VIDEO – Balloon de Pema Tseden

Posté le 20 octobre 2021 par

Après un passage remarqué au Festivals Allers-Retours 2020 et une distribution nationale en début d’années 2021, le merveilleux Balloon du cinéaste tibétain Pema Tseden sort en DVD chez Condor Films, et les bonus de cette jolie édition vidéo sont pour le moins précieux.

 

Dans les années 1990 vit une famille paysanne dans un village reculé du Tibet. Sous l’autorité de la Chine, la province connaît une politique de contrôle des naissances rigoureuses. L’homme de la famille et sa femme ont déjà trois enfants, un ainé et deux jumeaux cadets. Ces derniers ne peuvent s’empêcher de dérober et jouer avec les préservatifs de leurs parents, le seul moyen de contraception accessible et alors que le mari déborde de concupiscence. En parallèle, la sœur de l’épouse, devenue nonne suite à un échec amoureux, fait une rencontre bouleversante.

Alors que Tharlo, dernière œuvre remarquée de Pema Tseden, abordait avec gravité, dans un noir et blanc maussade, la vie tragique d’un berger qui a trop vécu en dehors de la modernité pour s’intégrer en société, Balloon explore des horizons différents. Cette famille dont il est question, comporte sept membres, en comptant la sœur de l’épouse et le grand-père non mentionné ci-dessus. À travers eux, Pema Tseden met en scène des enjeux de toutes natures, de manière parfaitement logique et cohérente, que ce soit la politique familiale de l’administration chinoise, l’émancipation de la femme, les habitudes sexuelles des hommes, et le poids des traditions par son membre le plus ancien. Il s’agit d’un vaste programme que le réalisateur prend à bras le corps et en utilisant aussi bien des registres dramatiques que comiques.

Bien différent de So Long, My Son de Wang Xiaoshuai, le sujet de la politique de contrôle des naissances (dont les amendes commenceraient au bout d’un quatrième enfant au Tibet) est au centre des autres, qui s’articulent autour de lui. Le désir sexuel génère un risque de grossesse et couplé à certaines idées religieuses, telle la réincarnation d’un aïeul au sein de la famille, la femme tibétaine entre en plein questionnement. Doit-elle accepter la grossesse dans un objectif de piété filiale ? Doit-elle avorter pour la survie financière de sa famille ? Ne doit-elle pas tout simplement avorter car c’est son choix de femme ? Pema Tseden est un homme et on sent une certaine subtilité dans le propos ; l’épouse n’est pas l’héroïne du film, c’est la famille qui est au centre. Tseden ne prétend pas que le choix est évident, compte tenu des croyances qui ne peuvent qu’influencer ces personnages au vu de leur environnement culturel. Il finit tout de même, par un long cheminement, à trancher le sujet, d’une manière aussi élégante que salvatrice. Ce choix affirmé du protagoniste a toutefois des conséquences malheureuses, et la dramaturgie du récit reprend le dessus. C’est le cinéma dans sa meilleure partie : des sujets divers, riches et connectés, mis en scène dans une narration claire et franche, nuancé lorsque cela est nécessaire seulement. C’est cette qualité que Balloon possède totalement et doit nous alerter sur le fait que Pema Tseden est en train de devenir un cinéaste asiatique incontournable.

Au-delà de cette intention amenée de la meilleure manière, Balloon dispose également d’autres points positifs non négligeables. La colorimétrie de son décor tibétain est merveilleuse, adoptant une teinte gris-bleu et une pointe de rouge pour la tenue de l’épouse, et la magnifique kesa (tenue bouddhiste) de sa sœur nonne, qui lorsque le personnage apparaît avec son couvre-chef, crève totalement l’écran. Pema Tseden n’oublie pas non plus que le cinéma est art visuel et malgré une intrigue très sociologique, il dote son film d’une image et d’une photographie uniques. Enfin, Balloon, lors de ses incursions comiques, est vraiment drôle. L’œuvre se rit d’une certaine masculinité, comme pour se moquer, presque tendrement, de l’épaisseur des hommes et des petits garçons. Son grotesque n’est jamais vulgaire et propose même une scène mémorable de bagarre, avec en caméo l’acteur qui incarnait Tharlo dans son précédent film.

À travers les registres et les thèmes, Pema Tseden nous offre un film complet, parfaitement abouti. Cette fenêtre qu’il ouvre sur la société tibétaine est très prometteuse et il est heureux que des films de cette région, pour le moment rarissimes chez nous, parviennent dans nos contrées.

Bonus DVD

En matière de bonus, Condor Films nous gratifie ni plus, ni moins, que de deux anciens longs-métrages de Pema Tseden, deux films qu’il a réalisés bien avant que nous le découvrions pour de bon en France en 2018 avec Tharlo, le berger tibétain. Ces films sont rares et ils forment le bonus parmi les plus appréciables possibles.

The Silent Holy Stones (2005, 1H42). Ce long-métrage est la troisième œuvre filmique de Pema Tseden. Il conte un nouvel an au Tibet dans un monastère. Un jeune moine est autorisé à passer les festivités dans sa famille et y découvre une télévision, pour laquelle ses parents ont acheté un VCD de la série Le Voyage en Occident. Que ce soient l’opéra tibétain traditionnel qui a lieu sur la place du tout petit village ou la projection sauvage d’un film hongkongais dans une salle de cinéma arrangée par un adolescent du coin, rien n’y fait : notre jeune moine est irrésistiblement attiré par cette télévision et la série Le Voyage en Occident. Même revenu au monastère, il quémande la jaquette du coffret VCD à son père. Ce film est traversé par bien des sentiments contradictoires. Pema Tseden l’a d’abord pensé comme une alerte sur la disparition de la culture tibétaine. La fascination pour la série TV à la mode ne vaut pas tant que la rudesse immense du climat et de l’aménagement de la société, qui conduit la jeunesse à idolâtrer un produit culturel moderne et jetable. Aussi, le film ne manque pas de montrer comment s’organise une société de confession bouddhiste et fait jouer parmi ses petits acteurs du monastère le Bouddha vivant Juhuancang, autant d’éléments inhérents au Tibet, sa culture, son mode de vie qui jusque là ne s’était pas vu réapproprié au cinéma par les Tibétains eux-mêmes. En creux, Pema Tseden instille une critique de la mainmise de la Chine sur le Tibet, car rien d’autre n’arrive au Tibet si ce n’est une série chinoise et un film hongkongais, flux de marchandises possibles uniquement grâce à l’agencement actuel de l’administration chinoise. L’autre émotion contradictoire, que nous percevons de notre vue d’Occidental, est le poids des traditions qui rend la vie des enfants, très austère. Et pourtant, une respiration est donnée par petites touches, car l’autorité de certains moines ne semble en aucun cas violente, plutôt douce et bienveillante, et le grand-père de notre petit moine est une personne d’une grande ouverture d’esprit, pensant à l’égaiement de son petit-fils, plus que ses parents. Pour ce qu’il dit sur le Tibet et les Tibétains, et du point de vue à la fois franc et tout en nuances de son réalisateur tibétain, The Silent Holy Stones est une œuvre d’importance capitale.

The Search (2009, 1H57). 8ème film depuis 2004 de Pema Tseden, The Search hérite d’Abbas Kiarostami par ses longs voyages en voiture et les discussions qui vont de pair. Une équipe de tournage est à la recherche d’acteurs non-professionnels pour interpréter la princesse Mandé Zangmo et le prince Drimé Kunden d’un grand opéra tibétain. Une fois encore, Pema Tseden s’attache à photographier cette culture tibétaine en voie de disparition, et ainsi, l’immortalise. Les images des longues étendues montagneuses et leur couleur gris-bleue apportent une teinte définitive au cinéma tibétain. La supervision des décors est effectuée par Pierre Rissient, Français spécialiste des cinémas d’Asie et parrain en Occident de réalisateurs tels que King Hu et Lino Brocka, et Tian Zhuangzhuang, cinéaste chinois de la cinquième génération qui a réalisé le premier film au Tibet à casser les codes stéréotypés de la représentation de ce peuple, le magnifique Voleur de chevaux. Le relai est ainsi passé. Avec The Search, Pema Tseden a réussi à sauvegarder un pan de la culture tibétaine ; avec Tharlo, Jinpa et Balloon, il explorera de nouveaux horizons stylistiques.

Maxime Bauer.

Balloon de Pema Tseden. Chine (Tibet). 2019. Disponible en DVD chez Condor Films le 21/10/2021.

Imprimer


Laissez un commentaire


*