La rétrospective consacrée à Ôshima Nagisa cette année à la Cinémathèque Française, en parallèle à la sortie chez Carlotta des DVD qui bouclent (presque) la collection, donne l’occasion de comprendre pourquoi le cinéaste apparaît comme l’un des plus grands réalisateurs japonais de la seconde partie du XXème siècle.
Les années Shôchiku
Dans la seconde partie des années 50, le cinéma japonais connaît la première crise importante de son histoire. L’arrivée de la télévision, comme aux États-Unis, commence à nuire à la fréquentation des salles. Pour y remédier, les grandes compagnies de production japonaises s’efforcent de renouveler leur public et, pour ce faire, confient la responsabilité à de jeunes réalisateurs de faire des films sur ce qu’ils connaissent le mieux, les problèmes de la jeunesse. La période constitue l’essor de ce qu’on appelle la Génération du Soleil et voit apparaître de nouveaux cinéastes comme Masumura Yasuzô et Nakahira Kô.
La direction des studios Shôchiku, pour lesquels travaillent entre autres Ozu et Kinoshita, décide à son tour de suivre le mouvement et permet à quelques jeunes assistants confirmés d’entreprendre sans plus attendre la réalisation de longs-métrages. Ôshima Nagisa, le premier d’entre eux, livre donc en 1959 Une ville d’amour et d’espoir, une œuvre qui, timidement encore, pose les prémisses du style qui caractérisera ses futurs longs-métrages. Une certaine influence européenne et en particulier celle du néo-réalisme s’y fait sentir, dans la mesure où le film aborde un certain nombre de problèmes sociaux, la misère, les bidonvilles, négligés en partie par le cinéma japonais. Dans la lignée des œuvres de la Génération du Soleil, le film se caractérise par un double refus du sentimentalisme et de l’humanisme jusque là en vogue dans les productions japonaises. Pour Ôshima, il s’agit déjà d’éveiller les consciences quant à la réalité sociale de son pays. Cette réalité seule le préoccupe, toute forme d’idéalisme se trouve exclue de son programme.
Le cinéaste est suivi quelques mois plus tard par deux jeunes assistants de la Shôchiku, Yoshida Kijû et Shinoda Masahiro, qui à leur tour se lancent dans la réalisation de longs-métrages. Comparé à ce renouveau du cinéma né à Paris à la même époque, le trio se voit rapidement désigné sous le terme de Nouvelle Vague japonaise.
Les deux films suivants d’Ôshima, Contes cruels de la jeunesse et L’enterrement du soleil, sortis en 1960, lui permettent d’étoffer son projet et d’affiner son style. A partir de là, en effet, ses films découlent d’un même moule théorique que le réalisateur ne cesse de développer en parallèle à travers de nombreux écrits. Le point commun à toutes les œuvres de cette première période consiste à peindre des personnages en lutte contre leur environnement social. Ce qu’Ôshima concrètement tient à développer dans le cinéma japonais, c’est la reconnaissance et l’affirmation de l’individu, à l’encontre de la mentalité de groupe qui constitue le socle de la société nipponne.
Une telle approche est sensible d’une part dans le traitement du récit : ses personnages refusent d’intégrer la société dans laquelle il leur faut se conformer et choisissent pour subsister de se livrer à des pratiques illicites. Le travail porte d’autre part sur le traitement des images : Ôshima refuse de prêter au spectateur la moindre identification avec ces mêmes personnages afin de provoquer chez le spectateur une certaine attitude critique. A l’inverse du cinéma japonais des années 30 à 50 qui tend à privilégier une attitude nettement plus passive (mélodrames, films de mœurs, etc.), Ôshima refuse de faire appel à la conscience collective de son public – c’est là ce qui distingue ses longs-métrages des films sociaux de Kurosawa Akira par exemple. Son projet consiste à prendre le contre-pied des méthodes réalistes de son époque, dans la mesure où il ne s’agit pas de répondre aux aspirations collectives de la société d’après-guerre, mais de centrer ses films sur les désirs d’une jeunesse contestatrice en rupture avec le mode de vie qui leur est imposé.
Dans Contes cruels de la jeunesse, Ôshima réduit au strict minimum la part sentimentale de son récit et tient tout au long du film à maintenir la distance, moralement parlant, quant aux agissements transgressifs des personnages principaux, dans le but non pas de les condamner, ni de les excuser, mais pour mieux s’interroger sur les causes et les aboutissements de tels actes. Le cinéaste opte pour une réalisation proche du documentaire, privilégie les décors naturels, emploie des acteurs non professionnels (L’enterrement du soleil est remarquable sur ce point) et filme la plupart des séquences à l’aide d’une caméra portée à l’épaule, comme pour retranscrire une réalité brute, évincée de tout idéalisme, et rendre compte sans aucun parti pris de l’énergie déployée par ses personnages. Le cinéaste ne cherche en aucune façon à plaire ni à nouer la moindre sympathie, mais à filmer, comme dans le projet rosselinien, tout ce qui est là, autour de soi, sans rien avoir à manipuler, à idéaliser voire même à enlaidir.
C’est avec Nuit et Brouillard au Japon que le cinéma d’Ôshima trouve son premier point culminant. En prise avec l’actualité, le film se situe quelques semaines après les soulèvements étudiants dus à la ratification du traité de sécurité avec les États-Unis renouvelé au cours de l’année 1960. Si Ôshima se place sans aucun doute du côté non pas du pouvoir mais bien des manifestants, le film cherche tout autant à critiquer les mesures répressives et autoritaires prises par l’État qu’à pointer les incohérences et les dysfonctionnements qui, selon lui, expliquent l’échec des manœuvres étudiantes conduites par le Parti Communiste nippon. Au lieu de s’efforcer de reconstituer les événements tels qu’ils se sont produits, Ôshima choisit de filmer une longue discussion au cours de laquelle les manifestants, réunis à l’occasion d’un mariage, finissent par régler leur compte les uns avec les autres. Chaque intervention donne lieu à un flash-back censé rapporter, un peu à la façon de Rashômon de Kurosawa, un point de vue particulier sur les événements qui ont eu lieu. Tel plan commence à tel endroit et à telle époque pour s’achever à un autre endroit et à une autre époque, de sorte que les scènes se joignent les unes aux autres au gré des prises de parole des protagonistes. En réunissant dans une même coupe les plans objectifs et subjectifs des événements grâce à de longs plans-séquences, le découpage du film exclut toute logique dramatisante ou moralisante pour s’en tenir à sa propre nécessité intérieure. Les choses ne sont pas représentées pour soutenir ou défendre, comme dans le cinéma militant, une seule et même idée et dépendre d’une signification univoque, mais relèvent d’un vaste imbroglio de points de vue et d’opinions, souvent contradictoires, dont le but consiste à inviter tout un chacun à se faire de lui-même sa propre opinion.
Loin donc de la simple peinture de mœurs et des images stéréotypées, Ôshima se propose – et c’est ce qui va le séparer de la Génération du Soleil qu’il juge trop consensuelle – de définir son travail, pour reprendre ses propres termes, dans le cadre d’un cinéma autonome et spontané, selon lequel chaque élément du film doit jaillir de la tension avec laquelle la subjectivité de l’auteur perçoit la réalité qu’il s’agit de filmer. Le cinéma, pour Ôshima, ne doit en aucune façon se renfermer sur lui-même, se contenter d’illustrer, se raconter des histoires, mais soulever des questions jusque là informulées, pousser le public à ouvrir les yeux sur le monde dont il fait partie et l’amener, pourquoi pas, à le changer.
La Sôzôsha et le cinéma indépendant
Distribué dans les salles en pleine crise socio-politique, Nuit et Brouillard au Japon connaît une très courte exploitation puisqu’il est retiré de l’affiche par mesure de précaution après seulement quatre jours d’exploitation, suite à l’assassinat du dirigeant du Parti Socialiste japonais. Fou de rage contre la décision due à la Shôchiku, Ôshima rompt son contrat avec la compagnie pour se lancer dans la production indépendante. Après avoir tourné deux films de moindre intérêt, si ce n’est que le premier (Le rebelle) reprend le thème de l’insurrection populaire, et le second (Le piège) introduit celui du racisme, le cinéaste finit par fonder sa propre société de production, la Sôzôsha (littéralement, la société de création). Cet événement constitue une date historique dans le cinéma japonais dans la mesure où Yoshida et Shinoda, les deux autres représentants de la Nouvelle Vague japonaise, quittent la Shôchiku peu après Ôshima pour tenter leur chance à leur tour dans le cinéma indépendant. Imamura Shôhei fera également de même en quittant quelques années plus tard la Nikkatsu.
En fondant la Sôzôsha, Ôshima parvient à se libérer des contraintes imposées par les grands studios de production japonais, s’entoure d’une troupe d’acteurs (citons Koyama Akiko, son épouse, Satô Kei, Watanabe Fumio et Toura Rokkô pour ne citer qu’eux) et de techniciens pour s’engager dans la voie d’un véritable cinéma d’auteur. Le voilà donc libre de traiter à sa guise les tabous et les dysfonctionnements de la société nippone qui lui est contemporaine, afin de la provoquer dans ses fondements. A partir du film Les plaisirs de la chair (1965), le cinéaste intègre, en parallèle avec l’émergence du pinku eiga, une nouvelle composante dans le cinéma japonais, celle du corps et du désir sexuel. De là naît la radicalisation de ses longs-métrages indépendants : les sentiments et les émotions soulevés par les personnages se voient supplantés par leurs seules pulsions, et le film de suivre le cheminement, le refoulement ou la réalisation, de ces dernières. La contestation à la base du cinéma d’Ôshima prend donc une nouvelle tournure dans la mesure où elle passe désormais par l’affirmation de pulsions individuelles et par le conflit que celles-ci rencontrent nécessairement avec les interdits sociaux.
La méthode ainsi prônée consiste à saisir avec un maximum de distance les personnages dans leur environnement, de façon à les réduire à de simples figures pulsionnelles et à souligner l’énergie déployée dans leur lutte contre toute forme d’oppression sociale. Le but revient donc dans un premier temps à libérer les énergies refoulées, et dans un second temps à dénoncer l’oppression auxquelles celles-ci se rapportent, sans pour autant prendre parti, comme dans les premiers films, pour les agissements des protagonistes. Ce qui caractérise ce cinéma indépendant tient à sa consistance foncièrement amorale. Ôshima réalise en quelque sorte des expérimentations pour observer les conséquences de ses postulats. C’est en ce sens que le cinéaste a l’habitude de comparer le fait de tourner des films avec une certaine négation de soi. Le film se donne comme la résultante d’une subjectivité active et autonome qui se fond dans la représentation du réel, et non d’une autorité dominante et manipulatrice qui n’aurait dessein que de falsifier ce dernier.
L’obsédé en plein jour (1966), par exemple, prend pour cadre une communauté agricole, calquée sur le modèle traditionnel des villages de la société féodale, c’est-à-dire une société fermée et soumise à des codes stricts, à l’image du pays tout entier, pour y introduire un élément perturbateur, un violeur doublé d’un assassin, et examiner les conséquences de ses crimes. L’individualité exacerbée du protagoniste permet de critiquer la rigidité de cette micro-société, fondée sur un esprit de groupe, incapable d’ouvrir les yeux et de prendre la moindre décision sur le mal qui les ronge. C’est bien en rompant avec les codes d’une telle société, en refusant l’obéissance qu’elle doit à son mari, que la femme du criminel parvient à dénoncer ce dernier, bien qu’un tel acte lui soit insoutenable et la conduise à se suicider.
Dans le fantasque Eté japonais : double suicide (1967), Ôshima propose d’observer la captivité d’un groupe de parias en prise avec une bande de yakuzas dans un Japon dévasté, quasi désert, exclusivement occupé de policiers, de soldats et de manifestants nationalistes. Réduits à des types, voire à des caricatures, les personnages n’ont pour seule personnalité au mieux que l’obsession qui les singularise, au pire leur seule soif de violence. Poussés par une société déshumanisée à l’extrême, les personnages finissent par prendre les armes pour laisser libre cours à leurs instincts criminels.
A propos des chansons paillardes du Japon (1967), quant à lui, brasse un certain nombre de thèmes liés à l’actualité du Japon de l’époque – la guerre du Vietnam, l’américanisation de la société, les cicatrices laissées par le militarisme des années 30 et 40, la discrimination à l’encontre des immigrés coréens, etc. – tout en suivant en parallèle les déambulations d’une bande d’étudiants exclusivement préoccupés par des questions de sexe. Le film se préoccupe moins d’analyser les transformations de la société japonaise pour elles-mêmes que de comprendre de quelle manière ces mutations sont susceptibles d’influencer les pulsions éprouvées par la jeunesse nippone. Définis par une sexualité bridée, les personnages du film ne trouvent d’autre assouvissement que dans le viol d’une jeune coréenne, comme si un tel acte leur était autorisé au nom du sentiment de supériorité raciale sur lequel repose une partie de la société japonaise. Ce thème du racisme anti-coréen sera de même développé dans le burlesque Le retour des trois soûlards (1968).
La prise de pouvoir de la société sur l’individu, sa mainmise sur son intégrité physique et psychologique est un des thèmes les plus récurrents dans le cinéma d’Ôshima. C’est à l’échelle d’une famille que le cinéaste va développer sa critique dans un de ses films les plus subtils, Le petit garçon (1969). Ce long-métrage scrute le comportement d’un père de famille qui, après avoir été blessé pendant la guerre, refuse d’occuper le moindre emploi et d’intégrer la société pour laquelle il pense avoir sacrifié une partie de lui. Marqué par une personnalité individualiste et asociale, le personnage impose à sa famille de travailler pour lui, à la façon d’un proxénète, en les obligeant à simuler des accidents de la circulation dans le but d’obtenir une réparation financière de la part de leur victime. En soumettant ainsi sa femme et ses enfants à l’emprise de sa propre pulsion, le père de famille reproduit en réalité le même système autoritaire, régi sur un principe d’obéissance aveugle, que la société avec laquelle il s’efforce de rompre. La fin du film particulièrement ambiguë s’interroge sur l’avenir de l’enfant qui ne trouve d’autre moyen pour s’échapper de sa condition que de s’enfuir dans son imagination.
Le cheminement pulsionnel sur lesquels repose les films d’Ôshima s’accompagne, sur le plan stylistique, d’une fragmentation poussée à l’extrême du réel, d’un refus de la linéarité et de l’objectivité filmique. S’il s’agissait dès les premiers longs-métrages de briser l’illusion représentative et dramatique codifiée par le cinéma conventionnel (Nuit et brouillard au Japon se compose d’un nombre très réduit de longs plans-séquences), les films indépendants tendent quant à eux à morceler les vues (L’obsédé en plein jour ne contient pas moins de 2000 plans pour une durée de 1H40), à s’appuyer sur des cadrages et des mouvements de caméra en apparence arbitraires, de façon à désamorcer les images de toute charge émotionnelle et à les priver de toute prise d’autorité vis-à-vis du spectateur. L’objectif d’Ôshima consiste dans cette optique à désincarner le réel jusqu’à ce point où celui-ci perd de sa moralité et finit par se confondre avec le fantasme qui est en est à l’origine. Comme on le constate également chez Yoshida (Histoire écrite sur l’eau notamment), le travail du cinéaste ne consiste pas tant à reproduire le réel en tant que forme fixe, objective et définie, mais à concevoir les faits dans leurs assises imaginaires et fluctuantes, autrement dit à filmer le réel par ses racines.
Les années ATG
Le cinéma indépendant japonais connaît un regain d’énergie dans la seconde partie des années 60 grâce au système de production ATG. L’Art Theater Guild est une société promouvant le cinéma d’avant-garde, financée sur les recettes effectuées par la société de production Tôhô, dont bénéficient entre autres les cinéastes de la Nouvelle Vague japonaise (le chef-d’œuvre de Yoshida, Eros + Massacre, est coproduit par l’ATG ; il en est de même pour les films les plus ambitieux de Shinoda dont l’envoûtant Double suicide à Amijima). La compagnie assure tout au long des années 70 la production d’un bon nombre de longs-métrages qui comptent parmi les plus atypiques et les plus percutants du cinéma japonais, comme ceux par exemple de Terayama Shûji (Jetons les livres, Sortons dans la rue et Cache-cache pastoral). Au début des années 80, la crise, plus forte que jamais, qui frappe les grands studios japonais dont fait partie la Tôhô oblige cette dernière à couper les subventions sur lesquelles la société subsistait alors. Reste de cette période, probablement, l’une des plus remarquables aventures de toute l’histoire du cinéma japonais.
La période ATG d’Ôshima redouble la radicalisation de son cinéma entamée depuis le lancement de la Sôzôsha. Les longs-métrages réalisés à la fin des années 60 sont assurément les plus expérimentaux de tous ses films, ceux pour lesquels il a su développer le système d’expression le plus complexe. Si le cinéaste dans ses films précédents s’efforçait de défigurer la réalité filmée comme pour lui donner les allures d’un rêve, il s’avère toujours possible, pour le spectateur, de recomposer mentalement les événements tels qu’ils se seraient réellement produits et dont les images constituent le véhicule expressif. Impossible désormais de retrouver le réel sous les images. C’est que celles-ci sont assemblées de telle manière qu’elles parviennent à s’ériger en un système autonome qui progressivement se vide de tout référent extérieur. Les images en effet n’obéissent plus aux catégories logiques de la représentation, mais se nourrissent, autant qu’il leur est possible, de leur propre expressivité.
On voit déjà dans le court-métrage Journal de Yunbogi (1965), entièrement composé de photographies, ou encore dans Carnets secrets des ninjas (1967) qui donne à voir une longue succession de croquis non animés survolés par une caméra survoltée qui leur confère une sorte de mouvement intérieur. Ôshima s’est intéressé avant les coproductions ATG à découvrir de nouveaux moyens expressifs qui ne reposeraient plus sur la seule base d’une impression de réalité, mais qui disposeraient de cette capacité à conférer aux images un souffle et une énergie qui ne dépendraient que d’elles. C’est sur ce même principe qu’Ôshima va introduire dans ses longs-métrages un foisonnement de matériaux filmiques : textes sur cartons, chansons, pièces de théâtre, photographies, films 8 mm, mises en abyme… Tout se passe comme si l’expressivité du film débordait du cadre strict de la fiction et de sa mise en scène pour rayonner de l’intérieur sous différentes formes expressives.
Jusqu’ici les films d’Ôshima se contentaient de suggérer un espace imaginaire par où transitent les pulsions des protagonistes et de capter dans la fragmentation du réel les énergies dont ce dernier se compose. Les films coproduits par l’ATG tâchent quant à eux de décomposer la trame même du réel en l’insérant dans un cadre expressif déconnecté du monde proprement dit de la fiction. Pour le dire autrement, le cheminement des pulsions des protagonistes principaux, des profondeurs du moi à leur décharge dans le réel, se fraye un chemin dans un espace imaginaire auquel il s’agit désormais de donner des images.
La pendaison (1968) en est peut-être le meilleur exemple. Conçu comme un plaidoyer contre la peine de mort, le film part du principe que la loi japonaise interdit l’exécution d’un condamné à mort si celui-ci n’a pas au dernier moment conscience des crimes qu’il a commis. Mis à mort pour avoir violé deux adolescentes, un jeune homme issu de l’immigration coréenne devient amnésique à la suite d’une pendaison qui n’a pas eu le résultat escompté. En plein désarroi, ses juges se voient donc dans l’obligation de lui rafraîchir la mémoire.
Le film comporte différents niveaux de réalité (documentaire, réalisme, théâtralité) qui s’emboîtent réciproquement les uns dans les autres. Le monde qui nous est d’abord présenté comme une réalité bascule peu à peu dans un espace imaginaire dans lequel la vie du condamné à mort est littéralement reconstituée, comme dans une pièce de théâtre, par ses juges. Cette reconstitution se déroule dans un premier temps en huis clos, sur le lieu même de l’exécution ratée, pour finir par s’étendre dans le monde extérieur. La réalité bascule alors dans une vaste projection sur laquelle les juges vont exprimer leurs fantasmes criminels (tous ont commis des exactions pendant la guerre) et confondre leurs propres pulsions avec celles qu’ils supposent éprouvées par le jeune coréen. Les rôles du criminel et des juges sont définis comme des valeurs interchangeables, à la différence près que le coréen reconnaîtra son crime au nom de la justice pour ses frères, tandis que ses juges refouleront leurs exactions au nom de leur pays.
On voit dans ce film, comme dans les deux suivants, que les choses ne paraissent plus se dérouler selon des critères logiques de causalité, dans des lieux tangibles, continus et homogènes, mais s’affichent au contraire dans un espace illogique, chaotique et contradictoire résultant de la confrontation de différentes projections fantasmées. Si certains éléments conservent leur identité, d’autres sont susceptibles d’emprunter au cours du film de nouveaux visages pour devenir ce qu’ils ne sont pas et signifier, comme au théâtre ou dans un jeu d’enfant, au-delà de leur simple réalité concrète. La réalité filmique se définit ici comme une sorte de monde en dessous du monde dans lequel les éléments, en interagissant les uns avec les autres, se distribuent entre eux les signes à véhiculer.
Le journal d’un voleur de Shinjuku (1968) a trait avec le thème de la libération et emprunte pour cela deux voies interchangeables : la libération sexuelle tout d’abord – deux jeunes gens pour s’épanouir dans leur couple vont apprendre à réaffirmer leur sexualité bridée – et la libération sociale qui trouve son point culminant dans l’évocation à la fin du film des soulèvements étudiants qui ont secoué la capitale nippone et en particulier le quartier de Shinjuku entre 1968 et 1969. L’une et l’autre libération ont pour point commun d’être déclenchés par l’entremise d’une scène de théâtre. Les deux jeunes gens, en incarnant ce qu’ils ne sont pas, parviennent à libérer leurs fantasmes et à reconquérir leur identité sexuelle respective, tandis que d’un autre côté, Shinjuku est perçu comme une vaste scène de théâtre où se tiennent régulièrement des spectacles comme pour inviter les passants à reconquérir leur position sociale. Par le biais du théâtre, une équivalence se noue entre les deux plans : la pulsion sexuelle se fait contestatrice, et la contestation pulsion sexuelle. Le passage vers l’imaginaire conduit à la libération des énergies et à une reconfiguration en profondeur de la réalité.
Il est mort après la guerre (1970) passe probablement pour le film le plus complexe d’Ôshima. Il s’avère particulièrement difficile de résumer son propos tant les principes de figuration communément admis au cinéma (l’identité des personnages, la continuité du décor, la linéarité des événements) s’y trouvent abolies, comme si plusieurs films s’étaient mélangés les uns dans les autres. Un groupe d’étudiants en cinéma réalise des films militants en prenant part aux manifestations ayant lieu à Tokyo en cette année 1969. L’un d’entre eux se suicide en se jetant d’un immeuble, laissant sur le bitume sa caméra et le film qu’elle contient. Obsédé par les raisons pour lesquelles son camarade s’est tué, le personnage principal du film cherche à retourner sur les lieux où a été tourné ce film-testament, de sorte qu’il en vient à en reconstituer les mêmes images avant de se suicider à son tour.
Comme dans La pendaison, les images qu’on suppose réalistes se télescopent avec les images qu’on devine mentales. La première et la dernière séquences – la scène du suicide – étant similaires, le film a ceci de particulier qu’il fonctionne comme un circuit tournant à vide, à l’image d’un anneau de Möbius. Donnant à voir dans une même coupe, comme chez Godard, la fabrique du réel et le réel de sa fabrique, le long-métrage se définit comme la reconstitution fantasmée de sa propre production. Ôshima livre là en réalité une critique des mouvements étudiants de l’époque : le personnage principal, enfermé dans ses fantasmes, renvoie aux étudiants en cinéma, bien plus préoccupés par le sens accordé à leur travail que par les raisons pour lesquelles l’heure est à la contestation, eux-mêmes renvoyant à tous ces manifestants qui, incapables de diriger leurs actions vers un ennemi commun, perdent leur énergie à s’entredéchirer. Ces trois niveaux de lecture accusent d’un individualisme stérile, marqué par une absence de recul et de critique, qui selon Ôshima conduit nécessairement vers une impasse.
Vers la reconnaissance internationale
Bien qu’ils soient également coproduits par l’ATG, La cérémonie (1971) et Une petite sœur pour l’été (1972) constituent dans la filmographie d’Ôshima un changement de cap. Le réalisateur en effet tente de renouer à partir de ces films avec un cadre de représentation plus classique. Il s’agit de poser, après les expérimentations précédentes, les bases d’une nouvelle et solide conception de représentation réaliste. Yoshida, encore une fois, suivra le même chemin à partir des années 80 lorsque, après un détour par la télévision, il reviendra au cinéma avec Promesse. Shinoda, quant à lui, se tournera vers un cinéma bien plus facile d’accès en se lançant dans des productions ouvertement commerciales. Sans marquer la moindre régression dans le projet d’Ôshima, cette nouvelle orientation dénote en réalité un assagissement certain. Le but pour le cinéaste revient au final à élargir son public sans rien trahir de son inspiration. Il est certaines raisons financières également qui peuvent expliquer un tel choix.
Assez proche des Damnés de Visconti, avec lequel il partage ici une même approche de l’expressionnisme, La cérémonie observe la déchéance d’une famille de notables japonais après la guerre, en se focalisant sur les conflits de génération qui s’y trament. Convaincus, malgré la défaite de leur pays, de la supériorité d’un grand Japon auquel tous doivent continuer à se plier, les aînés s’opposent à la nouvelle génération, déchirée entre les anciennes idées nationalistes et les nouvelles conceptions démocratiques ayant cours depuis l’occupation américaine. Situant son récit sur une île, Ôshima se propose de traiter à l’échelle d’un microcosme l’absurdité selon laquelle le Japon s’efforce d’aller de l’avant tout en continuant à se revendiquer des idéologies de l’ancien temps et à répéter les fantasmes des aînés.
Le film suit, à travers le point de vue du personnage principal et les nombreux flashbacks associés à ses souvenirs, une trajectoire qui consiste à dévoiler progressivement ce qui se trame au fond de cet univers froid et oppressant, mis en valeur par le choix des décors et le travail sur les éclairages. Il s’agit d’observer la croissance d’un mal, de ses racines à ses rameaux, qui se propage par-delà les générations et de suivre un mouvement qui conduit à la chose cachée, à l’infâme secret porté par cette famille. Le monde clos dont il est question représente en réalité la partie visible d’un univers régi par les plus bas instincts et le désir de leur conservation. L’étiquette, la règle et le code auxquels tout doit absolument se conformer constitue, affirme Ôshima, une façade derrière laquelle se cachent des désirs enfouis, inavouables et immoraux. Le travail du cinéaste revient dès lors à révéler ces pulsions au grand jour, à percer le secret comme on crève un abcès.
Le projet inauguré dans La cérémonie devient par la suite la base sur laquelle s’inscrit la dernière période de la filmographie d’Ôshima. Le cinéaste s’applique à partir de là à revisiter l’histoire officielle du Japon contemporain afin de déceler dans le passé les symptômes susceptibles d’éclairer les souffrances du présent. Ce changement de cap dans le projet d’Ôshima va de pair avec une évolution stylistique. Ses films désormais ne s’efforcent plus de disloquer la trame du réel pour mieux y cerner la part fantasmagorique, mais de donner une vision brute et crue de la réalité de façon à y induire, comme au revers d’un tissu, le mal dont la société moderne est atteinte.
Le Japon d’Ôshima clairement repose sur une vaste supercherie, un fantasme collectif, tel un cas de folie circulaire, où chacun est tenu de jouer un rôle et d’obéir à la folie des autres. Ses films démontrent dès lors que toute entreprise de contestation, d’évasion ou de libération d’un tel système est inévitablement conduite à l’échec dès lors qu’elle ne répond qu’à une simple fuite en avant, qu’elle s’appuie sur un renfermement sur soi. Ôshima lutte sur deux fronts : le cinéaste s’engage d’un côté à combattre l’archaïsme des structures sociales du Japon, à pointer la complaisance avec laquelle l’individualité est maintenue jugulée par l’obéissance à un ordre arbitraire, tout en accusant d’un autre côté une certaine forme d’abandon, de renoncement au changement et à la révolte, qui prend la forme d’un individualisme exacerbé, sans aucun recul ni fondement critique. Wakamatsu Kôji, qui collabore avec Ôshima sur ses deux films suivants L’empire des sens (1976) et L’empire de la passion (1978), entreprendra un projet similaire, au cours des années 2000, avec des films comme United Red Army, Le soldat dieu et 25 novembre 1970 : le jour où Mishima choisit son destin.
C’est donc à ce stade de sa carrière qu’Ôshima livre son plus célèbre film, L’empire des sens. Le film répond en soi à une entreprise de vive contestation dans la mesure où, s’opposant de plein fouet à la censure cinématographique japonaise, il propose des scènes de sexe non simulées. Le réalisateur, pour ce faire, a tourné son film au Japon, mais l’a développé en France où la législation le lui permettait. Derrière la simple provocation, l’étiquette sous laquelle on a parfois tendance à le cataloguer, le film recouvre en réalité une prise de position bien plus profonde.
Basé sur un fait divers, comme le cinéaste aimera le faire par la suite, L’empire des sens raconte l’histoire d’un couple qui progressivement s’enferme dans un monde de plaisirs, à la recherche de sensations toujours plus extrêmes, comme pour fuir la réalité. Cette réalité, un seul plan du film nous la livre, a trait avec la militarisation en marche du Japon en cette seconde moitié des années 30. Le propos est double : Ôshima, tout en restant dans l’implicite, pointe d’un côté le fantasme guerrier qui s’empare de la population et accuse de l’autre la fuite en avant qui conduit le couple à se couper de leur environnement et se laisser dévorer par leurs propres pulsions. L’un et l’autre monde se voient ainsi commandés par une même logique de mainmise sur les corps et d’aliénation des esprits.
Une telle situation fait penser à cette phrase de James G. Ballard, qu’on trouve dans un texte du recueil Millénaire, mode d’emploi, selon laquelle la cruauté du monde moderne consiste à ne proposer que deux alternatives à l’individu : vivre dans son propre fantasme ou se laisser vivre dans celui des autres. L’un et l’autre cas, on le voit bien ici, impliquent un point de non-retour par rapport auquel le réel finit par se soumettre tout entier au fantasme, et toute entreprise de révolte, que ce soit à l’encontre des autres ou de soi-même, par fondre comme neige au soleil.
On trouve cette logique du double fantasme à l’œuvre dans les longs-métrages de la dernière période d’Ôshima. Furyo (1983), par exemple, prend appui sur le récit de soldats anglais enfermés dans un camp de prisonniers japonais durant la guerre du Pacifique, pour confronter deux types de culture distincts, deux modes de réflexion rivaux, ne trouvant d’autre point de communication qu’à travers la confrontation militaire. Si les Occidentaux sont soumis dans un premier temps à la cruauté des soldats japonais et peinent à comprendre la logique qui les anime (qui n’est autre qu’un principe d’obéissance absolu), la fin du film renverse la situation, dans la mesure où la guerre se solde par la défaite du Japon, en permettant aux Occidentaux d’imposer à leur tour leur propre fantasme. Le sens du péché et de la faute originelle que ces derniers inoculent à la société nippone d’après-guerre, et qui renvoie dans ce contexte aux exactions commises par les soldats japonais, constitue le signe d’une emprise morale qui, pour Ôshima, explique le sentiment de culpabilité éprouvé non par les commanditaires, mais par les simples citoyens ayant obéi aux ordres.
Un même style de construction, mais sur une toute autre échelle, traverse également Max, mon amour (1986), le seul film d’Ôshima à se dérouler exclusivement à l’étranger. Coécrit par Jean-Claude Carrière, à qui l’on doit entre autres les scénarios des productions françaises de Buñuel, le récit prend pour cadre le monde de la grande bourgeoisie européenne en se concentrant sur les personnages d’un ambassadeur anglais et de sa famille résidant à Paris. L’homme, pour qui tout doit se conformer à son fantasme de possession, tombe de haut lorsqu’il apprend que son épouse entretient une relation amoureuse avec un chimpanzé. Déterminé à se réapproprier le fantasme de sa femme, le personnage va accepter de loger le singe chez lui en tentant de rivaliser, aux yeux de sa famille, avec lui. La bêtise du personnage est telle que, laissant de plus en plus de place au singe dans son foyer, c’est au final l’ensemble de la famille qui devient l’objet du fantasme de l’animal.
Les dernières œuvres d’Ôshima, on le voit, élargissent leur propos en introduisant des personnages ou des lieux européens. Après le procès qui lui a été intenté dans son pays à la sortie d’un recueil de photos prises durant le tournage de L’empire des sens, le cinéaste peine en effet à financer ses nouveaux projets et se tourne, comme l’a fait également Kurosawa, vers l’étranger où il a réussi à se constituer une excellente réputation. Ce changement de public entraîne par conséquent une réorientation de son travail. S’il s’agit bien, à l’exception de Max, mon amour, de revisiter l’histoire du Japon moderne, le cinéaste s’évertue dans le même temps de revisiter les codes du cinéma de genre et d’en renverser les discours. Loin d’être vraiment affriolant, comme on peut le voir traité dans bon nombre de films de la même époque, l’érotisme de L’empire des sens constitue, dans la même optique que Georges Bataille, le pendant exact d’une pulsion de mort ; le fantastique de L’empire de la passion, flirte quant à lui avec des concepts psychanalytiques et s’apparente à l’expression d’une hystérie. Dans la même idée, le genre du film de guerre, exploité dans Furyo, comme celui du jidai-geki (film historique se déroulant pendant l’époque Édo) qu’Ôshima réinterprète dans sa dernière œuvre, Tabou (1999), – deux genres empreints d’une forte virilité – se voient ramenés à la description de conflits intimes d’ordre homosexuel. Si le projet d’Ôshima a nettement évolué depuis ses débuts, une même conception englobe l’ensemble de sa filmographie : révéler les pulsions inavouables qui se trament derrière les codes et les stéréotypes – qu’ils soient sociaux ou cinématographiques – pour mieux les casser et adresser en lieu et place au public des images neuves.
C’est là peut-être le sens de la trajectoire prise par la filmographie d’Ôshima : après avoir tenté de révolutionner le langage cinématographique au cours des années 60, le cinéaste semble se poser dans sa dernière période comme un créateur d’images. A partir de La Cérémonie en effet, sa mise en scène se fait de plus en plus discrète et le travail de la caméra de moins en moins sensible. Faisant preuve d’un intérêt grandissant pour l’esthétisme, Ôshima semble accorder la primauté aux images, comme pour les laisser surgir le plus naturellement possible, de manière spontanée et autonome, dans le flux du récit. Ce qu’on retient en effet de ses derniers films tient précisément à la mystérieuse atmosphère qui émane de certains plans : la mort de l’amant de L’empire des sens, le puits de L’empire de la passion, la mort du personnage incarné par David Bowie dans Furyo, les repas de famille de Max, mon amour, le magnifique plan final du cerisier tranché au sabre dans Tabou. Ciselés dans le langage filmique comme des œuvres d’art à part entière, ces plans ont la particularité de condenser des nœuds de significations si bien qu’ils paraissent échapper à l’interprétation et continuer, une fois le film achevé, de flotter quelque part dans l’imaginaire, ce réservoir d’images auquel le cinéma nous donne accès.
Reprendre le flambeau
Jamais le cinéma japonais n’avait trouvé d’auteur plus lucide, perspicace et visionnaire qu’Ôshima Nagisa. Sa vision du cinéma évidemment ne se limite pas à la seule frontière du Japon, son continuel combat pour un cinéma libre, autonome et sans tabou, vaut pour tout artiste en lutte contre les codes conventionnels, les formes établies et les exercices imposés. Ôshima apparaît comme le premier cinéaste à avoir affirmé à ses compatriotes de penser par eux-mêmes. Il est déplorable qu’à l’exception de quelques rares réalisateurs, comme Wakamatsu Kôji, son message n’ait pas été clairement entendu jusqu’ici dans son propre pays. Le temps viendra peut-être où un héritier saura reprendre le flambeau.
Nicolas Debarle
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Coffret Nagisa Ôshima, édité par Carlotta, disponible depuis le 11/03/2015.
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