu, je me retrouve avec une vingtaine de scènes. Je commence ensuite à les mettre ensemble dans une séquence. Je tâtonne ensuite beaucoup car l’ordre de ces séquences est la seule manière pour moi de communiquer mon point de vue, puisque je n’utilise ni voix-off, ni musique, ni texte pour l’illustrer. Le plus important est cet ordre, et cela me prend beaucoup de temps.

A propos de cette scène où un travailleur chinois démissionne, on sent les Japonais assez moqueurs. D’une manière plus générale, on a l’impression que ces Chinois ont une très mauvaise réputation – un homme tient même un discours raciste, où il explique que ce sont des voleurs – alors qu’ils semblent être nécessaires à l’économie de la ville. Est-ce que c’est une tension que vous avez ressenti ?

Ha… Vous savez, les gens ont des opinions différentes sur n’importe quel sujet. Je pense donc que c’est naturel que les gens aient toute une gamme d’opinions diverses sur les travailleurs chinois. Personnellement, je ne suis pas d’accord avec ceux qui les repoussent. Nous vivons à New-York et travaillons avec des gens du monde entier, de toutes les cultures. Et cela ne nous pose aucun problème. A titre personnel, on ne partage pas ce point de vue xénophobe et ce discours critique sur les immigrants. Mais je comprends que des gens avec un passé et des expériences différentes peuvent avoir des opinions différentes. En tant que cinéaste, mon rôle n’est pas de les juger, mais de dépeindre leurs pensées et leur comportement. Je voulais donc montrer le champ des réactions. Bien sûr, certains ont une attitude hostile envers les travailleurs chinois, mais d’autres ont plus de connections. Par exemple, une femme de l’usine insiste sur le fait qu’ils travaillent vraiment dur pour leur famille. Ça dépend vraiment des individus et c’est beaucoup plus contrasté. Les enfants réagissent aussi de manière complètement différente.

Oyster Factory

 

Pour parler de production, quel était le budget du film et a-t-il été compliqué de le réunir ?

Comme on n’a pas de plan, on ne budgétise pas vraiment nos films.

Kashiwagi Kiyoko : On ne sait jamais combien de temps un film va nous prendre et ce dont on va avoir besoin pour terminer le film. En fait, on ne sait même pas si le tournage va vraiment déboucher sur un film. On n’a donc pas vraiment de budget.

Soda Kazuhiro : Financièrement, on essaie d’être autosuffisant, avec le moins possible d’apports extérieurs, car on essaie d’être le plus honnête et vrai possible sur ce que l’on voit. En prenant de l’argent d’investisseur, il y a toujours le risque qu’ils veuillent interférer et vouloir un happy end pour vendre le film ! (rires) On finance donc le film avec notre argent, on le vend aux distributeurs et avec les bénéfices du box-office, qui nous permettent de vivre, on finance notre film suivant. C’est un cycle que nous avons mis en place.

Oyster Factory

Le film a-t-il bien marché lors de sa sortie japonaise en février dernier au Japon ?

Oui, il a été plutôt bien reçu. Nous n’avons jamais été déficitaires sur aucun film. C’est quelque chose de très important pour moi. Il suffit d’un échec pour que nous ne puissions plus continuer.

Quel est votre point de vue sur l’industrie du cinéma japonais d’aujourd’hui ?

Elle ressemble à l’industrie du cinéma dans son ensemble, partout dans le monde : c’est une période difficile. On a connu crises sur crises depuis l’émergence de la télévision, puis de la vidéo, puis internet… Le cinéma lutte depuis tellement longtemps ! Au Japon, c’est très étrange : c’est de pire en pire, mais en même temps, beaucoup de gens veulent devenir cinéastes et le nombre de film produits n’a jamais été aussi élevé. C’est intéressant et je me demande ce qui va se passer suite à cette combinaison paradoxale. Peut-être que cela va nous revitaliser. En même temps, le nombre de spectateurs a plutôt tendance à baisser… je ne sais pas comment ça va évoluer, mais ce n’est pas facile.

Vous pourriez retourner à la télévision où vous avez commencé votre carrière ?

Pourquoi pas, à la condition d’avoir une liberté et un contrôle total et un contrat qui nous permette de garder les droits du film. Dans ces conditions, ça me ferait plaisir !

Et comme vous vivez à New-York, est-ce que vous pourriez faire un film aux Etats-Unis ?

Kashiwagi Kiyoko : C’est déjà prévu. On a un projet en ce moment-même.

Soda Kazuhiro : C’est encore à l’état de projet, nous n’avons encore rien tourné, mais il est possible que l’on tourne à Détroit. Ce serait un film sur le système judiciaire américain. Et je travaille aussi sur un projet dans le Michigan. Je rencontre des universitaires dans l’optique de faire un film sur le Michigan Stadium, c’est le plus grand stade de foot américain, il peut accueillir plus de 100 000 personnes. Je travaille avec mes étudiants pour faire un documentaire sur le stade, que nous sommes en train de monter en ce moment. Ce sera notre film américain !

Propos recueillis par Victor Lopez à Paris le 14/01/2017.

Remerciement : Megumi Kobayashi  & Bertrand Cannamela.

Oyster Factory de Soda Kazuhiro. Japon. 2016.

Présenté au 11ème Festival du Cinéma Japonais Contemporain Kinotayo.

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