Lors de la 19ème édition du Festival International des Cinémas d’Asie (FICA) a été projeté en avant-première mondiale le documentaire Where I Go du cinéaste cambodgien Kavich Neang. Oeuvre qui transpire la sincérité, Davy Chou (Le Sommeil d’or) et Kavich Neang font partie de la relève du cinéma cambodgien avec Rithy Panh comme figure emblématique. Interview fleuve avec le cinéaste. Par Julien Thialon.
Pouvez-vous brièvement vous présenter ainsi que votre parcours à nos lecteurs ?
Bonjour, je m’appelle Kavich Neang, je viens du Cambodge et j’ai 25 ans. À la base, j’étais un étudiant en danse avec une association qui s’appelle Living Arts Out of Cambodia dont les locaux sont juste en face de chez ma famille. C’est là où j’ai appris pendant 7 ans à jouer de plusieurs instruments et à faire de la danse. Cette association organise également des ateliers dans lesquels j’ai appris à faire des prises de son, à savoir manier une caméra et faire du montage. Le but de cette association est de faire rencontrer les anciens professeurs (de musique, de danse) pour transmettre les arts anciens (d’avant 1975) aux jeunes. C’est là que j’ai commencé à m’intéresser aux films. C’est par ce biais-là également que je suis venu à rencontrer en 2010 Rithy Panh qui m’a soutenu dans la réalisation d’un film, Scale Boy (présenté il y a deux ans à Vesoul). Avant cela, j’avais tourné deux autres courts-métrages avec Living Arts Out Of Cambodia qui étaient plutôt des exercices de style, Dancing in the building et Smot, une coproduction avec Meta Arthouse, un organisme allemand qui fait beaucoup de choses pour le cinéma cambodgien.
Scale Boy a débouché sur mon dernier projet, Where I Go, qui a été coproduit par le Festival International des Cinémas d’Asie de Vesoul (FICA) et Rithy Panh via le Bophana Center qui est un centre qu’il a fondé, et c’est depuis là que je suis vraiment intéressé par le cinéma. Where I Go est également une coproduction avec le Cambodian Film Commission (CFC) qui touche à tout ce qui est cinématographique et est lié également à Rithy Panh qui diversifie beaucoup ses activités. Au cours de la production de Scale Boy, j’ai rencontré le réalisateur Davy Chou pendant le tournage de son film, Le Sommeil d’or. En parallèle, il dirigeait des ateliers sur la réalisation de films et c’est au cours de ces ateliers que nous avons tourné un long métrage de fiction d’une heure, Twin Diamonds, qui est une co-réalisation avec une soixantaine de personnes. Cela m’a permis d’acquérir de nouvelles connaissances et compétences cinématographiques. Après le tournage de Twin Diamonds, il n’y avait pas de ciné-club ni d’association pour les passionnés de cinéma. On a eu l’idée de créer la structure Kon Khmer Koun Khmer qui devait aider à exprimer le talent de jeunes réalisateurs en herbe ou des jeunes de la rue. Cela a débouché sur la réalisation d’un deuxième film, Boyfriend. On a monté également plusieurs expositions dans différents lieux à Phnom Penh.
Votre voyage en Irlande vous a-t-il influencé dans votre vision du cinéma ?
Notre classe de danse a été invitée dans le cadre du Womad Festival. C’était une grande découverte car c’était mon premier voyage en dehors du Cambodge et ma première représentation internationale. J’étais heureux de connaître le monde et de rencontrer d’autres artistes et le public qui nous posaient beaucoup de questions sur le Cambodge. Ils ne savaient pas forcément grand-chose sur l’Asie où certains associaient le Cambodge aux Khmers Rouges et on était fier de montrer qu’il y avait autre chose au Cambodge. J’ai beaucoup appris de ce voyage qui a influencé mon cinéma. Avant de partir à ce festival, un petit documentaire avait été réalisé sur l’un de nos danseurs. C’est un petit documentaire de 7 minutes sur sa vie au Cambodge. Il a été projeté pendant le festival sur la scène principale de danse. Cela m’a vraiment inspiré quand je suis revenu tourner mon premier court-métrage, l’histoire de Kang Li, Chiantri Story, qui a influencé un documentaire sur un chanteur aveugle.
Comment vous êtes-vous fait découvert par Rithy Panh ?
C’était juste après que j’ai tourné Twin Diamonds. Je suis passé au siège de la CFC où j’ai vu une petite annonce disant qu’ils allaient ouvrir un atelier pour apprendre à faire des documentaires. J’étais très intéressé et c’était Rithy Panh qui organisait ces ateliers. Il fallait passer un examen préalable où seuls 10 candidats ont été retenus sur la centaine d’inscrits. La veille du premier jour, je me suis dit qu’il serait préférable de continuer à aller à mon école car je n’aurais pas de temps à consacrer à l’atelier. Ce sont mes amis qui m’ont poussé à y aller. J’ai alors décidé d’arrêter mes études pendant 6 mois et Scale Boy est le résultat de ces ateliers. J’ai eu l’idée ensuite de faire un film sur un métis mi-africain mi-cambodgien et j’ai rencontré Bastian Meiresonne en 2010. Le film allait coûter de l’argent et même si c’était un court-métrage documentaire, jusqu’à présent je me suis fait toujours sponsoriser, mais là je n’aurais pas du tout l’argent pour le produire. Je lui ai montré mes 3 documentaires et Bastian, en collaboration avec le FICA, a choisi de les sélectionner pour le focus du cinéma cambodgien projeté à Vesoul en 2011. Bastian m’a tenu au courant à chaque étape avec les réactions du public, les questions posées, etc. A la suite du festival, on a gardé contact et Bastian m’a demandé si je n’avais pas d’autres projets. J’ai réfléchi au projet du métis, j’ai fait un petit dossier que Bastian à soumis à Vesoul qui a finalement coproduit mon film donnant naissance à Where I Go.
Dans le générique du début, on voit apparaître Bobby Chew Bigby (qui travaille dans l’immigration) en tant qu’inspiratrice du film. Pouvez-vous nous en dire un peu plus quand à la naissance de Where I Go ?
Bobby est une amie, une métisse d’origine chinoise/allemande/cambodgienne. On se connaissait à l’école. Elle faisait de la danse dans la même classe que Pattica (le personnage principal du film). Un jour, elle m’a invité à l’un de leurs spectacles de danse et c’est là que je l’ai vu pour la première fois sur scène. Il avait le même masque que celui que l’on voit dans la première scène de Where I Go. Au moment où il l’enlève, je me suis interrogé sur ses origines. J’ai demandé à Bobby de me le présenter et c’est elle qui m’a dit que c’était un jeune métis issu d’une relation entre un père africain et une mère cambdogienne. J’étais extrêmement fasciné mais je n’avais pas encore cette idée de faire un film sur lui. Je demandais juste à en apprendre un peu plus sur lui en toute amitié, en allant dans son village le voir vivre au quotidien, son rapport avec les autres, en rencontrant sa grand-mère. On se voyait 2-3 fois par semaine et on est devenus de vrais amis. Pattica m’a demandé pourquoi je voulais être son ami car très peu de Cambodgiens parlent avec lui, ils ont peur de sa peau noire. Je n’avais aucun problème avec ses origines, l’être humain avant tout. C’est comme cela que l’on a consolidé nos liens et qu’un jour il m’a raconté l’histoire de sa vie en s’ouvrant complètement à moi. C’est là que l’idée du documentaire est né. Je lui ai proposé de filmer son histoire et écrit un premier jet que j’ai proposé au CFC et au Bophana Center.
La première séquence montre Pattica sous un masque dans une danse traditionnelle. Quand il danse, on a l’impression qu’il est libre alors que dès qu’il l’enlève, un sentiment de honte semble s’emparer de lui…
Je suis très heureux que les gens aient différentes interprétations de scènes données. L’idée principale que j’ai voulu véhiculer à travers cette séquence d’ouverture, c’était de dédier ma première rencontre avec Pattica. J’ai voulu également faire réfléchir le public. Très peu de gens connaissent la culture cambodgienne et je voulais en montrer un peu par la danse traditionnelle. Le masque incite à la réflexion sur l’identité de Pattica. Quand il danse, c’est un autre personnage. Quand il l’enlève, les gens l’insultent. Même les Africains disent qu’il n’est pas africain, il est les deux.
Dans Where I Go, la solitude est omniprésente due à une discrimination externe mais également interne avec des conflits au sein de la cellule familiale. Ces deux problématiques sont-elles indépendantes l’une de l’autre ou liées ?
Effectivement, il y a une discrimination extérieure, raciale. Il m’a également raconté un autre épisode : quand il était garçon, sa mère ne l’aimait pas beaucoup. Elle le rejetait un petit peu et c’est l’une des raisons qui le fait penser qu’il a été abandonné à sa grand-mère. Quand je suis allé les rencontrer tous en famille, lors des repas, son oncle et sa tante lui disaient d’aller manger à l’extérieur du cercle familial. Pour la grand-mère, j’ai également tendance à penser qu’elle a fait preuve de temps en temps de discrimination par rapport à Pattica en ne l’acceptant pas toujours à cause de son métissage. Pattica ne sentait pas du tout une relation proche avec sa grand-mère. C’était un grand obstacle pour tourner mon film. Pattica est quelqu’un de très méfiant, il était persuadé que j’allais me moquer de lui. Il était vraiment sur ses gardes et ne racontait rien de sa vie. J’ai beaucoup observé avec une démarche sincère et petit à petit il s’est ouvert. Un jour il s’est livré et je voulais absolument filmer son histoire et la montrer à d’autres personnes.
Dans une scène entre Pattica et sa petite sœur, cette dernière fait preuve d’une discrimination physique et le frère une discrimination machiste (le sang du père est plus important que celui de la mère), était-ce volontaire de montrer qu’il existe plusieurs formes de discrimination ?
J’étais très étonné par cette scène qui n’était pas du tout prévue, je pensais que c’était juste une blague. Pattica ne reconnaît pas sa sœur, car même s’il s’agit de sa même mère, le père est différent. Le premier est un camerounais qui a donné naissance à Pattica et le deuxième venait du Ghana. Pattica pense que c’est le sang du père qui prime. Le père de Pattica était un soldat de l’ONU de passage entre 1992-1993. Il est très fier d’avoir un père militaire et c’est un peu pour ça qu’il se moque de sa sœur en lui disant que son père à elle est juste un homme d’affaires.
À la fin du film, on a l’impression d’être au point mort tant dans la quête parentale qu’au niveau de la discrimination, est-ce une forme de résignation (le titre réapparaît à la fin comme si aucune réponse n’avait été trouvée) de cette « branche » oubliée ?
Effectivement, on termine sur une situation difficile pour Pattica. Moi-même , je n’ai pas de réponses à donner par rapport à la démarche de Pattica. Je sais très bien que Where I Go ne veut rien dire, c’est du mauvais anglais. C’est le paradoxe entre cette question simple et l’absence de réponse en face. Il n’y a même pas de point d’interrogation dans le titre. Personne n’a la réponse et même Pattica ne sait pas ce qu’il adviendra de lui. Il y a une deuxième signification à ce titre. En 1992-1993 lors du débarquement de l’ONU, j’étais petit et j’allais en classe, nos chauffeurs amenaient ces soldats à l’United Nations Transition Agency. Ces chauffeurs disaient toujours « I drive car for UNTA » en très mauvais anglais. Presque personne ne parlait anglais à cette époque et on allait chercher la traduction de chaque mot pour les mettre bout à bout pour parler anglais.
Quelle a été la durée du tournage ?
Le tournage a duré un an et s’est déroulé entre août 2010 et août 2011.
Est-ce que le film a été projeté au Cambodge ? A Pattica et sa famille ? La communauté noire cambodgienne ? Quel a été l’accueil et y a-t-il eu une prise de conscience, voire une action par rapport à la discrimination raciale ?
Je l’ai montré à Pattica mais pas à sa famille. Il était très en colère en voyant à l’écran sa propre histoire, il pleurait mais il était quand même heureux que son histoire soit partagée avec d’autres personnes. Je pense qu’à mon retour du Cambodge, je vais organiser des projections et le montrer également à la communauté africaine au Cambodge. J’espère qu’il y aura une prise de conscience car il y a eu beaucoup de problèmes au Cambodge (Khmers Rouges, droits de l’homme, etc.). La discrimination est un problème de société et j’espère que les gens s’interrogeront.
Nous demandons à chaque réalisateur que nous rencontrons de nous parler d’une scène d’un film qui les a particulièrement touchés, fascinés, marqués et de nous la décrire en nous expliquant pourquoi.
Pouvez-vous nous parler de ce qui serait votre moment de cinéma ?
J’ai vu Lovely Man de Teddy Soeriaatmadja projeté à Vesoul cette année, quand la jeune fille vient rencontrer son père. Cela m’a fait penser à mon film et j’ai été très touché.
Quelles sont vos futurs projets cinématographiques ?
Je voudrais réaliser encore quelques documentaires pour ensuite passer au long métrage de fiction.
Un dernier mot pour les lecteurs ?
C’est un projet très important pour moi et je souhaiterais remercier le FICA de m’avoir invité à Vesoul, mes producteurs qui ont financé mon projet et un ami australien, Ben qui fait partie du Cambodian Space Project, il a composé ma musique. Je suis très heureux de travailler avec Rithy Pahn. J’apprends beaucoup à Vesoul en regardant des films, et en échangeant avec les réalisateurs.
Propos recueillis par Julien Thialon à Vesoul le 09/02 lors de la 19ème édition du Festival International des Cinémas d’Asie.