Après un déplacement au Cambodge avec Davy Chou et en Corée avec Park Chan-wook, rendons-nous au Japon avec Fukada Koji. Harmonium est en effet sélectionné dans la catégorie Un Certain Regard. C’est pour l’instant notre coup de cœur du festival et nous avons eu l’opportunité de rencontrer Fukada Koji. Un entretien à l’image de son film. Texte de Elvire Rémand. Interview de Victor Lopez.
Fukada Koji n’est plus un débutant. Les spectateurs français l’ont découvert dans les salles françaises avec Au revoir l’été en 2014 mais il avait déjà réalisé plusieurs films auparavant. En 2015, nous avons eu la chance de visionner Sayonara, qui a été une très bonne surprise. Nous attendions donc beaucoup de Harmonium. Mais ce que l’on a vu a dépassé nos attentes !
Harmonium commence dans une famille typique japonaise, un couple et leur petite fille. Le mari, Toshio, interprété par Furutachi Kanji (Au revoir l’été), travaille à domicile, dans son atelier. Un jour, un ami de longue date revient vers lui, Yasaka, joué par l’exceptionnel Asano Tadanobu (Vers l’autre rive), qui sort tout juste de prison. Toshio, qui semble avoir une dette envers lui, l’engage dans son atelier. Yasaka, loin d’être un ami idéal, se rapproche peu à peu de la mère de famille, qui craque. A partir de ce moment-là, la jolie chronique familiale vire au cauchemar.
Durant 2 heures, Fukada Koji mène le spectateur où bon lui semble, par un subtil mélange des genres qui aurait très bien pu paraître maladroit. Pourtant, la narration, aidée d’une mise en scène brillante, d’un travail sur les couleurs et les sons, et d’acteurs bluffants – mention spéciale à Asano Tadanobu, hypnotisant et terrifiant – est fluide et le spectateur se laisse guider dans une chronique familiale, qui se transforme peu à peu en thriller voire en film fantastique. On se prend d’affection pour cette famille détruite par l’arrivée de Yasaka alors que les non-dits sont nombreux. Quand le drame arrive, l’émotion est à son apogée et explose de toute part. Puis, la vie quotidienne reprend, difficilement. La mère de famille se réfugie frénétiquement dans la religion et les TOC (troubles obsessionnels compulsifs) alors que le père essaie vainement de retrouver le coupable. Yasaka, entre temps, a disparu. Et pourtant, il reste le personnage central du film. Ses apparitions sont fantomatiques, et laissent place à un silence de mort. Cette deuxième partie de film, bien que tragique, n’est pas plombante et la poésie s’immisce dans un simple mouvement de caméra, pour que l’on puisse se rapprocher au plus près des protagonistes.
Les dernières scènes du film sont touchantes et délicates, sans pour autant entrer dans le pathos. Ce qui nous fait penser que Fukada Koji sera décidément à suivre et est déjà devenu un réalisateur majeur de la nouvelle génération du cinéma japonais.
Entretien avec Fukada Koji
Pouvez-vous nous parler de la genèse d’Harmonium ?
C’est un projet que je porte depuis très longtemps. En 2006, j’avais déjà rédigé un synopsis qui tenait sur une page A4. C’était quelque chose d’extrêmement court. Pour des raisons conjoncturelles, le film n’a pas pu se monter à cette époque-là. J’ai commencé à retravailler dessus il y a un peu moins de 3 ans et on a pu tourner à l’hiver 2015.
Le film commence d’une manière très douce, comme une chronique familiale à la Ozu, avant de devenir une tragédie bien plus sombre. Est-ce que le temps de gestation du projet a influencé cette construction ?
La structure du film existait depuis le tout début. Dès 2006, j’avais décidé que la première partie serait l’histoire d’une famille, un couple avec une petite fille, dont la vie serait complètement bouleversée et détruite par l’arrivée d’un homme errant qui disparaîtrait aussitôt le drame commis. C’était déjà écrit tel quel. La seconde partie devait être le portrait de ce couple qui doit vivre avec cette souffrance due aux tragiques événements qui lui sont arrivé. Pour cette structure globale, rien n’a changé.
Le fait que cela commence par une chronique familiale un peu légère est une sorte de piège : c’est pour duper le spectateur avant que le film ne commence vraiment.
On trouve dans Harmonium des éléments de drame, de thriller, de fantastique… A quel genre rattachez-vous votre film ?
Si je devais choisir un genre, comme je considère que c’est l’histoire d’une famille, je dirais que c’est un drame familial. C’est peut-être le genre qui lui correspondrait le mieux de mon point de vue. Mais je ne réfléchis pas tellement en termes de genres. Je n’ai pas non plus le sentiment d’avoir fait un film de genre. Ce qui me convient le mieux, c’est que chaque spectateur décide du genre qu’il veut lui attribuer. Dans ma démarche, je ne me suis jamais posé cette question et je laisse libre le spectateur de décider lui-même.
Dans Sayonara, vous filmiez un robot comme un être humain. Ici, vous filmez un acteur comme une machine. Comment avez-vous travaillé cette démarche avec Asano Tadanobu ?
Le parallèle entre les deux films ne peut pas totalement être fait car il n’y a pas vraiment de lien de cause à effet entre le fait que je filme un androïde dans Sayonara. C’est une coïncidence. Il n’y a pas vraiment de correspondance. Je ne sais pas comment ça se passe en France, mais le personnage de Yasaka sort de prison, où on lui a appris cette démarche militaire, extrêmement rigide, un petit peu mécanique. L’idée était que le personnage a encore ces reflexes dont il n’arrive pas à se défaire car c’est juste le début de sa liberté. On sait qu’il sort de prison car c’est évoqué dans le scénario, et il y a cette réplique qui revient sans cesse sur l’habitude, mais pour le reste, c’est Asano qui a fait beaucoup de propositions par rapport à tout ça et on a beaucoup travaillé ensemble la gestuelle et le personnage en lui-même.
Il y a notamment une scène où il mange, à cause de cette habitude prise en prison, à toute vitesse et il est assez impressionnant. Avez-vous fait beaucoup de prises pour cette scène ?
On l’a fait 3 fois et il a dit qu’il ne pouvait pas en faire une de plus (rires). C’est toujours dans cette idée de montrer qu’il est conditionné par la prison, où l’on mange extrêmement vite. On a entendu dire que ça devient une habitude pour eux. L’anecdote m’a amusé et on a décidé de l’utiliser pour le film.
Comme dans Vers l’autre rive de Kurosawa Kiyoshi, vous coupez la bande-son lors de l’apparition du personnage d’Asano. Etait-ce un clin d’œil à son précédent rôle ?
Non, à vrai dire, c’est une coïncidence. Mais en même temps, il y a 15 ans, Kurosawa a été mon professeur. C’est un réalisateur pour lequel j’ai beaucoup de respect et il est certain que ses méthodes m’ont directement influencé dans mon travail de metteur en scène aujourd’hui.
D’une histoire d’homme, vous vous concentrer finalement sur les relations entre une mère et sa fille. Vouliez-vous emmener le spectateur dans cette direction ?
Oui, ce renversement de situation est tout à fait intentionnel. J’ai toujours envie d’écrire des films qui portent plusieurs voix et pas une seule. Je n’écris pas de films à la première personne, mais plutôt à la troisième personne, de façon à ce que l’on ne s’attache pas à un personnage, mais que l’on ait le point de vue de tous ceux qui interviennent dans l’histoire. Il y a quand même une circulation autour de ce trio de personnages, afin que le spectateur puisse s’identifier et s’attacher selon les moments du film, en fonction de ce qu’il est lui et la façon dont la relation évolue aussi au sein du film. C’est également dans la façon d’écrire au départ que ça s’est décidé ainsi.
Le titre japonais, Fuchi No Tatsu, qui peut se traduire par « Au bord du gouffre », semble d’ailleurs également revêtir plusieurs sens. Comment l’avez-vous choisi et pourquoi ?
Effectivement, le titre japonais n’est pas le même que le titre international, Harmonium. « Au bord du gouffre », c’est en fait l’idée que l’on se tient au bord d’un gouffre dont le fond pourrait être l’âme de l’être humain. C’est-à-dire se tenir aux bords de la noirceur et des tréfonds, et s’en approcher le plus possible pour regarder ce qui s’y trouve et plonger dans la psyché humaine. C’est une métaphore que j’ai emprunté à un metteur en scène de théâtre, Hirata Oriza. Il considère que le travail de l’artiste est de s’approcher le plus possible de ce bord, sans pour autant tomber dans le gouffre. Pour lui, tout le travail de l’artiste est de trouver la juste distance avant de tomber lui-même au fond. C’est donc lui qui m’a inspiré pour ce titre.
Pour un gouffre qui serait différent pour chacun des personnages, c’est vraiment libre à votre interprétation. On peut considérer que pour Yoshio, le gouffre est le simple fait que Yasaka revienne, puisque ça fait resurgir son passé et les souvenirs qu’il a avec lui. Pour Akié, on peut considérer que son gouffre est la culpabilité, par exemple d’avoir repoussé les avances de Yasaka, ce qui l’aurait poussé à commettre l’irréparable avec sa fille. Je pense que c’est à vous de voir. Pour moi, ce qui fait un bon titre, c’est évidement d’avoir un lien avec le contenu du film, mais qui laisse aussi assez d’espace à chacun pour interpréter comme il le souhaite et le déplacer où il veut.
Le travail sur les couleurs est assez remarquable. Comment avez-vous travaillé leur symbolique ?
On a effectivement beaucoup réfléchi aux couleurs pour le film, mais il y en a une en particulier qui est vraiment une sorte de fil conducteur, c’est la couleur rouge. Elle remémore la présence de Yasaka. C’est une couleur que l’on a choisi avec Asano Tadanobu. Je lui ai dit que ce serait bien que l’on choisisse une couleur totem et il a pensé au rouge. Pendant toute la première partie du film, il est comme drapé de blanc : il porte une chemise blanche ou une blouse blanche. Et d’un coup, au moment où la violence resurgit en lui, il retire son blanc de travail et il a ce T-shirt rouge. C’est un peu le moment pivot du film. Puis, ce rouge réapparaît dans le film comme une couleur conductrice : il y a le sac à dos rouge de la jeune fille, celui de Takashi ; quand il avoue être le fils de Yasaka, il y a près de son visage, derrière lui, un appareil rouge dans l’atelier… La couleur est réemployée pour faire ressentir cette présence à nouveau, même une fois que Yasaka a physiquement disparu.
Avez-vous des projets en préparation ?
Effectivement j’ai un projet qui est bien avancé puisque normalement il devait se tourner cet été, mais pour des raisons de disponibilité du casting, ce serait plutôt au prochain printemps. Le film s’appelle The Man From The Sea et se passera en Indonésie, avec des Japonais résidants là-bas et des Indonésiens. Ce sera une histoire de jeunesse produite par la Nikkatsu.
Nous demandons à chaque artiste que nous rencontrons une scène, un film qui les a inspiré ou marqué. Quel serait votre moment de cinéma ?
Si je devais choisir une scène, ce serait la dernière scène du Rayon vert d’Eric Rohmer. Elle incarne un peu l’espoir puisque c’est une sorte de happy end. Si je l’aime tellement, c’est parce que je la trouve extrêmement contemporaine dans la mesure ou le salut de l’âme ne vient ni de la religion, ni d’un effort particulier, mais simplement d’une espèce de petit éclat qui apparaît chez le personnage et qui est d’une extrême modernité.
Harmonium de Fukada Koji. Japon. 2016. Projeté à Un Certain Regard, Festival de Cannes 2016.
Traduction : Léa Le Dimna.
Remerciements à Fukada Koji, Viviana Andriani et Audrey Grimaud.
Propos recueillis le 15/05/2016 à Cannes par Victor Lopez.
Photos de Elvire Rémand.