Une fois n’est pas coutume, ce n’était pas pour présenter un film que Kawase Naomi était à Cannes cette année, mais pour présider la Cinéfondation. En plus de soutenir financièrement et artistiquement de jeunes cinéastes à travers son atelier et sa résidence, l’organisme cannois sélectionne à chaque édition une vingtaine de courts-métrages, et le lauréat du prix a l’assurance de voir son premier long-métrage sélectionné à Cannes. C’est après la remise des prix que nous avons rencontré la réalisatrice des Délices de Tokyo pour lui parler du festival, de ses projets, de la place des femmes au Japon, mais surtout de son dernier film, disponible depuis le 24 juin dans une belle édition vidéo (blu-ray et DVD), éditée par Blaq Out.
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Les Délices de Tokyo est tiré d’un roman, alors que la plupart de vos films ont des scénarios originaux. Pourquoi avez-vous choisi d’adapter l’œuvre de Sukegawa Durian et comment avez-vous travaillé avec lui ?
C’est Sukegawa Durian qui m’a contacté et qui m’a demandé d’adapter son roman. Il m’a écrit une lettre, qui disait que si ce livre devait devenir un film, ce devait être réalisé par moi. D’autres réalisateurs étaient intéressés, mais il a insisté pour que ce soit moi. Tout est donc venu de lui et je ne l’ai jamais contacté pour ce projet. Il m’a dit que j’étais libre de faire du roman ce que je voulais pour mon film et de ne pas me soucier de l’œuvre originale. Il y a donc certaines scènes très importantes du livre que j’ai coupé dans le film. Par exemple, dans le roman, il y a un très long échange épistolaire et l’inclure dans le film aurait été assez ennuyeux. J’ai modifié toutes ces parties.
Au niveau de la production, était-ce complique de proposer un film qui traite de la lèpre et d’une Histoire que le Japon préfère oublier ?
Au début, ce fut très difficile de trouver des financements. Mais dès que Kirin Kiki a accepté de participer au film, le budget a pu être complété. Mais une partie du financement du film ne provient pas du Japon : la moitié vient de France, et une partie d’Allemagne. C’est une fois que la partie européenne a été garantie que le Japon a donné son accord. Il a donc fallut ce premier mouvement européen pour débloquer les choses au Japon. Mais en fait, au moment où Sukegawa Durian a voulu publier son roman, les grands éditeurs l’ont refusé. De même, les grands studios n’ont pas voulu de mon film.
En traitant d’un sujet historiquement et culturellement lié au Japon, vous vous adressiez donc aussi au reste du monde ?
Oui. Mais par exemple, à Taïwan, qui a présenté Les Délices de Tokyo comme un film sur la lèpre, le film a été un échec au box-office. Mais en Espagne, qui a vendu le film comme une œuvre sucrée, sur les pâtisseries, il a très bien marché. Et c’était comme cela partout dans le monde. Et là où le film a marché, tout le monde voulait manger des Dorayaki. (rires)
Avez-vous pensé à Kirin Kiki dès le début du film et pourquoi l’avoir choisie ?
Oui, c’était définitivement elle que je voulais pour le film ! C’est Sukegawa Durian qui l’a convaincue. Il lui a aussi écrit une lettre. Mais je lui ai aussi écrit et elle a fini par accepter.
Comment avez-vous casté Uchida Kyara ?
C’est la petite-fille de Kirin Kiki. Elle vit à Londres. C’est elle qui me l’a présentée, mais j’ai bien sûr aussi fait de vraies auditions. Elle a 14 ans, comme son personnage dans le film, mais ne semble pas avoir son âge. Elle est assez proche de son personnage, Wakana, qui est censé être très jeune, mais n’agit pas comme une adolescente. Dans le film, elle vit seule avec sa mère, qui est toujours absente. Elle est donc livrée à elle-même la plupart du temps. Elle a en elle une sorte de tristesse, et c’est aussi pour cela qu’elle va à la recherche d’amis à travers les Dorayakis. Elle est très différente de ses camarades de son âge, qui parlent beaucoup, racontent des ragots…
On retrouve ces deux actrices dans le films de Kore-eda Hirokazu. Est-ce que vous vous sentez proche de son cinéma ?
Oui… D’une certaine façon, disons… En fait, on me dit souvent que nos films ont des points communs, mais je pense que nous sommes très différents. J’ai l’impression que les films de Kore-edasan se font beaucoup à travers l’écriture et le scénario. Je le connais depuis plus de 20 ans, et il a constamment un petit carnet avec lui, sur lequel il prend des notes. Il observe en permanence les choses et n’arrête pas de penser à ce qu’il voit. Je suis complétement différente.
Il y a quelques années, quand nous avons découvert La Fôret de Mogari à Cannes, nous avions l’impression qu’il y avait assez peu de réalisatrices au Japon. Aujourd’hui, la situation a changé. On a pu découvrir récemment des films de Mipo O (Being Good), Sakamoto Ayumi (FORMA), Sunada Mami (The Kingdom Of Dreams and Madness)… Pensez-vous qu’il est plus facile pour une femme de devenir réalisatrice dans le Japon d’aujourd’hui ?
C’est sans doute un phénomène mondial. Cette année, à la Cinéfondation, il y avait cette année dix réalisatrices sur 18 cinéastes. Donc, ça y est, nous sommes plus nombreuses que les hommes ! (rires) Des récits qui étaient raconté d’un point de vu masculin peuvent maintenant être vus d’un point de vu féminin, et c’est assez unique. Mais au Japon, l’idée que la pluparts des femmes veulent se marier et être présente pour leurs maris reste très présente, au moins dans la tête des parents. Donc, nous avons encore besoin d’un peu de temps pour changer les mentalités, mais les choses changent tout de même de manière significative et ça devient plus facile pour les femmes aujourd’hui.
Vous venez très fréquemment à Cannes. Que représente ce festival pour vous ?
Cannes me soutient. J’ai beaucoup de chance. Depuis ma caméra d’or, beaucoup de choses ont changé pour moi. C’est pourquoi j’aime l’idée de la Cinéfondation, qui apporte son soutien à de jeunes réalisateurs. Elle aide ces cinéastes dès leurs courts-métrages et leur donne les moyens de faire des long-métrages qui peuvent remporter des prix dans les compétitions principales. C’est aussi l’idée forte de Gilles Jacobs que Cannes a réussi à ne jamais perdre de vu, même si c’est devenu un immense festival. L’idée de repérer les talents du futur et de les accompagner dans leur carrière.
Avez-vous un nouveau projet ?
Oui, je tourne au japon cette année.
Pouvez-vous nous en dire plus, un petit teasing ?
Ce sera un film sur le cinéma.
Nous demandons à chaque artiste que nous rencontrons une scène, un film qui les a inspiré ou marqué.
Quel serait votre moment de cinéma ?
Il y a dans L’Esprit de la ruche de Victor Erise cette scène, où Ana, la petite fille regarde un film et découvre la créature de Frankestein sur un écran. Le plan sur ses yeux est magnifique, c’est une image inoubliable.
Traduction : Maiko Fried.
Photos : Elvire Rémand.
Remerciements : Joachim Michaux (Blaq Out) & Pauline Frachon (Cinéfondation).
Propos recueillis par Victor Lopez le 20/05/2016 à Cannes.
Les Délices de Tokyo (AN) de Kawase Noami. Japon. 2015. En vidéo (Blau-ray et DVD, édités par Blaq Out) le 24/06/2016.