Enseignant universitaire à Tokyo et Paris, spécialiste du cinéma japonais auquel il a consacré plusieurs ouvrages dont Réponses du Cinéma Japonais Contemporain, Stephen Sarrazin a rencontré Sono Sion (AntiPorno), Nakata Hideo (White Lily), Shiota Akihiko (Wet Woman in the Wind), Shiraishi Kazuya (Dawn of the Felines) et Yukisada Isao (Aroused by Gymnopedies) à l’occasion de la conférence de presse organisée par la Nikkatsu pour présenter les cinq Roman Porno de 2016, réalisés afin de célébrer les 45 ans du genre.
Genre méconnu, ne serait-ce que pour le faible pourcentage de titres disponibles en distribution DVD – près d’une centaine – alors que le studio Nikkatsu en a produit plus de 1100, le Roman Porno célébrait cette année son 45ième anniversaire, et le plus ancien des grands studios de cinéma au Japon fit appel à cinq réalisateurs contemporains pour tourner cinq films d’une durée semblable aux classiques des années 70, dans les mêmes conditions, soit un tournage d’une semaine, avec un budget modeste. Les cinq cinéastes incarnent des démarches distinctes au sein de la cinématographie japonaise. On retrouve Shiota Akihiko, auteur de Harmful Insect, Canary, mais aussi de grosses productions dont Dororo et récemment récompensé à Locarno pour son Wet Woman in the Wind, hommage au Lovers are Wet de Kumashiro Tatsumi ; Shiraishi Kazuya, le plus jeune des cinq avec trois longs-métrages derrière lui, dont Devil’s Path et Twisted Justice, et qui fut auparavant assistant-réalisateur auprès de Wakamatsu Koji. Son film Dawn of the Felines s’inspire d’un des chefs d’oeuvre du Roman Porno, Night of the Felines de Tanaka Noboru.
Yukisada Isao, qui mène une oeuvre majeure et singulière, rohmerienne, méconnue hors de l’Asie, rêvait depuis longtemps de se mesurer au genre, mais son Aroused by Gymnopedies ne cherche pas à s’inscrire dans la filiation. Les deux derniers cinéastes comptent parmi les plus célèbres hors du Japon, Sono Sion et Nakata Hideo, le seul à avoir vécu les grandes années du genre aux côtés de Konuma Masaru (Une femme à sacrifier). Sono Sion a réalisé AntiPorno qui annonce d’emblée son programme, et Nakata, White Lily, un récit d’amour lesbien, tourné vers l’oeuvre de Konuma.
Lors de la conférence de la presse pour annoncer les sorties prochaines, les cinéastes dans leur ensemble affichaient un désir que le public puisse être composé de spectatrices, que le moment était venu pour qu’elles s’approprient les salles où seraient diffusés ces films, à l’exception de Sono Sion, qui avouait être dans un tel état de colère contre l’Etat qu’il ne pensait à aucun public précis en tournant son film. D’autre part, le président de Nikkatsu, Sato Naoki, ne s’est pas penché sur les raisons pour lesquelles aucune réalisatrice ne figurait parmi les cinq cinéastes sollicités… Nous avons eu droit par contre à une heure en compagnie des cinq réalisateurs afin de revenir sur leurs liens avec le Roman Porno.
Rencontre avec cinq cinéastes épris
Vous souvenez-vous du premier roman porno que vous avez vu, où vous étiez, quel âge vous aviez ?
Shiota Akihiko : Je crois que c’était un épisode de la série Angel Guts de Sone Chusei, dans une petite salle dans le quartier de Ikebukuro, lorsque j’étais étudiant en fac.
Yukisada Isao : J’ai vu mon premier roman porno quand j’avais quinze ans. A cette époque, quand j’étais au lycée, je lisais des revues de cinéma et tous les critiques disaient du bien du roman porno. J’imaginais quelque chose de magique, de particulier, alors je voulais absolument en voir un. J’ai porté la veste de mon père et je me suis rendu au cinéma. Mais j’avais toujours l’air d’un gamin. Pourtant, le propriétaire de la salle m’a laissé entrer. Le film était réalisé par Nakahara Shun, une parodie de shojo manga. Durant ces années-là je ne voyais que des films sérieux, sombres, et j’étais tellement surpris dans la salle de découvrir que ce film était une comédie.
Shiraishi Kazuya : J’ai vu mon premier roman porno sur une VHS que j’avais louée. Le film avait pour titre Pink Hip Girl de Ohara Koyu.
Sono Sion : Quand j’avais dix-sept ans, au lycée dans ma petite ville, il y avait deux cinémas porno et j’y allais parfois. Je ne me souviens plus du premier que j’ai vu. Mais le premier réalisateur qui m’a marqué, venu du Roman Porno, était Ikeda Toshiharu. Ses films étaient extraordinaires pour moi. A cet âge je n’avais pas encore d’expérience de ces choses-là. Ses films éveillèrent quelque chose chez ce jeune garçon encore vierge.
Nakata Hideo : Mon premier roman porno était un film de Ikeda Toshiharu, Sukeban Mafia. Je l’ai vu après avoir déménagé à Tokyo. Lorsque je vivais dans le lieu où je suis né, où j’étais lycéen, je n’avais pas le courage d’aller voir ces films. Mais une fois à l’université j’ai découvert l’œuvre de Konuma Masaru, j’en ai vu plusieurs ; j’admirais son style, ses goûts. Une fois entré chez Nikkatsu, j’ai fait la requête de pouvoir travailler avec lui.
Le cinéaste que vous admirez dans le roman porno ?
Shiota Akihiko : Sone était mon préféré. J’avais étudié avec le professeur Hasumi Shigehiko, qui l’admirait. Un jour il a fait un cours en classe sur Sone, qui m’a donné envie par la suite de voir les autres. Ce fut une rencontre qui mena aux œuvres de Tanaka, Kumashiro, Konuma…
Yukisada Isao : Celui que je préfère est Kumashiro Tatsumi, dont j’ai cherché à voir tous les films.
Shiraishi Kazuya : Celui qui m’a le plus impressionné était Tanaka Noboru. Il y a quelque chose dans son oeuvre qui est spécifiquement cinématographique, qui ne peut s’accomplir autrement que par les moyens du cinéma, et cela m’a donné envie d’être réalisateur.
Sono Sion : Je ne sais plus, peut-être Ikeda Toshiharu, qui tournait aussi des films d’horreur. Mais je préférais ses films érotiques.
Nakata Hideo : Konuma Masaru, bien sûr.
Nikkatsu avait produit plus 1100 Roman Porno entre 1971 et le début des années 90. Suiviez-vous l’évolution du genre?
Shiota Akihiko : Non, que ceux des années 70.
Yukisada Isao : Non, je n’ai pas cherché à le faire. Par la suite, j’en voyais un par hasard au fil des années. Mais je pense depuis longtemps à vouloir faire un remake d’un film de Kumashiro , qui raconte l’histoire d’un homme qui devient une femme. Le film traite de la joie et de la tristesse de découvrir une différence chez soi. Kumashiro est arrivé à raconter cette histoire en 80 minutes, c’était remarquable.
Shiraishi Kazuya : En fait je n’ai pas pu. J’étais trop jeune lors de leur sorties en salles, ou simplement pas né… Et peu de titres sont sortis en DVD. Ces dernières années, environ une centaine est parue en DVD, et j’ai dû en acheter 50 ou 60.
Les Roman Porno classiques des années 70 dépeignaient un climat, un engagement politique, un désir culturel, sexuel. Est-il encore possible de montrer cela dans les films japonais aujourd’hui ?
Shiota Akihiko : À cette époque le désir de liberté était le point commun entre tous ces films. Et d’une certaine manière, pour ce projet précis, de refaire des roman porno, la liberté est à nouveau au cœur du propos : le studio a donné aux réalisateurs la liberté de tourner ce qu’ils voulaient. Ce qui est plus difficile aujourd’hui, alors que les cinéastes des années 70 y excellaient, tient à comment concilier le politique et le sexuel.
Shiraishi Kazuya : Le Roman Porno était aussi une leçon sur ce que nous ne pouvions pas tourner, les sexes des acteurs, cette question de la… pilosité. C’est une expression de la limite de la liberté dans ce pays. Oshima Nagisa a vécu cela également pour L’Empire des sens, enfin, dans sa distribution au Japon.
Sono Sion : De ce point de vue, le cinéaste le plus important est évidemment Wakamatsu Koji, pas quelqu’un du Roman Porno. C’est très difficile aujourd’hui d’y arriver, mais pour ce projet j’ai voulu exprimer une véritable colère.
Nakata Hideo (secouant la tête) : C’est un vrai défi aujourd’hui. D’une part nous sommes plus libres maintenant qu’à cette époque. Autrefois, les forces de l’ordre menaçaient les réalisateurs de Roman Porno. Il y a eu des cas célèbres de procès. Aujourd’hui, je souhaiterais que nous puissions trouver une liberté à l’intérieur de nous afin d’au moins exprimer que quelque chose ne va pas dans la société japonaise contemporaine. Mais nous n’y arrivons pas.
Pourriez-vous dire quelques mots sur les conditions de tournage, comment être fidèle aux consignes de Nikkatsu ? Avez-vous tenté de reproduire les techniques guérilla des grands maîtres des années 70 ?
Shiota Akihiko: Nous tournions en vidéo numérique, un dispositif assez léger mais de nos jours c’est presque impossible de tourner dans la ville façon guérilla, alors nous sommes allés vers la forêt et avons tout tourné en une semaine.
Yukisada Isao : Ce fut l’un des tournages les plus simples de ma carrière, sans encombres. Je n’ai pas tourné en continuité, j’enchaînais les séquences puis nous avons monté le tout à la fin du tournage. Le casting fut complexe par contre. Mon film raconte l’histoire d’un homme et six femmes, je devais donc trouver six actrices qui pouvaient accepter de tourner nues. C’était difficile de faire un choix, c’était mon premier casting pour lequel regarder les corps faisait partie du travail. En général je décide auparavant des acteurs qui m’intéressent pour un projet, j’ai déjà une idée…
Shiraishi Kazuya : Le tournage fut difficile parce que ce n’est ni un court-métrage ni vraiment un long-métrage. Le film devait rester fidèle à ce que nous appelons « Program Picture« . Mais je me suis amusé et je sais comment je m’y prendrais pour une prochaine fois. Le casting aussi posait un défi, j’espérais trouver des actrices ayant la puissance de celles de Tanaka… Déjà il faut du courage pour choisir d’entrer dans le milieu du cinéma, mais plus encore d’apparaître nue devant la caméra. Le cinéaste a la responsabilité de respecter cet acte.
Sono Sion : J’aime cette façon de tourner à la Nikkatsu, en une semaine. J’avais décidé qu’il n’y aurait qu’une situation, un décor, un studio. J’aime tourner rapidement. J’avais des séquences guérilla, mais une fois au montage j’ai décidé de ne pas m’en servir. L’année dernière les manifestations étudiantes étaient très fortes, ils se rassemblaient devant le bâtiment du DIET. Ils m’intéressaient, l’actrice du film et moi les suivions, buvions avec eux… Je pensais m’en servir pour le film puis au montage ça n’allait plus.
Nakata Hideo : Ce fut vraiment difficile. Vous me demandiez auparavant de comparer avec mes expériences américaines, les budgets dont nous ne disposons jamais au Japon… Mais dans un tournage on se bat toujours contre quelque chose. Pour ce film, c’était tendu, mais cela nous a motivé à ruser avec les contraintes, de trouver les meilleures solutions, les plus économiques, tout en maintenant la qualité du film. Une différence importante cependant avec les Roman Porno classiques: ils disposaient de grands studios de tournage, d’accessoires, costumes… auxquels nous n’avions pas accès. Mais ce n’est pas la faute des producteurs…
Au 21ième siècle, qu’avez vous fait de la contrainte de la mosaïque ?
Shiota Akihiko : Je ne m’en suis pas servi, j’ai tourné de façon à ne pas avoir à le faire. Comme dans les classiques, le plaisir venait de trouver une façon de ne pas montrer, tout en laissant voir.
Yukisada Isao : Vous savez que dans mon passé, j’avais travaillé une journée et demie sur un pinku, dont les tournages durent en moyenne trois jours, mais ce fut une expérience fascinante! J’en étais à mes débuts, puis j’ai intégré le milieu du cinéma traditionnel. J’aurais aimé être assistant réalisateur sur des Roman Porno mais lorsque je suis arrivé à Tokyo, ils n’en tournaient plus. Cette question de la censure m’intriguait. Dans mon film nous avons eu un souci, je ne voulais pas de mosaïque, mais nous avions un piano dans plusieurs scènes du film et il était souvent difficile d’éviter les reflets du sexe de l’acteur sur la surface du piano ! J’ai du trouver des solutions de cadres, de lumières… La mosaïque est là, au Japon, pour exciter le public davantage.
Shiraishi Kazuya (rires) : Je souhaitais l’éviter mais je tenais aussi à respecter la façon traditionnelle de tourner les Roman Porno. Alors nous nous sommes servis d’un « mae-bari« , une sorte de ruban qui camoufle les parties génitales (il se lève, déchire une feuille de papier pour expliquer – ndlr), et qui évite aussi les incidents. Je voulais suivre ces règles, et j’espère que Nikkatsu relancera le genre. C’est une façon de lutter, de reprendre, reconquérir le cinéma, à la fois pour les réalisateurs reconnus comme pour les jeunes cinéastes.
Sono Sion : Je déteste les mosaïques, j’essaie d’éviter les scènes dans lesquelles il faut cacher les sexes, bien qu’une s’avéra impossible. Mon film a une dimension conceptuelle, il se nomme AntiPorno parce qu’au départ je ne voulais pas le faire. C’est tout à l’honneur des producteurs de Nikkatsu de m’avoir donné cette liberté de faire ce que je voulais.
Texte/propos recueillis par Stephen Sarrazin.
Traduits du japonais par Emico Kawai.
Tokyo. Septembre 2016.
Merci à Emico Kawai, Karen Severns et Travis Klose.