Tout commence par l’installation de conduites d’eau potable dans un village côtier au Japon pour finir dans une vallée perdue au Kenya où plusieurs espèces animales vivent dans la plus complète harmonie.
Avant-propos
Le moins que l’on puisse dire à propos de Hani Susumu, c’est qu’il semble être aujourd’hui un cinéaste oublié. On le considère pourtant comme l’un des précurseurs, et peut-être le plus influent, du renouveau du cinéma japonais entamé à la fin des années 50. En France actuellement, aucun de ses films n’a encore fait l’objet d’une édition DVD. Il faut dire que même au Japon, seuls quelques titres ont pu connaître cette chance.
J’ai écrit ce dossier suite à la rétrospective qui lui a été consacrée au cinéma « Ciné Nouveau », à Ôsaka, et qui s’est tenue du 13 juin au 3 juillet 2015. N’ayant pas eu l’occasion de découvrir l’ensemble de sa filmographie, j’ai dû faire l’impasse sur certaines œuvres. C’est pourquoi les documentaires de la première période La mer est vivante (Umi wa ikiteiru, 1958) et Le temple Hôryûji (Hôryûji, 1958), les fictions Les enfants main dans la main (Te wo tsunagu kora, 1964), La jeune mariée des Andes (Andesu no hanayome, 1966) et Aido (Aido, 1969), ainsi que les derniers documentaires Promesse (Yogen, 1982) et Histoire : l’ère de la force nucléaire (Rekishi : kakukyôran no jidai, 1983) ne sont malheureusement pas traités dans ce texte.
Les documentaires
Nous sommes quelques années après la fin de la guerre du Pacifique. Le pays a été ravagé par les bombardements. Le temps est à la reconstruction, tant sur le plan matériel que moral. Il s’agit de relancer l’activité économique et sociale du pays, de lui donner un nouveau souffle et de repartir sur de nouvelles bases. C’est dans ce contexte qu’un jeune cinéaste, Hani Susumu, né le 10 octobre 1928, réalise ses premiers courts-métrages.
L’eau et la vie (Mizu to seikatsu, 1952), le premier film de Hani Susumu, est tourné dans un village situé au bord de la mer intérieure du Japon. Le propos consiste dans une première partie à souligner l’importance vitale de l’eau de la rivière dans la vie quotidienne de ce village, loin du confort moderne des grandes villes du pays. Les premiers plans nous montrent des femmes puisant de l’eau à la rivière (certains de ces plans rappellent L’île nue de Shindô Kaneto, réalisé quelques années plus tard) pour la ramener au village de manière à ce qu’elle puisse être utilisée par tout le monde et pour toutes sortes de tâches : l’agriculture, la lessive, la cuisine, la vaisselle, etc. L’eau se définit comme la plus précieuse ressource du village, elle apparaît également comme le trait d’union entre tous les habitants.
Une deuxième partie s’amorce : des expériences scientifiques démontrent, vues au microscope à l’appui, que l’eau de la rivière est un véritable foyer de bactéries dont certaines s’avèrent mauvaises pour la santé. Une solution existe : il s’agit de purifier l’eau afin évidemment de la rendre potable. Si les villes ont déjà accès à l’eau du robinet, une véritable politique de purification de l’eau et d’installation de conduites souterraines est encore à mener à la campagne, qui concentre encore à cette époque une part importante de la population japonaise.
Il est donc possible d’améliorer le cadre de vie des villageois grâce à de telles mesures – ce justement pour quoi le film s’engage. Améliorer les infrastructures revient dans l’optique du film à consolider les liens de la communauté. Précis et méthodique, le film accorde une grande attention aux gestes des villageois, à leur travail et à la façon dont celui-ci est accompli. Il s’agit pour le cinéaste de montrer la réalité de leur quotidien, de l’expliquer à l’aide de la voix off, pour espérer l’améliorer.
Un même engagement social est à l’œuvre dans les documentaires suivants. Soutenu par le Ministère de l’Éducation Nationale japonais par le biais de la société de production Iwanami, Hani s’intéresse à présent au rôle joué par l’école dans la politique de restructuration du pays.
Dans les trois documentaires qui suivent, le projet de Hani consiste à observer le comportement d’enfants pendant leurs heures de classe. Des enfants en classe (Kyôshitsu no kodomotachi, 1955) s’ouvre sur le jour de la rentrée. Les enfants se montrent turbulents et n’écoutent pas l’institutrice qui exerce son métier pour la première fois. Les enfants bavardent, un tel pose son pied sur la table, un autre fait semblant de fumer avec son crayon, etc. En passant dans une autre classe, on découvre des enfants, intimidés par un maître particulièrement strict, n’osant pas lever la main. On en déduit logiquement une certaine influence des instituteurs sur le comportement des élèves.
Rapidement, deux sortes d’enfants se dessinent : les premiers se montrent plein d’énergie, les seconds semblent renfermés. Quand tous les enfants lèvent la main pour répondre à une question, un garçon, par exemple, n’ose jamais lever la sienne. Dans la cour de récréation, une fille reste seule à regarder ses camarades jouer ensemble. La voix off s’interroge, le film tente d’expliquer le phénomène. On suit dès lors la petite fille dans la rue jusque chez elle où l’on découvre que, n’ayant ni frère ni sœur, elle passe une partie de son temps libre sans avoir personne à ses côtés. Ses parents en effet rentrent tard de leur travail. On en conclut une influence du milieu familial sur les enfants. A noter que l’école choisie par Hani se situe, on le voit dans les tous premiers plans, dans un quartier populaire. Les habitants sont pour la plupart ouvriers. On aperçoit dans quelques plans d’ensemble des cheminées d’usines implantées à proximité de l’école.
Plus loin dans le film, les instituteurs organisent des activités en petits groupes dans lesquels on rassemble les enfants énergiques et les enfants réservés. Le film se propose d’observer les comportements des uns et des autres. Certains caractères parmi les plus forts tentent de commander leurs camarades, ou ont tendance à accomplir leur travail d’une manière individualiste. D’autres groupes, au contraire, dénotent une bonne ambiance. Ces enfants semblent heureux de travailler ensemble : on rit, on s’amuse. On retrouve les enfants timides dans de tels groupes qui, bien plus ouverts que d’habitude, finissent par accomplir un bon travail. L’expérience démontre l’influence des élèves les uns sur les autres.
Des enfants en classe, comme les deux films suivants, n’aborde à aucun moment la question des programmes scolaires ni les méthodes d’enseignement, mais se donne pour objet une observation minutieuse des liens qui se trament entre les enfants, les diverses influences dont ils font l’objet et les possibles changements de comportement de leur part. L’école est non seulement présentée comme un lieu de formation à la vie sociale et collective, mais aussi et surtout comme un lieu d’épanouissement individuel, de formation de la personnalité.
Des enfants qui dessinent (E wo kaku kodomotachi, 1956) est filmé dans la même école que Des enfants en classe mais présente des enfants différents et plus petits (on a affaire ici à des enfants de première année d’école primaire alors que le précédent film observe des enfants de deuxième année). Le film reprend la même démarche que le précédent – à savoir l’observation du comportement général et particulier des enfants pendant la classe, soumis à diverses influences – tout en en approfondissant certains points. Premièrement, le film s’inscrit dans une durée plus précise, Hani a suivi la classe pendant la moitié d’une année scolaire, ce qui lui permet de mieux observer les changements dans l’évolution du comportement des enfants. Deuxièmement, le film se focalise exclusivement sur la classe de dessin, le cinéaste se voit donc en mesure de tenir compte de l’expressivité des enfants et d’observer au plus près les changements survenus quant à leur personnalité. Aussi précis et méthodique que L’eau et la vie, le film se présente comme une sorte d’expérience de psychologie sociale.
Comme dans Des enfants en classe, on relève d’emblée deux catégories d’enfants : les uns se montrent enjoués et dynamiques, les autres timides et réservés. A la fin de la première leçon de dessin, tel enfant rend à l’instituteur une feuille blanche, tel autre une petite maison triste et isolée, tandis que leurs camarades livrent des dessins élaborés et expressifs. On suit de nouveau l’un des enfants jusque chez lui pour découvrir que ses parents consacrent toute leur journée à leur travail et passent très peu de temps avec lui. Si l’enfant peine à s’exprimer à l’école, c’est qu’il ne dispose à proprement parler que d’un très faible espace de communication.
Au cours de l’année, on suit différentes activités menées par l’instituteur : une sortie au zoo et une autre au bord de la rivière – chacune de ces sorties donne l’occasion aux enfants de réaliser de nouveaux dessins –, un atelier pâte à modeler et un autre consacré au dessin à l’encre sur plaque. On constate que le rôle de la leçon de dessin consiste à enrichir l’expressivité des enfants à l’aide d’une large palette de moyens pédagogiques. Le cinéaste profite par la suite de certains incidents survenus pendant le tournage pour étayer son propos : après être arrivée bonne dernière à une course dans la cour de récréation, une fille réalise un dessin sur lequel Hani s’attarde quelque peu pour y chercher la forme que celle-ci donne à sa frustration. On y voit peu de couleurs, quelques formes maigres et clairsemées. Plus tard, l’instituteur invite deux garçons qui viennent de se battre l’un contre l’autre à exprimer leur colère en dessinant directement au tableau les plus larges figures possibles. L’école que découvre ainsi Hani se conçoit comme un espace d’expression, voire un exutoire. Il s’agit de permettre aux enfants d’extérioriser tout ce qu’ils peuvent avoir sur le cœur.
Vers le milieu de l’année, après avoir été encadrés et encouragés par leur instituteur, les enfants solitaires finissent par sortir de leur coquille et réaliser des dessins bien plus riches et élaborés, qu’ils sont alors autorisés à accrocher devant toute la classe. On constate une fois de plus que l’influence du groupe se montre prépondérante dans le développement individuel des enfants : un bon environnement de travail et un soutien continu contribuent à favoriser l’essor des capacités d’expression.
Hani met en valeur les dessins effectués tout au long de l’année en les filmant en gros plan, en détails et en couleurs. Certains enfants paraissent en effet plus sensibles à la beauté, aux proportions et aux coloris que les autres. Si l’école permet de consolider l’expressivité de tout un chacun, elle peut également donner l’occasion aux plus talentueux de développer de véritables capacités artistiques.
La classe de jumeaux (Souseiji gakkyû, 1956), le troisième film d’école de Hani a la particularité d’être tourné dans un établissement dont les élèves sont tous des frères et sœurs jumeaux. L’occasion permet au cinéaste d’observer au plus près les éventuelles divergences dans le développement individuel des enfants en comparant leur comportement en classe. Le film s’appuie sur la même méthode que celle des deux films précédents. Hani brosse le portrait de plusieurs élèves tout en se focalisant sur deux sœurs jumelles en particulier.
La problématique du film consiste à se demander si le développement psychologique d’un enfant tient dans sa plus large mesure à des conditions naturelles ou à son environnement immédiat. Hani remarque dans un premier temps que, pour une identité génétique similaire, les enfants jumeaux accusent néanmoins un certain nombre de différences quant à leur comportement. Les deux filles que le cinéaste suit à l’école comme dans leur foyer réagissent de manière antagoniste aux différentes situations présentées (comportement en classe, dans la cour de récréation, réactions avec leurs amies, avec leurs parents). Si l’une se définit par un caractère ouvert et spontané, l’autre se montre bien plus réservée et mélancolique. La première a su se constituer un réseau d’amies avec lesquelles elle peut partager ses émotions, tandis que la seconde n’exprime son ressenti qu’avec sa propre sœur.
L’explication d’un tel décalage tient au fait que la seconde enfant a traversé une longue période de maladie qui a retardé sa croissance et l’a isolée des enfants de son âge. De mêmes différences de comportement, moins accentuées certes, sont également observées parmi les autres jumeaux de la même classe. Le film vise par là à souligner l’individualité de chacun de ces enfants. L’histoire personnelle et la relation avec les autres semblent bien plus peser dans leur développement que leur propre identité génétique. Le film tient donc à démontrer que l’identité d’un individu se construit au cours de l’enfance dans son lien avec les autres et dans son rapport avec le monde, et que nul ne nait avec une personnalité prédéterminée, toute armée et casquée.
Employant les mêmes outils qu’un psychologue pour enfants, Hani propose aux deux sœurs jumelles, à la fin de son film, de réaliser des dessins autour de mêmes sujets (« Dans quelle maison voudrais-tu vivre plus tard ? », « Quelle famille aimerais-tu avoir plus tard ? »), afin de mieux cerner leurs divergences quant à leur représentation respective de leur avenir. On constate alors que la fille plus réservée a pour principal désir la conservation de son foyer, et peine à imaginer un monde différent de son environnement actuel. Sa sœur, quant à elle, rêve d’un monde situé au-delà de ses référents immédiats et tend à idéaliser sa vie future.
Le rôle de l’école, tel que Hani le conçoit dans ces trois documentaires consiste, par le biais d’activités telles que le dessin, à donner aux enfants le moyen de s’exprimer individuellement et à favoriser le contact et le rapprochement des uns avec les autres. En d’autres termes, il s’agit d’offrir aux élèves un espace de communication dans lequel il leur est possible, grâce à un encadrement personnel, de se constituer une identité claire et marquée, afin d’assurer leur avenir sur des bases solides.
Si les films d’école de Hani ont trait avec les méthodes pédagogiques par lesquelles on parvient à éduquer un enfant tout en le laissant s’épanouir, le documentaire Le journal d’un zoo (Dôbutsuen nikki, 1957), par un curieux rapprochement, aborde quant à lui les méthodes d’apprivoisement des animaux sauvages.
Tourné dans le zoo d’Ueno, à Tôkyô, le film se découpe en deux parties. On nous présente d’abord certains animaux représentatifs du zoo (lions, éléphants, singes, hippopotames), tout en rappelant que ceux-ci sont, à l’origine, des animaux sauvages capturés en Afrique (un plan de chasse dans la savane ouvre le film), pour découvrir les conditions dans lesquelles ces mêmes animaux vivent actuellement (les cages, les locaux). On passe par la suite aux employés chargés de s’occuper d’eux : on les voit au travail, en réunion, de retour chez eux le soir en famille. L’attention se focalise sur le comportement des premiers comme des seconds. Il s’agit tout d’abord de montrer les gestes, d’expliquer la façon dont le travail est effectué, pour ensuite s’intéresser aux résultats, à la manière dont les animaux s’adaptent ou non à leur captivité. Le film se montre particulièrement riche en détails : Hani scrute les réactions des animaux à différents moments de la journée (au réveil, pendant les heures d’ouverture, aux heures de repas, aux heures de soin, dans leur sommeil) et au gré des changements climatiques (sous la pluie, sous la canicule). L’observation, enrichie par la voix off, se veut, comme dans les précédents films, rigoureuse et d’une précision quasi scientifique.
Dans un second temps, le film s’intéresse aux animaux nés non plus en Afrique mais dans le zoo et auxquels les hommes s’appliquent à donner une éducation. Hani semble chercher à comprendre les procédés par lesquels un petit animal, a priori dangereux, est à même de devenir un être doux et paisible. On suit ainsi, sur une période de plusieurs mois, un lionceau et un petit hippopotame. Le film révèle les gestes effectués au jour le jour, puis progressivement les résultats obtenus. Les dernières séquences du film montre le lionceau faire la connaissance d’un cochon, de poules, d’un lapin et d’un chien avec lesquels il va jouer et dont il imite le comportement.
On comprend que Hani cherche dans le zoo ce qu’il a préalablement découvert à l’école. Les animaux comme les enfants ne sont ni bons ni mauvais en soi. Leur comportement reflète en réalité une identité qui peu à peu s’est forgée au gré de diverses influences dans un milieu donné. Le lien avec les autres, ici le contact des animaux entre eux et avec les employés, se définit comme une valeur déterminante quant au bon équilibre de leur comportement. Une assistance et un soutien continus sont nécessaires afin de parvenir à de bons résultats. Une séquence, celle de la canicule, rapproche par ailleurs le comportement des animaux et celui des enfants venus les découvrir : un montage parallèle compare leurs gestes (manger, faire la sieste), comme pour mieux souligner le peu de différences qui dans le fond séparent les mondes humain et animal, au point de ne plus savoir qui se situe exactement derrière les barreaux.
Pendant ses premières années d’activité documentaire, Hani Susumu a su élaborer un style caractérisé par une forte curiosité et une excellente rigueur d’observation. Le talent du cinéaste s’explique par sa capacité à être à l’affût de ce qui se passe tout en pressentant ce qui pourrait se passer, de façon à pouvoir enregistrer le bon comportement au bon moment. Le réalisateur évite de se référer à la moindre théorie préalable et préfère se tenir aux seuls faits afin de mieux les faire parler ; c’est la raison pour laquelle ses films présentent un aspect particulièrement vivant. Hani semble animé du désir de montrer la réalité des choses pour mieux instruire et faire comprendre. Ses films relèvent en ce sens d’un cinéma engagé, mais non militant, au nom duquel le cinéaste participe à la collectivité et œuvre pour elle.
Les premiers films de Hani ont été longtemps considérés comme des modèles dans le genre documentaire au point d’être reconnus internationalement (Des enfants qui dessinent remporta le prix Flaherty) et de dépasser leur visée pédagogique initiale. C’est ainsi qu’Hani Susumu, à la fin des années 50, se voit tenu pour un cinéaste des plus prometteurs. Après ces années de formation, le temps est venu pour lui de se livrer à des projets plus ambitieux en se tournant vers le long-métrage.
Les films sociaux
Les documentaires de Hani privilégient les lieux clos (école, zoo) destinés à former des êtres et les préparer à la vie collective. Depuis Des enfants en classe, ses films mettent l’accent sur l’importance de l’apprentissage, du lien avec autrui et avec l’environnement immédiat, dans le bon épanouissement des individus. Hani, au cours de cette période, ne s’intéresse pas tant à la société, à son fonctionnement et à ses contradictions, qu’à la façon dont on y entre. Le monde qu’il nous révèle renvoie à des principes d’attention et d’encouragement sur les critères desquels un système social peut être tenu pour bienveillant. C’est donc sur cette même base que Hani développe son premier film de fiction.
Présenté, par un carton introductif, comme un documentaire dont le récit et les personnages sont fictionnels, Les mauvais garçons (Furyô shônen, 1960) répond tout à la fois à un travail d’adaptation (d’un roman intitulé Tobenai tsubasa) et à une mise en scène fondée sur une forte approche réaliste, qui rapproche le film du cinéma-vérité de Jean Rouch ou de John Cassavetes.
Le film relate l’histoire d’un jeune homme, orphelin et encore mineur, arrêté après avoir commis un casse dans une bijouterie. Envoyé dans une maison de correction, après quelques déboires avec ses codétenus, il se voit rééduqué par le travail pour finir par être réhabilité par la société.
Hani, pour ce film, réemploie les différentes techniques acquises pendant ses années de formation documentaire. Il choisit par conséquent de mettre en scène des acteurs non professionnels – les jeunes de la maison de correction sont interprétés par de vrais délinquants –, emploie une caméra épaule légère et maniable qui lui permet d’approcher au plus près des événements, met en place son récit dans des décors naturels, sans prise de son direct, et n’hésite pas à profiter de certains imprévus survenus au cours du tournage. L’équipe technique semble réduite au minimum, le scénario à un simple plan de travail.
Privilégiant les plans courts, efficaces et sans fioriture, Hani livre une vision particulièrement brute et directe des faits qu’il dépeint. Au nom d’une certaine exigence de vérité, le cinéaste efface les traces de sa mise en scène de façon à faire ressortir l’instantanéité des événements auxquels ses acteurs prennent part. Le film donne cette impression de témoigner, à la façon d’un reportage, au plus près de l’action : Hani semble découvrir les faits qu’il a sous les yeux en laissant le soin à ses acteurs de mettre en scène d’eux-mêmes ce qu’ils connaissent d’expérience. Le regard se porte alternativement du dehors au dedans, comme pour observer un fauve en cage, et du dedans au dehors, comme pour partager avec eux le vécu des détenus. Vraisemblablement moins préoccupé par le souci de conduire une histoire d’un point à un autre devant tel décor, le cinéaste filme ses acteurs dans leur rapport immédiat avec leur environnement, dans leur façon d’occuper l’espace qui les entoure et de réagir aux comportements des uns et des autres.
C’est pourquoi Hani privilégie à la construction dramatique une vive attention aux détails de la vie telle qu’elle a cours dans un tel endroit. Celle-ci se compose de différents processus : l’incarcération (le comportements des policiers, des juges et des employés de la maison de correction), la vie en prison (l’ennui, la solitude et les rapports avec les autres détenus ; la description des cellules et notamment des dessins sur les murs ; les larcins, la débrouillardise) et la rééducation (le travail, les exercices physiques, le conseil disciplinaire).
Dans la même lignée que les documentaires, le film est placé sous le signe de l’apprentissage. La maison de correction est perçue comme un lieu destiné à compenser par le travail l’éducation que les jeunes n’ont pas reçue. Ainsi, le personnage principal fréquente dans un premier temps de mauvais éléments, des adolescents perturbateurs bien plus difficiles à rééduquer, puis semble retrouver une certaine joie de vivre en intégrant un groupe de menuiserie bien plus accueillant qui lui fait découvrir le goût pour le travail. Une fois de plus, Hani souligne l’importance du lien social et de l’environnement dans l’épanouissement de l’individu : personne n’est mauvais par nature, il suffit de recréer du lien et d’insuffler une certaine motivation pour permettre aux jeunes de se réorienter. Le but de la maison de correction telle que Hani la voit n’est pas de punir, mais, sur le même modèle que l’école, de diriger l’énergie et l’inventivité des jeunes vers un but noble et utile.
Cette propension à traiter le domaine de la fiction avec les moyens du documentaire va traverser toute l’œuvre de Hani à compter des deux longs-métrages suivants. Ces derniers ont pour point commun de centrer leur récit autour d’un personnage féminin esseulé dans un paysage urbain. Délaissée par son mari, la femme d’Une vie bien remplie (Mitasareta seikatsu, 1962) a connu une aventure avec un autre homme avant de se résoudre à vivre seule. Une nouvelle page de son existence se tourne : elle retrouve une amie d’enfance, retourne dans une école de théâtre qu’elle fréquentait autrefois et se lie d’amitié avec un jeune voisin, militant politique. Ainsi, au fil de ses rencontres, elle finit par renouer avec elle-même et retrouver goût à la vie.
Elle et lui (Kanojo to kare, 1963) reprend un schéma narratif similaire : le personnage principal (interprété par Hidari Sachiko qui se marie avec le cinéaste après le tournage) est une femme mariée, sans enfant, qui, une fois son mari parti au travail, passe ses journées dans la solitude. Cherchant à se donner des occupations, la femme s’efforce de nouer des relations avec les habitants du quartier, mais en vain. C’est finalement en faisant la rencontre d’un chiffonnier, ancien camarade de classe de son mari, toujours accompagné d’un chien, et d’une petite orpheline aveugle que le personnage parvient alors à s’ouvrir aux autres.
L’un et l’autre film placent leur récit dans des décors naturels (dans un nagaya, sorte de logement social, pour le premier ; dans une HLM pour le second), situés en banlieue, sur fond d’usines et de terrains vagues, autant de paysages qui rappellent certains des films d’Ozu des années 30. Construits sur le même principe narratif que Les mauvais garçons, les deux longs-métrages s’appuient sur une mosaïque d’épisodes ou de micro-événements ayant trait à la vie quotidienne des protagonistes. Les films abondent de plans, voire de scènes, non narratifs (ce plan, par exemple, d’un chat qui passe en ombre chinoise derrière un rideau dans Une vie bien remplie), dont le propre consiste à étoffer l’arrière-plan documentaire du récit, de sorte que, excluant d’un autre côté tout élément par trop dramatique, les images semblent laisser les choses surgir le plus naturellement possible du flux ordinaire de la vie. C’est ainsi, que tout aussi curieux que dans ses documentaires, Hani observe la façon dont l’existence s’organise dans de tels endroits et s’attache avant tout à relever les détails caractéristiques de la vie quotidienne : on se lève, on se couche, on prend le train, on fait les courses, la lessive, on se rencontre, on se quitte, le tout filmé caméra à l’épaule avec une étonnante fluidité. Le réalisateur parvient avec ces deux films à attirer l’attention sur des détails qui échappent habituellement au regard (la scène dans laquelle le personnage d’Une vie bien remplie lave ses collants est remarquable sur ce point) et à faire voir autrement l’individu dans son environnement immédiat.
Creusant dans la même veine stylistique que Les mauvais garçons, Hani s’oppose de plein fouet aux codes académiques du cinéma narratif. Le cinéaste refuse, à quelques exceptions près, de procéder à la règle du champ/contrechamp en filmant ses personnages dans les mêmes cadres, il néglige délibérément ses raccords, ouvre Une vie bien remplie d’un regard-caméra et alterne selon les séquences la prise de son direct et la postsynchronisation. Plutôt que de mettre en scène au sens classique du terme, Hani s’applique à capter le comportement de ses acteurs face à des situations issues de la vie réelle. Le travail sur le son, l’omniprésence de bruits de fond (trafic, foule, enfants), va dans le même sens. Il s’agit bien moins de raconter une histoire que de témoigner d’un certain type d’existence à une époque donnée et en un endroit précis.
Une vie bien remplie comme Elle et lui ont affaire à la question de la place des femmes dans la société japonaise des années 60, à l’heure où le pays renoue avec une forte croissance économique. Dans l’un et l’autre film, le personnage féminin évolue dans le cadre d’une conception toute masculine de la société qui veut que l’homme parte au travail tandis que son épouse reste chez elle pour se livrer aux travaux domestiques. Les deux films ont pour objet la libération de tels personnages, et s’appuient sur leur désir commun de se constituer une véritable place dans la société. Il s’agit donc de suivre un processus narratif qui conduit les personnages, saisis dans un premier temps dans leur solitude, à se lier d’amitié avec différents protagonistes et, se dotant de nouveaux horizons, à se forger progressivement une nouvelle identité. A l’instar des Mauvais garçons, l’épanouissement individuel naît de la recréation des liens sociaux et de leur consolidation dans la vie quotidienne. Ces liens prennent la forme, dans Une vie bien remplie, d’activités artistiques et politiques (la lutte contre le traité de sécurité nippo-américain), et, dans Elle et lui, de relations amicales entre un homme et une femme évoluant dans des milieux sociaux différents, entre les adultes et les enfants et entre les hommes et les animaux. C’est, au passage, cette dernière relation, celle du chiffonnier et de son chien, qui fait probablement l’objet au cours du film du plus grand éloge.
Néanmoins, si les trois premiers longs-métrages de Hani découlent d’une même conception stylistique, Une vie bien remplie et Elle et lui annoncent un décalage thématique qui ne cessera de s’accentuer au fil de la filmographie du cinéaste. Des documentaires aux Mauvais garçons, la question principale réside dans l’acquisition de liens sociaux que les protagonistes, pour certaines raisons liées à leur histoire personnelle, n’ont pas eu la chance de bénéficier. Le point de vue abordé ici est tout autre : la modernisation de la société semble avoir entraîné dans son sillage une profonde mutation des relations humaines. Conçues dans un seul but utilitaire et sans aucun égard pour les conséquences humaines que leur aménagement peut entraîner, les HLM d’Elle et lui représentent certes, si on les compare aux logements d’Une vie bien remplie, une nette amélioration du confort de vie, mais, tout en concentrant les individus dans des zones résidentielles toujours plus denses et vastes, elles semblent paradoxalement réduire les échanges entre les habitants et les éloigner les uns des autres jusqu’à la plus terne indifférence. Le personnage du même film exprime au cours d’une scène son impression de vivre au cœur d’une montagne et se demande en frappant un mur de sa chambre si quelqu’un réside vraiment de l’autre côté. La vitalité avec laquelle les personnages décident de reprendre leur vie en main contraste d’autant plus qu’elle ressort sur l’aspect morne et froid des décors dans lesquels ils sont cantonnés.
En ce début des années 60, Hani commence à reconnaître autour de lui certaines failles dans le tissu social tel qu’il a été élaboré depuis la guerre (à noter, en outre, que malgré son diplôme d’université, le chiffonnier d’Elle et lui n’a pas manqué de se retrouver en marge de la société). Le projet de Hani prend désormais une nouvelle tournure, le cinéaste tâche de rendre plus humain, et de réapprendre à voir comme tel, un monde qui peu à peu sombre dans la grisaille et se vide de ses attraits.
Les films sur la jeunesse
Dans la seconde moitié des années 60, les films de Hani prennent un nouveau tournant. Les relations entre la société et l’individu se trouvent renversées. La question consistait dans les premiers films à comprendre de quelle manière intègre-t-on la société, alors qu’il s’agit désormais de dresser des plans pour tâcher d’en sortir. Les longs-métrages qui suivent ont ceci en commun qu’ils s’appuient sur le comportement d’individus désireux de retrouver la part humaine qui leur a été spoliée, dans un monde de plus en plus froid, morne et apathique.
La société depuis les années 50 a changé : si le pays affiche une excellente santé économique, il semble que certains des idéaux de la période d’après-guerre ont été bafoués. Tenue une première fois en échec lors des manifestations contre le traité de sécurité nippo-américain en 1960, la nouvelle génération semble laissée sur le banc de touche d’où il leur est difficile de faire entendre leur voix. En consacrant une nouvelle période de sa filmographie à la jeunesse, Hani semble chercher à retrouver, en cette fin des années 60, ce qu’ont pu devenir les enfants qu’il filmait une décennie plus tôt. Coécrit par Terayama Shûji, qui commence à cette époque à émerger en tant que chef de file d’une nouvelle génération d’artistes, le premier film du genre s’intitule Premier amour : version infernale (Hatsukoi : jigokuhen, 1968).
Le film s’ouvre sur l’entrée d’un jeune homme dans une maison de prostitution où celui-ci fait la rencontre d’une dénommée Nanami. N’ayant aucune expérience en la matière, et d’un tempérament effacé, le jeune homme passe son temps à discuter avec elle. La rencontre est déterminante dans la mesure où les deux protagonistes en se mettant à nu, physiquement comme moralement, vont raconter à tour de rôle leur histoire personnelle et trouver l’un dans l’autre un écho à leur propre identité. Le lieu clos qui, jusqu’au film Mauvais garçons, permettait aux individus d’apprendre à s’intégrer dans la société, se transforme ici en un espace de libération par lequel on s’efforce de fuir, une issue de secours en plein cœur de la ville.
C’est que, dans les séquences suivantes, Hani décrit le paysage urbain dans lequel se déroule son film sous les traits d’un univers carcéral. La ville est dépeinte comme un espace dangereux dans lequel on est surveillé, voire battu en pleine rue sans que personne ne réagisse, un endroit où l’on ne côtoie plus personne, où chacun mène sa propre existence dans la plus complète indifférence. Prenons deux exemples. Une scène montre une femme vendre dans le hall d’une gare des disques censés compenser la solitude des individus. Il s’agit de se parler à soi-même pour qu’une voix enregistrée vienne acquiescer à différents intervalles pour donner l’impression qu’une personne est à l’écoute. Une telle solitude conduit également, on le voit dans d’autres scènes, à une redéfinition de la sexualité. La ville moderne voit en effet l’émergence de clubs privés et autres peep-shows dans lesquels les clients sont autorisés à prendre des photos du spectacle proposé. Les relations humaines dans ce type d’exemples s’avèrent dénuées de tout contenu. De telles solutions visant à réparer l’isolement des individus ne font au contraire que l’accroître : acheter des enregistrements sonores ou prendre des photos de la sorte ne revient dans le fond qu’à se payer l’illusion d’une relation.
Les deux jeunes gens, en se rencontrant dans la chambre, vont réapprendre le sens de la relation amoureuse. Il s’agit pour eux de réinventer la sexualité sous le signe d’une sublimation et de lui rendre sa substance pour la reconsidérer dans l’optique d’un lien profond et authentique entre deux êtres.
On voit, à partir de ce film, que le cinéma de Hani explore de nouveaux horizons. S’il s’agit toujours de suivre, comme dans Une vie bien remplie et Elle et lui, le cheminement d’une libération, en s’appuyant sur une succession de micro-récits, l’aspect documentaire se trouve englobé dans une conception plus vaste de l’écriture filmique. Le film développe les mêmes techniques de captage grâce auxquelles Hani a su forger son style : le réalisateur place ses acteurs dans la rue et filme, en employant de longues focales, les réactions qui s’ensuivent, comme en caméra cachée. Le soin avec lequel le traitement du son est mené atteint ici son apogée. Chaque scène s’accompagne d’un flot de bruits d’ambiance (postes de radio et de télévision en marche, divers bruits provenant de magasins, d’ateliers et de temples) comme pour signifier, par le biais du hors-champ, la vaste étendue du territoire urbain, son absence de limites et par là la difficulté à s’en échapper.
L’innovation qu’apporte le long-métrage dans la filmographie de Hani tient à ce qu’il étoffe considérablement la part psychologique dévolue aux personnages. Non seulement, le vécu des deux protagonistes principaux fait l’objet de courts flashbacks (précisons toutefois que Les mauvais garçons était déjà construit sur ce principe en ce sens que la réacquisition des liens sociaux allait de pair avec une introspection), mais le film présente également deux séquences fantasmatiques au cours desquelles il est permis de voir ce qui se trame à l’intérieur de la conscience du personnage principal. La première scène se déroule chez un psychiatre : le personnage, sous hypnose, révèle le mal qui le ronge – le fait d’être abusé sexuellement par son père adoptif depuis son enfance –, secret qu’il est incapable d’avouer à qui que ce soit au nom des convenances, du respect qu’il se doit de porter à son tuteur. La seconde séquence intervient à ce moment où, au cours d’une scène de masturbation, le personnage, porté par son désir pour Nanami, finit par se libérer des diverses contraintes qui pèsent sur lui, redécouvrir le corps qui est le sien et se laisser guider par ses propres fantasmes. Chacune de ces séquences repose sur un déferlement d’images bizarres et oniriques, conçues de façon à refléter la part réaliste du film dans ses assises imaginaires et sous-jacentes. Le réel ici ne s’oppose pas tant à l’imaginaire qu’il ne se complète à lui. La réaffirmation de l’individu, sa libération sociale et sexuelle, dont il est question dans le film, commence donc par la réappropriation concomitante du corps et de l’esprit.
Après avoir été sélectionné à quatre reprises au festival de Berlin avec Une vie bien remplie, Elle et lui, Premier amour : version infernale et Aido, Hani se voit contacté par le grand studio de production qu’est la Tôhô pour réaliser ce qui restera son unique essai dans le domaine du cinéma commercial. La grande aventure de l’amour (Koi no daibôken, 1970) est une comédie qui, certes se situe aux antipodes de ses précédents films, mais a néanmoins le mérite de présenter quelques éléments caractéristiques quant à l’évolution du style du cinéaste.
Le film présente le personnage d’une jeune ingénue qui, de sa province natale, décide de se rendre à Tôkyô pour y trouver un travail. Embauchée tout d’abord dans une usine de nouilles qu’elle quitte après avoir découvert les pratiques douteuses de son patron, elle finit par devenir doubleuse de films d’animation grâce à l’intervention du vétérinaire d’un zoo qu’elle rencontre par hasard et dont elle est tombée amoureuse.
Comme dans toute l’œuvre de Hani, le personnage principal est présenté dans un premier temps dans sa solitude avant de se doter au fil de ses rencontres (avec ses collègues, des enfants, son fiancé et même un hippopotame) d’une identité personnelle. Symbolisant la dépravation du système social, le personnage du patron, qu’on voit par moment revêtu d’un costume de vampire, est défini a contrario comme une personne malveillante dans la mesure où, manipulant ses employés à l’aide de messages subliminaux, il abuse de ses liens avec les autres.
Film farfelu, au ton léger, créé comme un double hommage aux comédies musicales du type Chantons sous la pluie et au cinéma burlesque américain (le film est parsemé de plans muets, le décor de l’usine rappelle celle des Temps Modernes, la démarche du personnage principal évoque par ailleurs celle de Chaplin, la bande son quant à elle donne dans le ragtime), le film mélange les genres jusqu’à présenter quelques séquences d’animation, ou à intégrer des personnages animés dans les prises de vues réelles. L’idée de mêler plusieurs formes filmiques entre elles fera son chemin, comme on le voit dans L’emploi du temps d’une matinée (Gozenchû no jikanwari, 1972).
Les personnages de Hani sont souvent perçus dans les premiers plans de ses films comme des ombres ou des reflets. On trouve un tel procédé dans Une vie bien remplie ou Premier amour : version infernale. L’emploi du temps d’une matinée s’inscrit dans la même logique. De la lycéenne dont il est question, on ne voit dans un premier temps que son ombre sur un quai de gare, puis son reflet sur les vitres d’un train. Le cheminement du film consiste à lui rendre symboliquement toute la substance de son corps. C’est bien ce qui se produit quand, après s’être libérée des diverses pressions qui pèsent sur elle, la jeune femme embrasse pour la première fois son fiancé.
L’originalité de L’emploi du temps d’une matinée tient au fait qu’il présente en réalité deux films distincts. Une série de séquences, en 35 mm et en noir et blanc alterne successivement avec une autre série, celle-ci en 8 mm et en couleurs. Deux lycéennes partent en weekend au bord de la mer, dans une région sauvage du Japon. Les images 8 mm correspondent au film de vacances qu’elles tournent pendant leur voyage. On les voit s’amuser, se disputer aussi, et faire la rencontre d’un homme, qui vient de déserter l’armée et avec qui elles se lient rapidement d’amitié. Le voyage se conclut tragiquement par le suicide d’une des deux lycéennes. Le film s’ouvre sur le retour de la seconde jeune femme à Tokyo. Commence à partir de là la partie en noir et blanc. La lycéenne retrouve un ami, lui-même cinéaste amateur, qui se trouve être amoureux d’elle. Les deux personnages visionnent le film de vacances après leurs heures de lycée. Le jeune homme s’interroge sur le suicide de sa camarade de classe, tandis que la jeune femme retrouve l’homme de la plage dont on découvre les véritables motivations quant à ses intentions avec les deux lycéennes.
Deux temps donc s’entremêlent : le film en noir et blanc se déroule au présent tandis que le film en couleurs correspond au passé. Celui-ci semble paradoxalement plus enjoué, libre et spontané que le présent qui, dans des tons ternes et gris, se caractérise par une certaine pesanteur mélancolique. L’opposition renvoie en outre au contraste entre la ville et la nature. Si le film en couleurs donne à voir un espace de jeu et d’épanouissement, la ville se définit au contraire comme un endroit où les jeunes ne disposent plus d’aucun espace de liberté. Sans cesse sous le joug des adultes qui leur imposent leur vision conservatrice de la société, les lycéens n’ont d’autre choix que d’obéir aux règles de conduite édictées par leurs aînés. La rupture entre les générations semble définitivement consommée : les jeunes ne trouvent plus aucun intérêt à communiquer avec les adultes, et ceux-ci de leur côté, que ce soient les professeurs, les parents ou les divers employés rencontrés ici et là au cours du film, semblent avoir renoncé à écouter la nouvelle génération. Rappelant un passage des Enfants en classe, la première scène de lycée du film présente un professeur, en champ, en train de discourir d’un ton sentencieux devant des élèves, en contrechamp, totalement distraits, portant leur regard ailleurs. La différence avec le documentaire des années 50 tient à ce que la situation n’évolue pas d’un fil, le professeur étant incapable ici de capter l’attention de ses élèves.
Dans un tel contexte, le film en 8 mm se donne comme le film d’une escapade, d’une fuite et d’une découverte de soi qui s’achève toutefois sur un échec. Le suicide de la jeune femme, portant un secret dont on ne saura presque rien, apparaît probablement à ses yeux comme la seule façon de fuir la pesanteur du réel ici et maintenant. D’un caractère fort et passionné, celle-ci semble incapable de renouer avec la vie urbaine, contrairement à son amie qui, de retour en ville, finit par y trouver l’amour.
Malgré l’heureuse conclusion de son film, Hani dresse avec L’emploi du temps d’une matinée l’amer constat d’un échec. Le projet pédagogique exposé dans les premiers films semble en effet avoir échoué. L’école ne propose plus aux élèves de s’exprimer individuellement, mais se donne pour objet de former les jeunes gens selon un même modèle. La scène du test de personnalité conçu sous la forme d’un QCM est révélatrice : les élèves n’ont littéralement plus aucune place pour s’exprimer et doivent se conformer à des cases, s’en tenir à des réponses toutes faites. Dans le prolongement de Premier amour : version infernale, le monde dépeint dans ce film renvoie à une société sans plus aucun ressenti, régi sur de seuls automatismes. Vidés de leur contenu, les liens sociaux se manifestent par leur aberration et leur manque d’empathie. Citons à titre d’exemple cette scène d’un lycéen qui, assis en pleine rue, mendie, par provocation, de quoi payer ses frais de scolarité pour se voir reprocher d’empiéter sur une propriété privée ; cette scène également où le professeur paraît bien plus affligé par le fait que ses élèves ne respectent pas le règlement de l’école que par le suicide de la lycéenne. Désormais, le seul champ libre laissé aux protagonistes consiste à réaliser des films amateurs, et par là à s’interroger, dans leur coin, sans rien demander à qui que ce soit, sur leurs liens avec le monde.
On constate que les images tournées en 8 mm s’inscrivent dans le cours du film au même titre que les dessins d’enfants dans les documentaires précédents. Ces images en effet sont pour la plupart réalisées par les acteurs eux-mêmes. L’espace de liberté et d’expression concédé aux jeunes est effectif : Hani offre la possibilité à ses acteurs de s’exprimer véritablement, comme il avait laissé le soin aux enfants de dessiner ce qu’ils avaient sur le cœur. Le cinéma de Hani prend là une tournure intimiste, sa recherche d’une expression spontanée, sincère et non jouée lui vaut de saisir le monde dans le regard même de la jeunesse. Les images sont souvent floues, les mouvements saccadés : qu’importe, l’essentiel de la démarche consiste à retrouver la beauté, au loin, en pleine nature, que la ville et ses automatismes ont occultée. Ces quelques plans parmi tant d’autres d’une ampoule électrique, d’un escalier détrempé par la pluie ou d’un chien errant dans un terrain vague donnent à voir tout ce qui se trame sous la lourde écorce des mécanismes urbains.
Si Hani, avec ses films consacrés à la jeunesse, invite la nouvelle génération à réinvestir des espaces de liberté, le cinéaste semble porter un regard pessimiste sur les résultats de tels projets. Ces derniers films en effet ont pour point commun de se solder par des échecs. Premier amour : version infernale s’achève sur une fin tragique, la jeune héroïne de La grande aventure de l’amour quitte ses nouveaux amis et finit par retourner chez elle, L’emploi du temps d’une matinée est hanté par le souvenir du suicide d’une des deux lycéennes. Tous ces personnages sont rattrapés à un moment ou un autre par leur passé, voire leurs démons, par quelques puissances contre lesquels l’individu ne peut rien. La seule solution consiste peut-être à partir le plus loin possible.
Les films à l’étranger
Avant de se pencher sur les problèmes de la jeunesse nippone, Hani est apparu, au milieu des années 60, comme l’un des premiers réalisateurs japonais d’après-guerre à avoir tourné des fictions à l’étranger, et qui plus est, en Afrique. Dans la lignée de ses premiers longs-métrages, le propre de tels films consiste bien moins à raconter une histoire en la situant, comme devant une toile de fond, sous d’autres cieux et dans des décors exotiques, ce à quoi une partie du cinéma américain de l’époque et d’aujourd’hui se livre en prenant pour cadre par exemple le Japon, qu’à concevoir le tournage sous la forme d’une expérience quasi scientifique. L’objectif recherché par La chanson de Bwana Toshi (Buwana Toshi no uta, 1965) consiste en effet à observer la façon dont un individu japonais peut réagir en se retrouvant plongé dans un territoire dont il ne possède ni la langue, ni la culture.
Appelé au Kenya pour construire une maison destinée à des chercheurs, un ingénieur japonais a la malheureuse surprise de découvrir que ses employeurs sont absents le jour du rendez-vous, et ce pour une durée indéterminée. Ne possédant que quelques rudiments en anglais, le personnage se voit dans l’obligation de compter sur les habitants de la région pour mener à bien la tâche qui lui a été confiée. Les premiers contacts s’avèrent difficiles, le travail en commun particulièrement ardu, mais une fois décidé à acquérir les bases de la langue et de la culture locales, l’ingénieur finit par entrer dans les bonnes grâces des Kényans.
Le film suit, non sans humour, la progression psychologique du personnage qui dans un premier temps est présenté comme un individu balourd et renfrogné, pour apparaître dans les dernières séquences bien plus ouvert et amical à l’égard de son entourage. En confrontant des individus issus de cultures n’entretenant aucun rapport entre elles, le déroulement du film prend appui sur le dépassement des barrières de la langue et des codes sociaux. Le personnage qu’on voit égoïste et autoritaire lors des scènes de travail, trouvant que les Kényans ne s’activent pas assez bien à son goût, va alors apprendre à écouter les autres et à travailler selon d’autres conceptions que la sienne. Il s’agit pour le personnage d’apprendre à respecter l’autre et sa culture et de dépasser les préjugés et le racisme latent de certains de ses comportements. La relation est réciproque : si les Kényans perçoivent dans un premier temps le personnage japonais comme un blanc, dans la mesure où celui-ci, dans une attitude toute colonialiste, impose sa propre façon de voir les choses, ceux-ci vont également apprendre à percevoir l’étranger sous d’autres traits et finir par l’inviter à partager leur propre culture. Le cheminement narratif s’achève sur une chanson que les Kényans ont spécialement composée à la mémoire de l’ingénieur. La maison, une fois achevée, symbolise quant à elle le fruit d’un échange, authentique et humain, qui s’est accompli entre les deux cultures.
Le caractère naïf et bon enfant du personnage de l’ingénieur japonais, incarné par l’acteur populaire Atsumi Kiyoshi, très connu au Japon pour avoir interprété pendant 26 ans le rôle de Tora-san dans la série Otoko wa tsurai yo, permet une rapide identification avec lui. L’essentiel du film ne consiste pas à démarquer l’individu japonais des individus kényans, mais bien de les rapprocher en ce qu’ils composent ensemble un même visage humain. Si dans un premier temps chacun cherche à se montrer plus rusé et malin que l’autre, c’est bien en laissant s’exprimer leur propre faiblesse que tous parviennent à communiquer. Dans le cas du Japonais comme des Kényans, l’affirmation des valeurs humaines passe par l’apprentissage de la sincérité, l’humain est celui qui ne porte plus de masque.
Cela étant, l’apprentissage n’aboutit à rien s’il ne répond pas à un certain désapprentissage. Si le film évoque une expérience, c’est qu’il suit pas à pas la déterritorialisation de son protagoniste. Le personnage apprend à se forger une nouvelle identité en dehors de son cercle social originel, à partir du moment où il accepte de désapprendre les habitudes culturelles, la notion de hiérarchie notamment, qui lui sont propres. Accepter de vivre en pleine savane nécessite également aux yeux d’un citadin le désapprentissage des réflexes pris à la ville. Le personnage doit désormais tenir compte de la présence d’animaux sauvages, tels les lions ou les éléphants, dans ses moindres déplacements. Ainsi, il ne s’agit pas tant pour Hani de filmer un simple personnage que de scruter les changements d’expression et de comportement réellement survenus de la part de son acteur au cours du tournage.
Coproduction franco-italo-japonaise, la première probablement dans l’histoire du cinéma, Mio (Yôsei no uta, 1971) est tourné en Sardaigne, en langue italienne. Le personnage principal est incarnée par la propre fille de Hani, dont le titre international du film porte le prénom, et qui apparaissait déjà dans Premier amour : version infernale. Le film a ceci de différent de La chanson de Bwana Toshi qu’il ne fait aucune allusion au Japon. L’origine du personnage principal reste un mystère. Celui-ci de plus n’y prononce pas un seul mot japonais. Le film se contente d’introduire le personnage d’une petite fille asiatique dans un territoire européen.
On ne sait donc que peu de choses sur l’identité du personnage de Mio : celle-ci a été recueillie à Paris par une religieuse suite à la mort de ses parents au cours d’une guerre ; de Paris, elle est alors envoyée dans un orphelinat en Italie. Là, elle va peu à peu apprendre à parler italien et nouer des liens affectifs avec, en particulier, une enseignante (interprétée par Brigitte Fossey), un petit garçon et un chien. Ces différents liens lui permettent de dépasser le traumatisme dans lequel d’abord elle se définit : d’un personnage au caractère indéterminé, quelque peu renfermé, qui ne comprend et ne parle pas un mot, on aboutit à un tout autre protagoniste, bien plus ouvert, enjoué, capable d’exprimer ses émotions et d’apprécier la vie. C’est, comme cela se passe souvent chez Hani, à travers la communication, en passant du temps avec les autres et en échangeant avec eux son ressenti des choses, que le personnage accède à une individualité marquée.
Les origines floues du personnage permettent de mieux observer les influences du milieu à son égard : en scrutant les rapports avec les autres protagonistes (rapport quasi maternel avec l’enseignante, rapport amoureux avec le petit garçon, rapports amicaux avec les autres enfants, rapport de fidélité avec son chien) et en se rapprochant au plus près de son contact avec la nature. L’attention se porte sur les détails de la vie quotidienne : le film fourmille de scènes non narratives, de simples moments vécus (des jeux, des amourettes, des escapades) et de nombreuses vues sur des morceaux de nature (des plantes, des animaux, la mer). Le film en ce sens met l’accent sur la reterritorialisation du personnage, son intégration à un contexte étranger, à travers d’une part l’éducation que la petite fille y reçoit, et d’autre part, comme peut le faire tout enfant du même âge, sa propre expérience du monde qui l’entoure.
Il est frappant de constater à quel point le système éducationnel mis en scène dans Mio rappelle celui qu’a dépeint le cinéaste dans ses films d’école des années 50. L’enseignement mis en pratique dans l’un et l’autre cas consiste à encadrer individuellement les enfants et à concentrer leur attention à l’aide d’activités pédagogiques – qu’il s’agisse de réaliser des dessins, de mener des sorties en plein air ou de préparer des fêtes, comme ici un carnaval – destinées à favoriser l’expression personnelle et à nouer des liens entre les élèves. Si Mio réussit à s’intégrer, c’est également parce que les autres enfants de l’orphelinat, malgré leur première réticence due aux différences physiques de la petite Asiatique, apprennent de leur côté à vivre avec elle.
Tout semble fonctionner comme si, après avoir constaté dans son propre pays l’échec du projet scolaire dont il a défendu les valeurs, Hani cherchait à recréer à l’étranger, comme à titre expérimental, les principes d’échange, de tolérance et de créativité sur lesquels l’école devrait à ses yeux se fonder. Évidemment, rien de tout cela n’est vraiment réel et Hani ne s’en cache pas. C’est pourquoi certains aspects de son long-métrage, à commencer par le personnage interprété par Brigitte Fossey, se voient dotés d’une aura mystérieuse. C’est que le cinéaste semble avoir désiré offrir à sa fille un vaste terrain de jeu et d’apprentissage dont le parcours, tenu sous la forme d’un film, peut constituer un exemple à suivre et apparaître comme le portrait haut en couleurs d’une enfance idéale.
Comme dans L’emploi du temps d’une matinée, le film se caractérise par une double approche stylistique. La grande souplesse des mouvements de caméra, le caractère naturel du jeu de la jeune actrice, les vues descriptives de la nature et les nombreux plans d’animaux confèrent au long-métrage un certain aspect documentaire. Bien des scènes évoquent un film de vacances tourné en famille dont le principal ressort consisterait à conserver des souvenirs d’enfance de la petite fille. A l’affût de la moindre expression de son enfant, dans les moments de joie comme dans les moments de tristesse, Hani cherche à révéler, avant qu’il ne soit trop tard, le sentiment de magie dans lequel sa fille fait l’expérience du monde. C’est ainsi que, d’un autre côté, le film semble conçu sous un aspect onirique, dont la séquence du carnaval et celle du rêve qui s’ensuit en soulignent les traits. En se fondant dans le regard naïf et émerveillé d’un enfant pour qui le réel et l’imaginaire tendent encore à se confondre, le film efface avec subtilité, sur le même principe que dans Premier amour : version infernale, les frontières entre les territoires réaliste et fantasmatique, de sorte que le dénouement du film, une scène sur la plage, paraît se situer quelque part entre la réalité du monde et la propre représentation qu’en fait le personnage.
Préoccupé depuis ses films d’école par les facultés d’expression des enfants et par les conditions dans lesquelles ceux-ci sont à même de s’épanouir, Hani parvient avec Mio à cerner cet espace entre les mondes, celui par lequel les impressions du réel mènent aux images mentales de l’individu.
Cette tendance à redéfinir les frontières qui sépare le réel de la fantaisie se voit de nouveau à l’œuvre dans le dernier long-métrage de fiction de Hani Susumu, Un conte d’Afrique (Afurika monogatari, 1980). Seconde collaboration avec Terayama Shûji, qui ne fournit ici que l’idée originale mais ne collabore pas directement à l’écriture du scénario, le film, connu également sous le titre The green horizon, est également le fruit d’une coréalisation avec le réalisateur américain, Simon Trevor. Tourné au Kenya, le long-métrage met en scène des acteurs anglophones, dont James Stewart, doublés, du moins dans la version nippone, par des acteurs japonais.
Le récit se déroule en pleine jungle, loin de la civilisation moderne, dans une maison habitée par un vieil homme et sa petite fille. Vivant en harmonie avec la nature, ceux-ci élèvent dans leur domaine de petits animaux orphelins jusqu’au jour où le chef d’une tribu kényane leur apprend qu’un avion s’est écrasé non loin de là. Rendu amnésique par l’accident, le pilote dont il est question découvre par hasard la résidence où, n’ayant nul autre endroit où se rendre, il décide de s’installer. Parallèlement à cela, la fiancée du même aviateur quitte la ville où elle réside pour se mettre à la recherche de ce dernier. La présence de l’homme dans la maison va conduire le grand-père à avouer son secret le jour où une forte tempête ravage la région. L’harmonie dans laquelle la famille mène son existence va bientôt être rompue, mais de ce chaos surgit la promesse d’un nouvel ordre – la dernière séquence renvoyant précisément à la première.
Autant l’avouer tout de suite, Un conte d’Afrique est loin d’être à la hauteur des précédents films de Hani. Ceci s’explique probablement par le fait qu’il s’agisse d’une coréalisation. Si certaines idées toutefois ne manquent pas d’intérêt sur papier, le résultat à l’écran se montre quelque peu caricatural. L’idéalisme dont se nourrit Mio avec un sens de l’esthétique particulièrement prononcé est ici souligné à grands traits, au point de tomber dans le kitsch et aboutir à des situations romanesques des plus convenues.
Le film se découpe en deux parties largement distinctes l’une de l’autre : la première met en scène le drame proprement dit, la seconde – de loin la plus aboutie – prend la forme d’un documentaire animalier. Les deux parties se succèdent par un montage alterné de telle sorte qu’il est difficile de trancher si le film est un drame interrompu par des scènes animales ou un documentaire animalier entrecoupé de scènes narratives. La raison d’un tel découpage s’explique par le fait que le personnage de la jeune fille passe une partie de ses journées dans une vallée secrète dans laquelle coexistent dans la plus totale harmonie différentes espèces animales. Le fait de confronter le monde animal et le monde humain l’un devant l’autre renvoie d’une certaine façon à l’existence d’un lien entre les deux univers : l’homme est perçu comme un animal ordinaire, mais dont le comportement est susceptible de différer.
Le rôle du documentaire animalier consiste à définir la notion d’harmonie qui traverse le film et à dépeindre l’état de nature originel dans lequel les animaux sauvages, se contentant de suivre leurs instincts, mènent leur existence les uns par rapport aux autres. Une grande variété d’espèces, comprenant des animaux herbivores comme des carnivores, vit ensemble dans cette vallée, chacune selon sa nature et ses besoins. Les lions chassent les gazelles et les hyènes se nourrissent des restes, ainsi va le monde. Les scènes de jeux et de repos succèdent alors aux scènes de chasse. Le film met l’accent sur le caractère paisible de tels moments. De nombreux plans présentent des espèces qu’on imagine difficilement se reposer ensemble : les mêmes gazelles gambadent à deux pas des lions, les hyènes traversent un groupe de flamands roses, etc. Si la nature se caractérise par une certaine férocité, celle-ci s’explique avant tout par un instinct de survie. Une fois cet instinct satisfait, on constate alors la coexistence pacifique des différentes espèces.
Une telle vision de la nature met en relief le caractère cruel du comportement humain. En retrouvant l’aviateur au bras d’une inconnue, son ancienne fiancée, guidée par l’orgueil et la jalousie, finit par lui tirer dessus comme s’il lui fallait compenser sa frustration par un acte complètement gratuit et faire souffrir un autre plutôt que de se résoudre à souffrir soi-même. Le contraste avec la vie animale est éloquent : si certains animaux commettent des actes violents par seule nécessité, l’être humain, animé du désir de dominer l’autre, s’adonne à la violence par simple contingence. On touche là à une conception proche des idées de Rousseau : l’être humain s’est éloigné de l’état de nature dans la mesure où son comportement a été corrompu par un désir de possession.
La partie romancée d’Un conte d’Afrique répond, sur le même modèle que les précédents films tournés à l’étranger, à un principe de déterritorialisation des protagonistes principaux. Il s’avère que l’aviateur qui provient de la ville, autrement dit le lieu même de la dépravation de l’être humain, avait l’intention en survolant la jungle de participer à une chasse dans la savane kényane. Le fait d’avoir perdu la mémoire et de rouvrir les yeux au cœur d’un univers placé sous le signe de l’harmonie le conduit à accepter de poursuivre son existence dans un monde coupé de l’influence néfaste des sociétés modernes. Une fois de plus chez Hani, c’est dans un endroit clos que l’on parvient non seulement à s’épanouir, mais à trouver le sens véritable des relations humaines. Celui-ci consisterait à veiller sur les plus faibles, de quelque espèce que ce soit, et à apprendre, chacun selon sa nature, à devenir le garant de l’ordre du monde.
Conclusion
Si l’on devait résumer en quelques mots les raisons pour lesquelles Hani Susumu apparaît comme un cinéaste majeur de la seconde partie du XXème siècle, et le distinguer par là des différents courants survenus au Japon au cours de cette époque, il faudrait souligner l’idée qu’il a su renouveler les formes filmiques nipponnes en leur injectant un regain de réalisme. C’est la raison pour laquelle Hani a passé l’essentiel de sa carrière à filmer des enfants et des animaux. Cela le rapproche par ailleurs d’un autre grand cinéaste, encore trop peu reconnu, qu’est Shimizu Hiroshi qui, selon l’anecdote rapportée par Satô Tadao dans son livre Le cinéma japonais, aurait décidé au lendemain de la guerre, après avoir réalisé des mélodrames pour la Shôchiku aux côtés d’Ozu, de ne confier ses rôles principaux qu’à des enfants (voir par exemple Les enfants de la ruche / Hachi no su no kodomotachi, 1948) dans la mesure où, contrairement aux acteurs adultes qui ont tendance à jouer devant la caméra, ceux-ci, s’ils sont bien dirigés, paraissent à l’écran ce qu’ils sont dans la vie.
Il serait réducteur toutefois de ne ramener Hani qu’au seul domaine du cinéma japonais tant son activité de cinéaste l’a conduit aux quatre coins du monde. Hani n’est pas seulement un cinéaste japonais, ses thèmes sont universels et pour une bonne part toujours d’actualité. La critique qu’il livre des sociétés modernes et son questionnement quant à la place de l’humain dans de tels territoires ne peut en aucun cas laisser en reste.
Hani Susumu a cessé ses activités de cinéaste depuis les années 80 pour se consacrer principalement à l’écriture. C’est là tout un autre pan de son travail qui reste encore à découvrir.
Nicolas Debarle