Cette semaine sort The Strangers, le troisième film de Na Hong-jin après The Chaser (2008) et The Murderer (2010). Le jeune cinéaste dévoile une sombre image de son pays dans ses œuvres : mais quel mal frappe donc la Corée du Sud ?
Na Hong-jin revendique avoir bâti sa cinéphilie en regardant des milliers de VHS durant sa jeunesse. On peut penser à William Friedkin en voyant ses films : comme dans ceux du cinéaste américain (L’Exorciste, Cruising, French Connection, Bug), il y a une sorte de mal aérien, une force supérieure qui anime ses personnages. Mais on peut également penser à Wes Craven qui, à travers un cinéma plus allégorique, onirique et graphique a mis en évidence le mal derrière le rêve américain. Cependant, The Strangers a une origine plus philosophique. Dans la période qui suit The Murderer (après 2010), Na Hong-jin est confronté à la mort d’amis proches. Ces morts n’étaient pas naturelles et poussent le cinéaste à se poser des questions métaphysiques qu’il tente d’exprimer dans l’écriture de The Strangers. L’origine du film est donc l’angoisse du « pourquoi ? » qui hante le cinéaste.
Le mal est partout dans The Strangers. Il se propage progressivement. Diffus, il est dans l’air de la petite ville de Goksung (titre original). Une série de meurtres sanglants frappe la ville, le(s) meurtrier(s) laisse(nt) des victimes vivantes qui portent des stigmates d’un mal qui, dès les premiers instants, plongent les policiers et les spectateurs du film dans un profond désarroi. Est-ce l’œuvre de l’homme ou d’un démon ? Dès lors, une douce psychose s’installe dans Goksung, entre les rêves et les réactions des victimes, la frontière entre la raison et la croyance surnaturelle devient poreuse. Na Hog-jin est chrétien et ne le cache pas. Croire, c’est surtout croire au mal. Ainsi les policiers, dont Jong-goo (Do Won-kwak), font des rêves où le seul étranger du village, un Japonais (Jun Kunimura), se promène presque nu comme une bête dans la forêt, et tue. Ces rêves viennent contaminer le réel tel un virus. Mais ce mal va au-delà de l’esprit, c’est un mal physique comme nous l’indiquent les fleurs fanées en forme de tête de mort que le policier trouve sur les scènes de crime, ou de manière plus évidente, l’état des victimes. Le mal qui frappe Goksung est invisible comme l’expriment les plans larges, mais pas indicible, du moins c’est ce que nous laisse croire l’enquête. L’étranger, le Japonais, devient le coupable. Les rumeurs à son sujet se propagent, le mal est aussi dans les mots. Dès lors, la confusion règne à Goksung autant que dans l’esprit du spectateur. Na Hong-jin construit son film autour de ses personnages : nous n’avons jamais vraiment plus d’informations qu’eux. Nous sommes aussi sujets au mal de Goksung. On pourrait croire que la jeune fille mystérieuse/fantomatique (Chun Woo-hee) est l’œil du spectateur, celui qui vient apporter le mal par sa pulsion scopique, car, après tout, il n’y a rien qui attirerait le regard à Goksung sans cette attraction morbide qui n’est que le résultat d’un regard extérieur. C’est la deuxième étrangère du film, elle est peut-être coréenne mais n’est plus de ce monde, elle porte le mal par son étrange regard.
Le mal devient total lorsque la fille de Jong-goo souffre des stigmates des victimes sur les scènes de crime. L’innocence est corrompue. Des situations comiques comme l’apparition de la jeune fille mystérieuse (Chun Woo-hee) deviennent des éléments inquiétants. Le film bascule dans l’irrationnel, dans le fantastique, car tout comme les protagonistes du film, comment pouvons-nous expliquer ce cas de possession et les crises soudaines ? Comment expliquer les meurtres ? La foudre ? Et les morts qui reviennent à la vie ? A l’instar de Jong-goo, nous sommes forcés d’accepter qu’une puissance cachée œuvre dans l’ombre à Goksung, que le mal existe. Une chasse au démon s’organise à Goksung et qui de mieux qu’un Japonais mutique aux rituels interlopes, accompagné d’un chien (tel Damien dans la saga La Malédiction) peut jouer le rôle du coupable idéal ? A travers cette chasse physique du Japonais et une chasse spirituelle par l’exorcisme de sa fille, Jong-goo entame une descente aux enfers, là ou les cauchemars prennent vie. Na Hong-jin ne laisse rien au hasard. Si, comme Saint-Thomas, nous devons voir pour croire, il nous montre. Une scène d’exorcisme terrifiante, des actes magiques et mystiques, des combats contre des morts-vivants. Le mal prend différentes formes, il se propage comme une épidémie qui semble affecter plus que Goksung selon les flashs d’informations télévisés qui parsèment le film. Le diacre qui se fait mordre par un mort-vivant durant l’affrontement se voit confronté à sa vision du mal absolu, le diable en personne. Mais pour Na Hong-jin, au-delà d’une idée du mal, il y a surtout des agents du mal, des démons qui habitent son cinéma. Et cette ultime représentation du diable n’est que le climax d’une représentation du mal qui s’étale crescendo sur ses deux précédents films.
Dans The Murderer, ou Hwang-hae, qui signifie la mer Jaune, le mal est aussi symbolisé par des lieux, un en particulier, dans une vision chrétienne. Avant Goksung, la mer Jaune serait aussi une porte de l’enfer, ou, du moins, du chaos que représente la préfecture autonome coréenne de Yanbian. Encore une fois, l’agent du mal est étranger, il est Joseon (sino-coréen). Le film s’ouvre d’ailleurs sur une histoire que raconte le héros, Gu-nam (Ha Jung-woo), à propos de la menace que représentait un chien qui avait la rage dans son village, et comment le mal s’était autodétruit en se propageant. Bien sûr, c’est une métaphore qui énonce ce que sera le film : l’arrivée d’un mal qui vient se propager et révéler la nature de chacun avant d’accepter sa destruction. The Murderer nous montre le périple de Gu-nam qui, pour retrouver sa femme en Corée et échapper à des dettes, se voit contraint d’accepter de tuer un homme en Corée du Sud. Comme dans The Strangers, ce sont les rêves obsédants du héros qui le poussent à agir. Le mal est avant tout intérieur et impromptu chez les personnages de Na Hong-jin, il survient tel une force tragique. L’arrivée du héros en Corée et sa mission déclenche un conflit entre le commanditaire du meurtre, les mafieux de Yanbian et les autorités. Évidemment, ce chaos mène à une chasse à l’homme. Il faut chasser le corps étranger comme une anomalie dans un système qui est pourtant déjà pourri de l’intérieur (le commanditaire, Kim Tae-won, est un homme d’affaire respecté en Corée). Dès lors commence un jeu de massacre entre les différents groupes d’intérêts. Le mal est partout, et il prend surtout la forme de Myun-ga. A l’instar du Japonais dans les rêves de The Strangers, Myung-ga (Kim Yoon-seok) se promène presque nu, couvert de sang sauf qu’il est bien réel. « Saisis de frayeur et d’épouvante, ils croyaient voir un esprit. Mais il leur dit : Pourquoi êtes-vous troublés, et pourquoi pareilles pensées s’élèvent-elles dans vos cœurs ? Voyez mes mains et mes pieds, c’est bien moi ; touchez-moi et voyez : un esprit n’a ni chair ni os, comme vous voyez que j’ai. » – Luc 24 : 37 – 39
La souffrance physique et la mutilation sont omniprésentes chez Na Hong-jin. Le traitement de cette souffrance est d’ailleurs ce qui fait la différence entre les hommes et « les étrangers ». Myun-ga est à l’origine de nombreux tableaux infernaux dans le film, où il se tient au milieu des cadavres et des mares de sang. Il apporte la mort à travers des affrontements viscéraux qui sont aussi la marque du cinéaste. De nombreux combats ponctuent le film, où les corps comme possédés s’entrechoquent dans des danses macabres où l’on ne sait jamais vraiment qui ressortira vivant, ou bien même si quelqu’un en sortira vivant. Na Hong-jin s’applique à créer ce burlesque sombre depuis son premier film par une utilisation pertinente de la caméra à l’épaule et d’un montage chirurgical, qui laisse l’action se développer et donne une impression de réalisme troublante. La caméra va même jusqu’à épouser certains mouvements comme si elle était également victime du mal qui frappe les protagonistes. The Murderer est donc une traversée du chaos, où, cette fois, nous épousons le point de vue des démons jusqu’au retour à la mer Jaune, à la mort. Le film est une longue partie de chasse, et la chasse du mal est le fondement même du cinéma de Na Hong-jin comme l’indique symboliquement le titre de son premier film, traduction littérale du titre coréen, Chugyeogja, The Chaser.
Premier film de Na Hong-jin, The Chaser dévoile un cinéaste, mais également un mal qui a fait les beaux jours de la nouvelle vague coréenne (Memories of Murder, Lady Vengeance, I Saw The Devil…), le serial killer. Na Hong-jin s’inspire d’un fait divers et de l’actualité pour créer The Chaser, entreprise qu’il réitérera pour les films qui suivront. Le mal chez Na Hong-jin est une fatalité mais il n’apparaît pas ex-nihilo. Le trouble que provoque les films de Na Hong-jin vient surtout du fait que le réel est la source du mal fictionnel. Et de ce fait, le film s’ancre dans la réalité par les choix de Na Hong-jin, comme celui de vouloir filmer en scope à travers les rues de Séoul autant pour filmer les visages souffrants que pour nous immerger dans les quartiers étroits de la ville. Ou celui d’avoir pris Ha Jung-woo, sex symbol, à contre-emploi dans le rôle du tueur. Le mal est à la fois dans les recoins interlopes de la capitale et est représenté par une égérie masculine du mâle coréen. Comme dans The Strangers, il corrompt tout. Dans The Chaser, un ex-policier, Eom Joong-ho (Kim Yoon-seok), reconverti en proxénète, fait face à la disparition d’une de ses filles, Mi-jin (Seo Yeong-hie). Il part à sa recherche, mais son dernier client s’avère être un tueur en série. Dès lors la chasse à/au l’homme/démon originel de Na Hong-jin prend place. La chasse de The Murderer est un miroir de celle de The Chaser. Dans le premier, Kim Yoon-seok chasse Ha Jung-woo. Dans le deuxième, c’est l’inverse. Preuve du caractère insidieux et polymorphe du mal.
Mais la particularité de The Chaser est de nous offrir un Séoul labyrinthique, un dédale où le mal se cache dans l’interstice des constructions inégales. Le film va plus loin dans ce mal lorsqu’il met le doigt sur les dysfonctionnements de la société coréenne, de la cellule familiale (encore une fois le mal arrive jusqu’au noyau de la famille, la fille) à la fiabilité de la police, comme dans The Host de Bong Joon-ho, quatre ans avant lui. Dans le combat contre le mal coréen, qu’il soit une créature géante ou un homme, on ne peut compter que sur soi-même. C’est à cela que sont confrontés les personnages de Na Hong-jin : à leur propre incapacité à faire face à des crises qui les dépassent et qui les plongent nécessairement dans les abysses de leur humanité. Dans The Chaser, la chasse entreprise par Eom Joong-ho est d’autant plus haletante qu’elle est vaine et résonne avec les chasses des films suivants. Il n’y a pas d’échappatoire chez Na Hong-jin car le mal est déjà fait. Le climax de The Strangers serait la séquence qui exprimerait au mieux son cinéma : un homme face à des choix dont il sera fatalement le coupable et la victime après avoir chassé un mal dont il est devenu l’ultime incarnation.
A travers ses trois films, Na Hong-jin dépeint un mal coréen qui n’épargne rien ni personne, un mal que les Coréens pensent à tort venir de l’extérieur, de « l’étranger », mais qui ronge la Corée du Sud en son sein. Alors qu’il est chrétien, Na Hong-jin avoue suivre des pratiques bouddhistes ou traditionnelles coréennes lors de choix décisifs (il a même fait appel à un chaman après avoir coupé un arbre sacré durant le tournage de The Strangers). Il y a donc probablement cette idée coréenne du Han (sentiment de désespoir et d’impuissance) qui infuse et conditionne le cinéma de Na Hong-jin. Si le cinéma peut avoir des vertus thérapeutiques selon certains cinéastes, Na Hong-jin serait plus proche d’un exorciste que d’un médecin.
Kephren Montoute.
The Strangers de Na Hong-jin. Corée. 2016. En salles le 07/07/2016.