Eric Khoo, cinéaste phare de Singapour, nous offre un huitième long-métrage somme. Il revient sur l’histoire de son pays, l’évolution de la sexualité, de l’amour, et sa propre filmographie à travers Hotel Singapura. Tout cela sans sortir d’une chambre d’hôtel.
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Hotel Singapura se fonde sur un dispositif, celui de rester dans la même chambre d’hôtel pendant 6 décennies. Et donc de raconter 6 histoires qui sont liées à la chambre et parfois, entre elles. Mais Eric Khoo, qui se dit fasciné par les chambres d’hôtel, tente aussi de nous faire explorer l’intimité éphémère qu’elles abritent. Les 6 histoires ont donc en commun de montrer des rapports différents à la sexualité, au désir, et à l’amour à travers le temps et les nationalités. Cette entreprise qui s’avère déjà assez complexe prend encore une autre dimension quand Khoo tente de dresser un portrait de son pays, Singapour, à travers ce dispositif. Le film porte donc une forte base théorique qui pourtant n’est pas vide de poésie et de sensualité, même si l’ensemble peut sembler limité. C’est donc un nouveau défi pour un cinéaste qui explore aussi bien les moyens que proposent le cinéma (son long-métrage précédent était Tatsumi, un film d’animation sur le mangaka Tatsumi Yoshihiro) que le désir humain dans ce qu’il a de plus abject à ce qu’il a de plus beau.
A l’aune de son projet et de son goût pour une esthétique marquée, le film fait penser à 2046 de Wong Kar-Wai. Mais il se distingue par un fil historique et social que Eric Khoo tente de garder tant bien que mal pour contraster la présence du fantastique ou d’un fort érotisme qui auraient pourtant gagné à être plus exploités. Le cinéaste porte un regard plus socio-historique que poétique, néanmoins il parvient à faire exister un romantisme à travers les âges. Les partis pris esthétiques servent à différencier les époques plus qu’à donner une emphase aux enjeux de chaque segment narratif. Les années 40 sont en noir et blanc, alors que les années 80 ont des couleurs chaudes et une image plus vive. Heureusement, ce jeu formel accompagne tout de même un jeu de genres. On passe de la comédie potache féministe dans les années 50 qui pourrait sortir d’un film de Stephen Chow à la romance fantastique dans les années 60 qui n’a rien à envier à celle de la saga Rahtree de Yuthlert Sippapak. Hotel Singapura nous offre de vivre plusieurs expériences cinématographiques en une, et malgré une maîtrise formelle indéniable, le mélange des genres provoque presque inévitablement une baisse de régime et fait perdre au film son rythme, surtout lorsqu’il devient plus introspectif et contemplatif dans sa dernière partie.
Au-delà de l’esthétique, Eric Khoo propose également de sonder la sexualité de l’Asie du Sud-Est à travers le prisme de Singapour. En effet, l’évolution de Singapour et de son image vont de pair avec celles des mœurs et des intérêts des pays voisins. Ainsi, Hotel Singapura offre une vision assez pertinente des archétypes asiatiques cinématographiques que renvoient les différents visages de la cité-État : la prostitution, avec le segment des années 50 qui met en scène des acteurs hongkongais dont Josie Ho (Dream Home), représentant la femme forte du cinéma HK ; un paradis touristique, avec le segment des années 80 qui met en scène une AV Idol japonaise, Show Nishino. C’est à la fois un hommage au Roman Porno, à Tatsumi et peut-être même à Ryu Murakami et son Raffles Hotel ; Un paradis médical, avec le segment des années 70 qui met en scène des acteurs thaïlandais sur le changement de sexe ; et surtout, l’image moderne de Singapour dans les années 90, avec le couple de jeunes Coréens (qui représente la jeunesse « hype » d’aujourd’hui) pour qui la capitale n’est que le décor d’un énième « drama ». Cette utilisation analogique des images archétypales asiatiques pour dresser un portrait de Singapour à travers le temps sans jamais sortir d’une chambre d’hôtel est l’une des grandes forces du film. Il y a un certain plaisir à retrouver des bribes ou des échos d’histoires ou de films qui ont marqué le cinéma des diverses nationalités que le film convoque. Puis la mélancolie prend le pas sur le plaisir, car si nous connaissons toutes ces références, c’est que nous les avons vécues, à l’instar des personnages et décennies qui s’écoulent. Nous contemplons le passé, le présent et le futur tels des fantômes.
C’est bien de cela dont il est question à la fin de Hotel Singapura. « De l’érotisme, il est possible de dire qu’il est l’approbation de la vie jusque dans la mort. » dit Georges Bataille dans L’Érotisme. Si le film développe tant de sensualités, de désirs, d’amours, de sexualités possibles à travers les époques, c’est pour mieux nous rappeler que le plaisir n’existe que parce qu’il est conscient de sa fin, comme un séjour à l’hôtel. Et deux histoires viennent justement bouleverser le programme du film en ce sens. Celle de la romance fantastique des années 60, qui rêve l’idée d’un amour possible après la vie, surtout l’idée d’un amour exempt de sexualité. Celle de Mariko, la Japonaise insatiable des années 80 qui s’est fourvoyée dans sa recherche de plaisir et qui est désormais hantée par la réprobation de la mort de son seul amour. Eric Khoo n’hésite donc pas à montrer la partie sombre de son hôtel, quand les sentiments romanesques laissent place aux plus bas instincts, quand l’hôtel/Singapour perd son âme avec le temps pour n’être la place que d’une lubricité morbide (le néo-libéralisme ?). Et dans ce sombre futur, l’amour ne peut exister que dans la mort.
Kephren Montoute.
Hotel Singapura de Eric Khoo. Singapour. 2016. En salles le 24/08/2016.